Voyage en banlieues
Pour un travail de Bruno Boudjelal
Il ne serait pas ridicule de dire à tes modèles :
« Je vous invente comme vous êtes. »
Robert Bresson
L’homme qui montre ses photographies organisées dans un certain ordre dit : Voyage en banlieues. Le lecteur, qui s’apprête à recevoir les images et leur organisation, pour commencer reçoit un titre.
Un titre est souvent la « ligne de vie » d’une œuvre, comme il en existe sur les navires. Dans le doute face à une image, le photographe peut toujours lui poser la question du titre : soit elle répond qu’elle fait partie de l’histoire, soit elle tombe à l’eau. Un titre est donc à lire avec attention car ce que l’on s’apprête à voir lui doit souvent beaucoup. Ici le titre dit : voyage singulier, banlieues plurielles, s’entremêlant.
Les questions affluent. Banlieues d’où ? De combien de villes ? Dans quel pays ? Par quels corridors passe-t-on d’une banlieue à une autre ? On ne sait pas encore. Saura-t-on ? Cela a-t-il une importance ? Et qu’est-ce qu’une banlieue ? Un lieu mis au ban ? L’étymologie dit que non. Jusqu’au XIXe siècle, rien de plus à l’intérieur de la municipalité que la banlieue. Comment le sens s’est-il alors déplacé ? Les historiens de la langue et de l’urbanité le savent certainement. Le lecteur peut-être pas. Il doit se contenter de ce qu’il sait, et avancer, car un voyage l’attend.
Qu’est-ce qu’un voyage ? Physiquement, c’est un déplacement temporaire vers un point plus ou moins éloigné de l’espace, destiné à occuper un moment de loisir ou remplir un engagement professionnel. On ne dira pas volontiers que l’exilé, le migrant ou le réfugié sont « en voyage », qui se déplacent par nécessité – soit sous le coup d’une ordonnance inéluctable (bannissement, déportation, expulsion), soit qu’un seuil de tolérance personnel a été franchi (à moins de telles ressources pour vivre, de tel degré de liberté, de telle garantie de ne pas souffrir de persécution ou mourir de violence, partir est la seule issue). Si le déplacement est au contraire choisi et n’a pour but d’échapper ni à la mort ni la misère, s’il est une parenthèse que l’on refermera une fois rentré chez soi, l’on s’approche de l’idée d’un voyage.
Il reste que moralement, sans mise à disposition de soi, mise en situation de recevoir et de s’ouvrir à l’autre et à l’ailleurs, mise à nu, mise en danger si nécessaire, le déplacement restera de la variété des vacances. Alors ici, quoi ? Rien d’extraordinaire : dans ces banlieues arrive un voyageur, seul, consentant. « Arrive » ? à nuancer : il y habite tout en prétendant y voyager. Mais comment voyager chez soi ? Avec quelle distance aux choses ? Depuis combien de temps est-t-il en route ? Cessera-t-il un jour ? On n’en sait rien. Et de quelle sorte de voyage s’agit-il ? Une traversée ? Une tentative d’épuisement du lieu à la manière de Perec ? Un circum-ambulation toujours recommencée ? Une dérive plus ou moins contrôlée à la façon des situationnistes ? Une mise à disposition de soi pour recevoir non l’ailleurs mais le familier ? Un peu tout cela à la fois ? On verra bien : il va nous raconter.
Voyage en banlieues : un titre donc tendu entre deux pôles : un lieu multiple qui est l’antithèse d’une destination – où se déroule un voyage sans éloignement.
De cette tension, le voyageur tire des « photographies de voyage » qui n’en sont pas.
C’est un territoire que manifestement il connaît. Mais pour en dire quelque chose le voyageur doit désapprendre ce qu’il en sait afin d’accueillir le doute. Cherchant un chemin vers l’ignorance, peut-être a-t-il à l’esprit cette recommandation de William Burroughs : « Voyager dans l’espace, vous devez laisser derrière vous la vieille poubelle verbale : discours sur Dieu, discours sur le pays, discours sur la mère, discours sur l’amour, conversation de salon. Vous devez apprendre à exister sans religion, sans pays, sans alliés. Vous devez apprendre à vivre seul et en silence. »
À l’évidence, il a appris. Ses images sont saturées de solitude. Non qu’elles soient désertes : les images sans humain sont minoritaires. Mais à quelques éclairs près, quand ils sont là les êtres sont absents. Ils traversent le territoire sans regarder. De la même façon que l’air de la mousson vous gorge d’humidité jusqu’au squelette, peut-être eux sont-ils à ce point imbibés de banlieue qu’ils ne font plus qu’un avec elle et n’ont plus besoin d’yeux pour la traverser ? Peut-être. Et pourtant ils sont là. Non comme les protagonistes d’une question documentaire convoqués pour apporter un témoignage, mais plutôt comme si le photographe les avait embarqués dans son voyage par une sorte de sagacité accidentelle.
Dans ces images aucun discours non plus. Du désordre en revanche, beaucoup. De l’imprécision. Pas l’exécution d’un cahier des charges : de l’improvisation. Et du rythme : dans l’alternance des couleurs et des noirs et blancs, des formats et des tailles, du dedans et du dehors et des sous-sols : rythme. Donc narration. Rythme aussi dans les répétitions : un vêtement, un visage, un escalier de béton, une couleur qui reviennent de temps en temps, une même nuit que l’on devine… Ce n’est donc pas une traversée, pas un voyage qui ne fait que passer. Pas un Winterreise vers une destination finale. C’est un voyage qui ne se limite pas à réduire l’écart entre un voyageur et un territoire : dans ce qu’il reste de l’écart il tourne sur lui-même et en tournant, il creuse.
Et dans les creux – à l’intérieur des images et entre les images –, malgré l’étrangeté, malgré ce qu’il sait, ne sait pas, et croit savoir, le lecteur a toute liberté de frayer sa propre route. Qu’il se prépare simplement à en sortir fourbu, raviné, ayant voyagé bien plus loin que la question de savoir ce qu’une ville rejette autour d’elle et pourquoi.
Alors enfin si le réel et l’imaginaire, le voyageur et le lecteur, la prise de parole et le silence y sont aussi indémêlables, il n’est sans doute pas ridicule de penser de ces photographies qu’elles « inventent ces banlieues comme elles sont ».
Katmandou, février 2015
Bruno Boudjelal, Voyages en banlieues.