Pour en finir avec « l’Usage du Monde »
Par Luc Debraine
L’exercice littéraire de « L’hommage à… » ou du « Sur les traces de… » est souvent pénible, tant l’hagiographe se tient trop près de son sujet. Ici comme ailleurs, tout est affaire de distance, évidence à laquelle sont particulièrement sensibles les photographes.
C’est muni de cette prudence focale que Frédéric Lecloux s’est engagé sur le chemin désormais culte de L’Usage du monde de Nicolas Bouvier. Mais ce jeune photographe né à Bruxelles et établi dans la Drôme avait une autre raison, bien plus intéressante en fait, de garder ses distances avec son livre fétiche. Il en était si imbibé, jusqu’à l’obsession, qu’il a décidé de s’en sevrer grâce à une méthode radicale: voir ce que Nicolas Bouvier avait vu cinquante ans plus tôt lorsque le Genevois a effectué son grand voyage vers l’est. Une manière d’avoir L’Usage du monde à l’usure, de tuer la magie qui naît de la lecture d’un livre adoré en la frottant au réel. Et tant pis si la stratégie semble artificielle: le photographe a en mémoire un avertissement de Nicolas Bouvier: « Il y a dans toute entreprise une part de supercherie qui, une fois le résultat atteint, se transforme en vérité. »
Frédéric Lecloux a d’abord cherché le rare assentiment de la veuve de l’écrivain, Éliane Bouvier. L’ayant obtenu, il est parti un jour de 2004 de Cologny, de la maison même du voyageur lent. Non sans avoir au préalable déplacé des montagnes bureaucratiques pour obtenir papiers et visas, alors que son prédécesseur était parti « les mains dans les poches ». Et non sans embrigader dans son périple réflexif sa femme Marie et sa petite fille Olga.
La famille Lecloux a ainsi passé plus d’une année sur la route, des Balkans à la Turquie, de l’Iran à l’Afghanistan, jusqu’à la passe de Khyber, à la frontière pakistano-afghane, terme de L’Usage du monde. Frédéric Lecloux a photographié son exemplaire exténué du livre à cet endroit précis, puis l’a symboliquement laissé sur place, dans la poussière.
Un livre est né de ce voyage pour le voyage. Un recueil aéré d’impressions, de réflexions et d’images en couleur. L’essentiel d’une expérience dans les grands espaces du dedans et du dehors. Au contraire de Nicolas Bouvier, Frédéric Lecloux photographie beaucoup mieux qu’il n’écrit. Ses amples images en couleur ont une superbe qualité méditative, entre présence et absence, stase et mouvement, chaleur humaine et mauvais vents froids des plaines. Mais les deux écritures s’entrelacent au final pour nouer une poignante catharsis littéraire.
Article paru dans Le Temps, Genève, le 16 février 2008