La Convivialité II
Journal d’Anthropocène après un déménagement en Avesnois
Deuxième partie : 15 juillet – 19 octobre 2024
La lectrice ou le lecteur souhaitant connaître la raison d’être de ce journal peut en lire l’introduction, exposée en préambule à sa première livraison 1.
15 juillet
À Croix chez le docteur uniciste, que je bénis pour m’avoir en bonne partie libéré de cet eczéma attrapé dans le dos, et de cette toux persistante qui m’empêchait de parler plus de quelques minutes d’affilée, les deux depuis notre arrivée. On continue le traitement. Marie est venue avec moi. Nous prenons encore beaucoup trop cette automobile. Mais moins qu’avant. Cinq mille kilomètres en six mois, alors qu’autrefois nous dépassions les trente mille par an.
Grand-Fayt – Croix – Lille – Grand-Fayt, 200 km en automobile, 18,200 kg de CO2. 2
16 juillet
Arrivée de Benoît peu avant quatorze heures, à vélo depuis la petite gare de Quévy, au sud de Mons, en partie sous la pluie. Changement d’énergie. Belles retrouvailles. Après-midi tranquille. Visité la maison, désherbé l’allée en papotant comme des vieux papis de Richard Gotainer. Rencontré un hérisson.
17 juillet
Avec Benoît et Marie, pour la première fois depuis notre arrivée : à vélo. Pour l’heure, seulement jusque Maroilles, mais c’est une première étape. Agréable sentiment de liberté. Petit-déjeuner dans la cour de l’ancien abbaye. Brioche aux pommes et café. L’après-midi, avec Benoît tout en papotant, désherbé l’allée, réparé une brouette, et arraché trois rangs de pommes de terre qui ne donnent pas rien malgré le mildiou. Marie a débroussaillé, acharnée. Cuisiné des légumes du jardin.
18 juillet
Le bruit des vaches d’en face qui tapent de leurs sabots les parois métalliques de leur hangar, chaque matin : chaque matin je pense à ce fermier qu’elles appellent en meuglant et frappant, une centaine de vaches qui réclament sa venue – et lui n’a pas d’autre choix que d’y aller. Et il le fait avec tout son cœur. Et pourtant il faudrait que cela aussi, cesse. Marie dans la serre, comme tous les matins, aujourd’hui rempotant des plants. Tenté de trouver un système pour arroser la serre pendant que nous serons chez Laurence début août. Presque trouvé une solution, manque juste une minuterie. Puis une heure et demie de vidéo-conférence avec Fabienne et Jean Deilhes pour le livre sur Jean-Pierre Sudre. Benoît bouquine dans le jardin. Marie lave les pommes de terre. À vélo ensuite vers Prisches et Maroilles, bu un thé, visité la petite brasserie de Saint-Humbert où la radio diffusait Let’s Dance de Bowie.
19 juillet
Benoît est reparti à vélo vers Quévy. Pendant deux jours, c’était l’atmosphère de la place des Bienfaiteurs en 1998 transposée un quart de siècle plus tard ici. Changement d’énergie à nouveau. Lu les nouvelles : une panne informatique mondiale ridiculise notre dépendance à la donnée. Le Guardian titre : « Banks, airlines, railways, GP practices in England, telecoms companies, TV and radio broadcasters, and supermarkets have been taken offline ». Dans quelle panade nous sommes-nous fourrés ? Heureusement les courgettes poussent ! Marie a tondu. Poisson dans l’eau. Nettoyé et aménagé la cave, et réparé la porte qui ne fermait plus. Marie ensuite y entrepose une soixantaine de kilos de pommes de terre. En ville pour trois courses, en automobile après plusieurs jours sans.
Grand-Fayt – Avesnes-sur-Helpe – Grand-Fayt, 21,8 km en automobile, 1,984 kg de CO2.
20 juillet
Le matin Marie finit de tondre. Elle ne me laisse plus toucher cette machine ! Les herbes qui repoussent dans le gravier de l’allée lui sont pénibles. Elle cherche des solutions. Que nous puissions consacrer de l’espace mental et du temps de conversation commune à de telles futilités m’angoisse à un point également pénible. Autrefois, en arrivant aux Pilles, nos préoccupations : un endroit pour vivre, et trouver le moyen de repartir à Katmandou. Aujourd’hui : que le gravier de l’allée, pour faire circuler hors boue des véhicules dont nous devrions au contraire apprendre à nous passer, soit propre. Le monde est une cocotte-minute et nous perdons une demi-heure de notre vie à parler du gravier de l’allée. Écriture, toujours adaptant, pour le dossier « Terrestres » des Temps qui restent, le texte de mon projet de thèse, à la lumière de mes lectures et de ce qui s’est passé dans ma tête, dans ma photographie et au jardin depuis avril. La chaleur de l’après-midi nous tient à l’intérieur. En fin de journée, Marie sort protéger les blettes car l’orage menace d’être grêleux. Ramené encore quelques petits pois oubliés. Cuisiné les légumes du jardin.
21 juillet
L’orage n’est venu que vers deux heures dans la nuit, sans grêle, lointain, accompagné d’une pluie faible. Marie ne descend pas avant dix heures, épuisée par une nuit sans sommeil. De la visite familiale aujourd’hui. Aller-retour vers Landrecies pour acheter ce qui manquait. Parti par la grand-route, rentré par une petite route délicieuse que je prendrai la prochaine fois à vélo. Accueillir la famille : c’est pour cela que nous sommes ici.
Grand-Fayt –Landrecies – Grand-Fayt, 19,4 km en automobile, 1,765 kg de CO2.
22 juillet
Journée manutention, avec visite impromptue aux parents. Emprunté la camionnette de ceux de Marie pour aller chercher nos effets entreposés chez les miens dans les aller-retours automobiles de 2023, lorsque nous cherchions une maison. À chaque voyage, quelques cartons. Et emprunté un sommier pour faire dormir les amis qui nous visitent bientôt. Déjeuné avec les vieux. Goûté avec ceux de Marie. Et mis quinze kilos de dioxyde de carbone dans l’atmosphère. Un moineau est entré dans l’atelier de Marie. Perturbé par le plafond translucide, il ne trouve pas la sortie.
Grand-Fayt – Lez-fontaine, 23,7 km en automobile, 2,157 kg de CO2.
Lez-Fontaine – Falaën – Lez-Fontaine, 120 km en camionnette diesel, 10,92 kg de CO2.
Lez-Fontaine – Grand-Fayt, 23,7 km en automobile, 2,157 kg de CO2.
23 juillet
Pour que ce moineau sorte de son atelier sans se blesser, hier Marie a laissé sa porte ouverte tout l’après-midi. Porte ignorée. Il a tenté de sortir tour à tour par chacune des autres fenêtres qui ne s’ouvrent pas. En partant dormir, elle pensait que le moineau était dehors. Mais ce matin, moineau toujours. Entendu du bruit pendant que je faisais le café. Il a finalement trouvé une issue. Les parents de Marie sont venus. Écrit ce matin, les laissant travailler dans le potager à eux trois. Toujours dans l’adaptation de mon texte de projet de thèse.
24 juillet
Journée à Roubaix avec Samuel et Hélène, Dolorès et Suzanne.
Grand-Fayt –Roubaix – Grand-Fayt, 190 km en automobile, 17,29 kg de CO2.
25 juillet
Continué, achevé, et envoyé à Dominiq Jenvrey le texte sur lequel je travaillais depuis plusieurs semaines. C’est davantage qu’une adaptation de mon projet de thèse. C’est un état des lieux de mon désir de création au bout de six mois de jardin, ayant intégré mon échec à la thèse de l’École d’Arles et l’acceptation de ma demande d’Aide individuelle de la Drac ainsi que l’existence de mes notes numériques. Il était tard quand mon texte est parti, mais je suis arrivé à formuler une idée, je crois.
26 juillet
Journée chez ma sœur. Depuis qu’elle habite près d’Enghien nous n’étions pas encore allés la voir. Enghien, une sorte de réduction de Bruxelles à vingt minutes de chemin de fer, socialement gentrifiée et linguistiquement apaisée. Au premier regard, dans cette commune à facilités au profit des néerlandophones qui y ont officiellement le droit de s’exprimer dans leur langue, que le bilinguisme n’est pas une question. Tout le monde est un peu des des deux. La serveuse du restaurant parle un français impeccable avec un fort accent flamand. Et continue en flamand quand je lui parle avec mes erreurs de francophone non pratiquant. C’est ce que j’aime le plus en Belgique. Ce serait à creuser. Mon ancien stagiaire Mathieu Bauwens l’avait fait au plan géographique avec son travail à la chambre tout au long de cette ligne. Ce serait à prolonger au plan humain. Peut-être la Belgique n’existe-t-elle nulle part autant que sur la frontière la divisant ?
Grand-Fayt –Marcq – Grand-Fayt, 154 km en automobile, 14,014 kg de CO2.
27 juillet
Travaillé pour le Bec en l’air. Un peu de guitare. Cuisiné haricots verts et pommes de terre du jardin, façon salade liégeoise mais sans le lard, bien vinaigré. C’est une sensation toute nouvelle, un peu magique, profondément déstabilisante, de ne presque plus manger que ce qui sort du jardin. Entre fierté, soulagement, étonnement, incrédulité…
28 juillet
Journée flottante. Pas d’image. Pas d’écriture. Pas de lecture. Guitare et transformation de ce que donne le jardin, aujourd’hui tomates et haricots. Réparé le mixeur. Dû commander des chambres-à-air neuves pour la brouette. Celles laissées par les précédents propriétaires, et réparées avec Benoît l’autre jour, se sont fendues sur toute la circonférence.
29 juillet
Travaillé pour le Bec en l’air. L’après-midi, partis à deux faire les courses à vélo à Landrecies. Neuf kilomètres relativement plats dans chaque sens par la petite route de l’autre jour. Route un peu trouée par endroits, mais calme. Pas d’automobiles jusqu’à l’arrivée au village. C’est la canicule en Drôme.
30 juillet
Bec en l’air encore. Un message de Michel, mon professeur de guitare, de Chanac en Lozère, où j’avais suivi son stage il y a deux ans, me proposant de jouer Agathe de Johann Kaspar Mertz et une Romance de Llobet. Le reste de la journée est passé sans crier gare, en déchiffrage. Chaleur lourde. Mal dormi.
31 juillet
Vers Maroilles à vélo. Passé chez le marchand de cycles me renseigner sur la possibilité de placer un porte-bagages sur la fourche arrière de mon vélo afin d’emporter mon cartable à la gare quand j’irai à Paris. Courses en ville, en automobile. Pendant ce temps, Marie nettoie trente kilos de pommes de terre alouettes. Blettes, tomates et basilic du jardin dans la lasagne du soir. Un message de Dusan Kazic, qui s’excuse de n’avoir pu travailler sur notre dossier de candidature à la bourse de l’ADAGP. Il a été trop pris par les urgences d’un quotidien bouleversé et d’un déménagement. Déçu. J’aurais bien aimé inventer quelque chose avec lui. Mais peut-être tout cela n’a-t-il eu lieu que pour que nous apprenions à nous connaître, et que le jour d’inventer viendra plus tard. Transcrit l’introduction de Tom Traubert’s blues à la guitare. Chaleur encore plus pénible qu’hier. Dormi à terre, sur une couette en guise de matelas, face à la fenêtre grande ouverte. La pluie n’arrive que tard.
Grand-Fayt – Avesnes-sur-Helpe – Grand-Fayt, 21,8 km en automobile, 1,984 kg de CO2.
1er août
Journée rangement et ostéopathe.
Grand-Fayt – Landrecies – Grand-Fayt, 17,8 km en automobile, 1,620 kg de CO2.
2 août
Belle journée avec Jean-Xavier Ridon, et sa famille arrivés de Nottingham, et Olga qui nous a rejoints en soirée. Humainement, délicatement fluide. Olga heureuse de pratiquer son anglais si précis. Plaisir à nourrir les amis de Nottingham et, ainsi, de rendre un peu de ce qui m’a été offert là-bas en 2017. L’échec de ma tentative de collaborer avec Dusan me rappelle ceci, que j’ai déjà vécu moi-même bien des fois : nos inclinations, convictions, certitudes, désir de combat, concepts, débats philosophiques, tout ce qu’on voudra, une fois que le quotidien prend le dessus, sont sinon anéantis, du moins relégués au second plan. Or le quotidien est, jusque dans notre sang, notre sueur et notre brosse à dent, régi par le carbone. Quelque sincère que soit notre posture personnelle ou professionnelle face au dérèglement, elle ne tient que tant que nous avons l’esprit libre pour la mettre en acte. Dès que notre énergie est accaparée par des tracas, nos émissions de carbone deviennent une question annexe. Ce qui signifie qu’elles sont une question annexe. Notre préoccupation première devrait être : sur quelle planète tentons-nous de vivre ? Et si à cette préoccupation nous pouvions donner un cadre sain, nous pourrions subséquemment nous occuper de notre vie et de notre travail en toute liberté. Mais notre préoccupation première est au contraire : assurer le quotidien, nourrir la famille, éventuellement prendre un peu de bon temps, dans un cadre destructeur que nous n’avons ni le temps ni l’énergie de songer à changer tant ce quotidien nous aspire, et même si nous les avions nous ne rencontrerions que découragement tant ce cadre est verrouillé. Et nous continuons, donc à n’importe quel prix écologique et humain. Un comportement raisonnable est toujours un effort. Et les efforts ne résistent pas à nos séismes intimes. Pourtant tout est là, s’effondrant sous nos yeux. Ce qu’il y a de dramatique dans l’Anthropocène, c’est qu’il ne surviendra pas : il ne fait que continuer de s’installer, faisant toujours davantage de victimes n’ayant pas compris sur quel autel elles sont sacrifiées, et leurs proches moins encore, incapables de rendre la mort des leurs au minimum édifiante pour les générations suivantes. Et tant que l’Anthropocène ne survient pas pour toi ou moi – tant que nous ne mourons pas – toi et moi continuerons le business-as-usual.
3 août
Jean-Xavier Ridon et sa famille repartent heureux sur le coup de onze heures. C’était bien agréable de les avoir à la maison. Le reste de la journée s’étire calmement. Guitare. Olga détendue. C’est le premier été depuis longtemps où elle est vraiment libre, car en septembre, d’habitude, les études recommencent. Ici, tout est à inventer. Marie et elle vont à Maroilles à vélo. Joué tous les trois le soir. Cuisiné les fèves du jardin.
4 août
Transformé pour congélation plusieurs kilos de légumes : haricots, courgettes, aubergines et tomates. Olga est repartie avec des légumes pour quelques jours. Nous l’avons menée à la gare. Rentrés par Avesnes pour poser des livres à la Médiathèque, fermée, mais aucune boîte aux lettres de retour n’est mise à disposition du public. Il faudra y retourner. Ce soir, cueilli encore un kilo de prunes dans un arbre relativement jeune laissé à l’abandon au milieu de ce qui a dû être un enclos pour les poules du temps des précédents. L’autre prunier, le vieux, est aussi plein de fruits. Des guêpes forent au travers. En octobre, je m’en vais tailler ces deux-là pour qu’ils retrouvent un peu de légèreté. Cependant, Marie a trouvé des dizaines de chenilles, futures piérides, qui ravagent les grandes feuilles des choux de Bruxelles. Elle les a enlevées, comme les limaces au printemps, à la pince à épiler. Demain, nous partons à Genève chez mon ancienne stagiaire et amie Laurence, pour travailler au laboratoire sur ses images du Népal.
Grand-Fayt – Aulnoye-Aymeries – Avesnes-sur-Helpe – Grand-Fayt, 31 km en automobile, 2,821 kg de CO2.
5 août
Journée de route vers la Suisse. Retrouvailles paisibles avec Laurence et son lieu.
Grand-Fayt – Anières, 686 km en automobile, 62,426 kg de CO2.
6 août
Balade. Baignade dans le lac. Un magnifique voilier long et effilé, appartenant à son voisin, est à la bouée à quelques brasses de la rive.
7 août
Baignade sous l’orage. Le beau bateau du voisin est parti. Cet homme, dirigeant une compagnie pétrolière, est poursuivi par la justice suédoise, qui s’est arrogé en la matière une compétence universelle, pour complicité de crimes de guerre au Soudan. Journée au laboratoire à tirer des images du Népal sur du papier de daphné que Laurence a rapporté de là-bas et sensibilisé elle-même. Première séance de tirage depuis les images d’Orval en 1989 tirées dans la cave des parents avec Jean-François. Appris beaucoup. Papier pas toujours bien sensibilisé, tirages aléatoires.
8 août
Baigné tôt. Laurence partie en rendez-vous. Travaillé au salon. En fin d’après-midi, tiré une grande image de quarante par cinquante centimètres sur le papier népalais photosensibilisé. Cela m’inspire pour le jardin.
9 août
Rentrés de Genève. En chemin, nous avons eu la mauvaise idée de sortir de l’autoroute pour manger autre chose que des ingrédients sans goût et sans aliments. C’était entre Lons et Dijon sur l’A39. Tombés dans un faille spatio-temporelle. Des villages sans vie, sans une boulangerie, avec de rares restaurants fermés, des pavillons identiques côte à côte avec des automobiles garées devant, pareil de village en village. Juste avant de remonter sur l’autoroute, résignés, trouvé un Lidl et acheté un pique-nique infâme, mangé à l’ombre d’une église. À la ferme, le potager a bien tenu.
Anières – Grand-Fayt, 686 km en automobile, 62,426 kg de CO2.
10 août
Rangé les documents rapportés de Genève. Pris mon billet pour la prochaine fois. Écriture. Mis en ligne la première partie de ce journal.
11 août
Blanchi, ensaché et congelé un kilo et demi de haricots verts. Écriture. Depuis quelques temps je réfléchis à la matérialité du tirage et à la possibilité d’utiliser la terre du jardin comme support ou élément du support. Sur la matérialité, Fabienne m’avait mis sur la voie du travail de Sylvie Bonnot, qui décolle la gélatine de ses tirages pour la repositionner sur d’autres support. Elle appelle ces voiles de gélatine des « mues ». Ce matin j’ai découvert le travail d’un jeune gars de Virton, Lucas Leffler, lequel, inspiré par l’histoire d’Agfa Gevaert et de la pollution à l’argent jadis générée dans un ruisseau par la fabrication de leurs pellicules, parvient à sensibiliser de la boue. Le résultat est très beau, mais le sujet des photographies me semble secondaire. Comme souvent avec ces procédés alternatifs, le risque est que la forme écrase le fond. Dans un petit film réalisé par Arte, il présente son geste comme une réaction à l’immatérialité du numérique et y voit une dimension politique. Peut-être. J’aimerais bien en discuter avec lui. Il ne dit pas comment il fait. Je lui demanderai peut-être. Mais je crois que c’est une technique de ce genre que j’imaginais essayer ici. La terre du jardin, l’eau de la citerne, les photographies du potager et des oiseaux, avec de grands négatifs à la chambre. Mais puisque c’est fait, pourquoi le faire ? Pour dire quoi et à qui ? Se lancer dans une telle aventure, est-ce une bonne manière de poser la question de la photographie dans l’Anthropocène ? Ne faut-il pas, modestement, continuer à essayer de faire avec ce qu’on a, et de moins en moins ? N’est-ce pas me tromper de sujet que de vouloir utiliser la terre du jardin ? Et la couleur va me manquer très vite. Trouvé plus tard un entretien de Lucas Leffner où il explique sa technique. Il utilise le sensibilisateur Rollei Black Magic, le même que Laurence, qu’il mélange à sa boue. Il a eu, comme Laurence, beaucoup de mal à maintenir son support plat, car la terre le fait gondoler. Compliqué aussi de la faire tenir debout. Il est obligé d’enduire sa feuille à l’avance, avec un polymère, l’acétate de polyvinyle. Le résultat est très beau, encore une fois, mais trop technique pour moi. J’aime bien, dans cet entretien, qu’il dise rêver de faire des photographies uniquement avec ce qu’il a sous la main, depuis le papier jusqu’à l’image finale, comme s’il était sur une île déserte. Même s’il a l’honnêteté de dire que ses motivations son plus performatives qu’écologiques, il est tout de même intéressant de se dire que je ne suis pas le seul à penser à cela.
12 août
Me suis souvenu, dans l’insomnie de fin de nuit, d’avoir vu au printemps deux geais des chênes se baigner dans le petit abreuvoir que Marie a installé près de l’écurie et, dans la prairie, un lendemain de tonte, des pics épeiches que j’avais observés à la jumelle picorer des vers dérangés par la machine mais été incapable de photographier. Je ne les ai plus revus. Depuis quelques temps, ce sont les moineaux qui font la loi ici. Cueilli des prunes pour le petit déjeuner. L’arbre est vieux, mais donne encore. Il faut que j’aille chercher des joints pour les bocaux, il y a de plus en plus d’aubergines et je voudrais tenter de les confire dans l’huile d’olive de la maison. Parti voir les parents pour leur apporter deux ou trois bricoles et des fruits et légumes du potager. Prunes, courgette, basilic, tomates, blettes et aubergine. Les prunes leur rappellent à tous les deux celles de leur enfance, entre Heusy et Waremme. Ce sont des Reine Claude crottées. Elles portent bien leur nom, on dirait que de la boue a séché dessus. Ces légumes du jardin valent-ils les quinze kilos de carbone éjectés dans l’atmosphère pour les leur apporter ? Je ne peux pas tout évaluer à cette aune au risque de devenir fou, mais j’y pense tout de même. Je n’y allais pas pour cela, c’était un plus. Et cependant Athènes brûle.
Grand-Fayt – Falaën – Grand-Fayt, 166 km en automobile, 15,106 kg de CO2.
13 août
Olga est arrivée. Journée pour le Bec en l’air interrompue par des courses en ville pour l’arrivée de l’amie d’enfance d’Olga qui vient passer une semaine avec nous. À peine quelques minutes de guitare. Demain, rencontre avec Audrey Hoareau au Centre Régional de la photographie de Douchy-les-Mines. Deuxième tentative. La première date d’une ancienne directrice, Pia Viewing qui, si mes souvenirs sont bons, après une première rencontre plutôt positive, m’avait laissé espérer pendant des mois une exposition de mes Brumes qui n’a jamais eu lieu. Le CRP, c’est aussi Pierre Devin, son fondateur et premier directeur, initiateur de la Mission transmanche, installé à Taulignan dans les années 2010, et qui s’était manifesté auprès des photographes locaux. Nous avions sympathisé, il m’avait reçu plusieurs fois chez lui, et moi réciproquement. Il avait une bibliothèque impressionnante qui ferait des merveilles en pédagogie, au dernier étage de sa maison. Puis la relation s’est étiolée, je n’ai pas suivi comment.
Grand-Fayt – Landrecies – Avesnes-sur-Helpe – Grand-Fayt, 38,8 km en automobile, 3,531 kg de CO2.
14 août
Matinée partagée entre le Bec en l’air encore et la préparation de mon entretien avec Audrey Hoareau. Quitté la maison vers treize heures moins quart pour Douchy-les-Mines, par de tout petits villages au bâti magnifique, reculés, presque dépourvus du moindre commerce, en particulier de boulangerie. Rencontre avec Audrey Hoareau fluide et détendue, en même temps que très professionnelle. Raconté mon parcours, montré mes livres et le portfolio Diamantino du Népal. Me suis senti écouté. La discussion déborde sur la misère de la région, les problèmes de santé chez les femmes, dont les taux de cancers non traités sont les plus élevés de France, d’accès à la culture, voire de besoin de culture, puis sur le féminisme et les combats qu’on dû mener les femmes photographes qui ont aujourd’hui la soixantaine, comme Anne-Marie Filaire qu’elle expose, pour exister tout au long d’une carrière évoluant dans un milieu machiste et agressif, puis sur mon atelier d’écriture pour photographes. Lorsque je lui dis que j’ai principalement des femmes dans mes ateliers, elle répond : c’est normal, les femmes ont toujours besoin d’être aidées pour se sentir légitimes. Les hommes ont aussi besoin d’être aidées, mais ils font semblant de l’ignorer, et se sentent légitimes malgré tout. Au moins, comme me l’avait dit Juliette au printemps, ai-je dans cet atelier l’espoir d’avoir créé une « safe place » où parler et écrire en toute confiance au sujet de photographies traitant de problèmes graves, comme la dépression du post-partum, les injonctions faites au corps, les violences sexuelles, le handicap invisible, la procréation médicalement assistée, l’endométriose, l’adultère… Avec sa collègue Angeline Nison ensuite, responsable de la bibliothèque. Il y a ici dix-mille livres liés à la photographie. Un rêve de pédagogie. Une autre de ses collègues, Émilie Flamant, me fait enfin visiter l’exposition d’Anne-Marie Filaire sur les remblais de terres excavées autour de Paris. Il est urgent que je m’initie à l’œuvre de cette dame, qui me touche de plus en plus. Le soir Olga part chercher sa très ancienne amie.
Grand-Fayt – Douchy-les-Mines – Grand-Fayt, 85,2 km en automobile, 7,754 kg de CO2.
15 août
Photographies au petit matin. Congelé un kilo et demi de haricots, fait un grand bocal de pesto, le basilic devient géant dans la serre, et confit des aubergines. Le soir cuisiné encore pour les filles, une tarte aux blettes.
16 août
Bricolé un petit palissage pour un rosier qui s’étend, issu d’une bouture d’un rosier de Nyons lui-même issu d’une bouture d’un rosier de l’ancienne maison de Bresse de ses parents. Et réparé une vieille spatule en métal que j’aime bien. Le manche en bois était rincé par les lavages successifs. Elle se démantibulait tout le temps. Journée calme. Mangé tôt. L’après-midi, Marie a replanté des choux raves donnés par ses parents. J’avais pris au printemps des photographies de nos premières plantations : seuls un ou deux avaient survécu. Aussi leur ai-je fabriqué un nouveau grand cadre à limaces. Ce qui va de plus en plus vite. J’avais le matériel en réserve. Courses en ville. Avec le vendeur du magasin, nous avons depuis quelques temps établi un rituel de blind test au sujet de la musique diffusée dans la boutique. Aujourd’hui je me trompe : je dis XTC, or c’était un groupe fondé au début des années 2000 dont je n’avais jamais entendu parler, baptisé « !!! ». Voulant en écouter davantage, de retour à la maison je tape « !!! » dans Google, qui me renvoie son image freudienne d’un monstre turquoise pêchant à la ligne sous la banquise (qui disparaît), avec cet avertissement : « Aucun document ne correspond aux termes de recherche spécifiés (!!!). Suggestions : Vérifiez l’orthographe des termes de recherche. Essayez d’autres mots. Utilisez des mots clés plus généraux ». Aujourd’hui, j’ai donc trouvé un élément de la réalité – un groupe de musique populaire toujours en activité et jouissant d’une certaine reconnaissance – que Google ignore. Longue vie à la ponctuation donc, qu’il faut continuer de chérir et soigner. Je dois me racheter un exemplaire du Traité de Jacques Drillon. Puis je me suis rappelé un détail donné par le vendeur, à savoir qu’à cette suite de signe de ponctuation le groupe avait associé la prononciation « Chk Chk Chk », que Google connaît. Raté.
17 août
Réveillé vers sept heures et demi. Il a plu toute la nuit, le potager est content. Guitare la matinée. Repris la leçon inaugurale de Gilles Clément. Lire est pénible pour l’instant : à chaque phrase, je m’arrête pour prendre des notes. Je suis d’une lenteur exaspérante. Chaque lecture ouvre tellement de champs dans ma tête. La définition du concept d’ « environnement » provoque la fuite de mon esprit, qui me fait repenser à ce que me disait Danièle Méaux dans sa critique de mon texte de thèse : je ne crois pas que la vie sur terre soit compromise à court terme. C’est vrai. La vie sur terre n’est pas menacée. La sixième extinction de masse a commencé, mais des formes de vie lui survivront. Peut-être pas sapiens en revanche, parmi des millions d’autres espèces d’ores et déjà condamnées par lui, comme le rappelle Jean Vioulac dans sa Métaphysique de l’Anthropocène, découverte récemment. Ce qui est menacé, c’est l’habitabilité de la Terre pour les humains. Par ailleurs, pouvons-nous encore nous permettre de penser à court terme ? Il est manifeste qu’à court terme, l’habitabilité de la Terre ne se dégrade que pour les autres, à Cedeño sur la côte du Honduras, à La Bérarde, en Californie ou en banlieue d’Athènes, et certainement pas pour les milliers de passagers des automobiles prises dans le millier de kilomètres de bouchons sur les routes de France aujourd’hui. Et même : pas sûr que les habitants de ces régions sinistrées cette année, ni par le passé comme ceux de la vallée de la Vesdre en Wallonie en 2021, puissent se payer le luxe d’établir le rapport entre leur souffrance et notre mode de vie, et même s’ils le faisaient, d’abjurer conséquemment l’automobile ou le chauffage au fioul. Pas sûr non plus que ceux qui le peuvent le souhaitent.
Marie m’a aidé à modifier l’appareil en plastique avec lequel j’ai travaillé au Népal entre 2013 et 2015, pour ne plus qu’il griffe la gélatine quand on embobine ou qu’on arme le film. Une mince feuille d’intissé sur la grille servant à aplatir la pellicule devant l’objectif, collée avec deux languettes de double face de part et d’autre. J’ai utilisé un film martyr pour vérifier et ça marche. L’appareil ne griffe plus les films.
Une autre idée me vient, à cause du mot « rude » à la page dix de Gilles Clément. La vie paysanne a été ici pendant longtemps le seul rapport au monde. Aucun extérieur n’existait au quotidien. Si je repense au livre de François Jarrige sur l’histoire de la critique des techniques, dans la partie consacrée à l’essor de la société industrielle, on y sentait bien cette différence entre les territoires industrialisés et ceux restés agricoles. Il faut analyser – ou simplement réagir à – notre expérience ici, et notamment à notre sentiment d’isolement, en prenant en compte cette réalité. Non, pas « prendre en compte », jargon de communicant : il faut la sentir et la vivre. C’est une région structurée par une ruralité rude, mutatis mutandis peut-être aussi rude que le Méjean, dans laquelle les gens ont appris à ne faire confiance à rien ni à personne avant longtemps. Repensé tout à coup à Fernand Coulet, un fermier au-dessus des Pilles que j’étais allé photographier en 2001. Il m’avait reçu dans sa cuisine et salle-à-manger où il vivait comme après-guerre, comme dans un film de Robert Bresson ou dans Sátántangó de Béla Tarr. Il m’avait fait boire de la gnole dans un verre infect, jamais lavé, il y avait de la paille à terre, et sa vieille mère sur une chaise, qui mourut peu après. Ce territoire a une histoire rude et tout ce dont nous pouvons juger, c’est de notre capacité à y vivre. Et ainsi : cinq minutes de lecture de Gilles Clément, deux heures de réflexion et prises de notes et d’esprit vagabondant. Heureusement que je ne suis pas parti en thèse ! Lu un paragraphe et demi de plus. Il me vient soudain cette idée. J’ai retrouvé dans le fournil trois Gold 200 douze vues, et une Agfacolor. J’ai mis une Gold dans l’appareil en plastique, et j’ai photographié ce que j’avais sous la main : les anémones du Japon devant l’étable. Ma première photographie depuis des années avec cet appareil. Après le tremblement de terre, j’ai encore fait quelques films familiaux avec lui, pour alimenter ma collection de photographies d’Olga, au moins jusqu’en 2018 à mon avis. Après, elle a eu moins envie. Mais donc aujourd’hui, j’ai pris une photographie. Je n’en saurai rien de plus avant des semaines. Quand j’ai photographié les mêmes anémones en numérique, j’ai vérifié chaque vue après sa prise jusqu’à avoir un cadre à mes yeux parfait – où l’anémone la plus basse soit entre soit n’entre pas, mais par son bord inférieur ne soit pas coupée –, et je lui ai sur le champ appliqué les réglages que j’applique depuis le début à ces notes. Et je l’ai intégrée à ma série. Il y a quelque chose d’indécent dans cette immédiateté. Je retourne à ma lecture. J’ai avancé d’un paragraphe encore, pour m’arrêter sur ceci : « Quelle que soit la figure stylistique et l’architecture qui en découle au fil du temps, le jardin apparaît comme le seul et unique territoire de rencontre de l’homme et de la nature où le rêve est autorisé » (page onze). Page douze, ces mots, « l’incroyable projet de nous livrer les clefs du vivant », me fait repenser au hérisson de l’autre jour quand Benoît était là. Une fois qu’il a eu moins peur il est parti se réfugier au creux une souche que je vais de temps en temps observer en l’attendant. Ce matin on voyait briller son œil dans l’obscurité de l’abri. Pendant le repas, pris dans la véranda, Marie a vu le hérisson dans le jardin. Suis allé causer avec lui, encore assez timide. Je l’ai caressé pour l’amadouer, mais je lui ai surtout flanqué la frousse. Sa présence puissamment me réjouit.
18 août
C’est le vide-grenier du village. De rares habitants exposent leurs trésors devant chez eux. La fête se tient principalement derrière l’église, sur le terrain de sport. Il y a là quelques dizaines d’exposants cherchant à se débarrasser des mêmes objets inutiles que partout ailleurs, une sono diffusant un remix d’El Condor Pasa mêlant R’n’B, house et rock FM, deux camions de la protection civile, un animal qui grille sur une broche électrique dégoulinant d’une graisse brûlante qui roussit la pelouse, une vendeuse de ces sirops glacés multicolores murée dans sa caravane, son homme dans le fourgon où le groupe électrogène tourne, quelques stands dits d’artisanat à l’abri d’un bâtiment municipal proposant des saucissons, des olives vertes, des verres, des perles et des objets découpés au laser, une buvette et un stand de tartes au sucre et de riboches, les brioches fourrées d’une pomme cuite fameuses localement. Le reste de la journée, joué de la guitare, fabriqué un petit banc et annoté Gilles Clément. Marie a emmené les enfants dans la forêt de Mormal. Relu « départiciper ».
Grand-Fayt – Locquignol – Grand-Fayt, 24,2 km en automobile, 2,202 kg de CO2.
19 août
Dans Gilles Clément, deux points sur lesquels il insiste : la nécessité du ralentissement et de la lenteur, et celle de « faire avec » plutôt que « contre », où j’entends pour ma part aussi « faire avec ce qu’on a », qui me semble de plus en plus important. Soirée d’appels téléphoniques. Ne pouvant voir tant de gens qui sont loin et qui me manquent, les appeler régulièrement est le lieu familier par où passe une certaine intimité. Morvan hier, mais aussi Odile Brault, Angelo, Fabienne, Émeline et tant d’autres…
20 août
Avec le papa de Marie, détuilé le toit de l’auvent où je range la 2CV, on va refaire les entraits, car les chevrons ne sont pas triangulés, et seules des chaînes permettent d’éviter que l’ensemble ne s’affaisse. Marie et sa maman ont continué d’enlever les restes de l’ancien poulailler. Le terrain semble beaucoup plus grand désormais avec tout cet espace regagné.
21 août
En attendant les parents de Marie pour continuer le travail sur la toiture de l’auvent et sur le démontage du poulailler, transformé des légumes. Hier ils ont apporté une grosse quantité de fraises et trois kilos de haricots, car ils ne savent plus qu’en faire, sinon les rejeter au compost. Blanchi les trois kilos à l’eau. Marie s’occupera des fraises. Plus acheté le moindre légume depuis juin. Si : six carottes l’autre jour, car les nôtres ont été limacées. Choisies belles et fermes. Le lendemain, molles et moches. Fait une purée avec cumin, huile d’olive et citron. Finie en peu de temps. Les pruniers continuent de donner. Cuit deux ou trois kilos de courgettes supplémentaires. Les courges butternut commencent à grossir. L’abondance de légumes à gérer est une nouveauté de notre vie. Il faudrait ajouter quelques oignons encore, et l’ail que nous n’avons pas tenté. Ne pas oublier l’enjeu de ce travail : documenter une tentative de rejeter le moins de dioxyde de carbone possible. L’enjeu esthétique passe après. Le choix de vie précède le choix photographique. Avec le papa de Marie sur le toit de l’auvent. Réparé les points critiques de la charpente, changé les morceaux pourris, renforcé les chevrons faiblards, refait l’étanchéité de la jonction avec les gouttières par un solin de zinc. Pendant que nous y sommes une voisine arrive. Deuxième fois qu’on passe notre seuil en sept mois. La première fois c’était son mari, pour nous offrir un chariot pour transporter des bûches. Elle vient nous porter une courgette. Mais si je suis touché par son geste, je ne peux décemment pas faire semblant que je suis en manque de courgettes. Nous-mêmes avons du mal à les manger ou les transformer à mesure qu’elles grossissent. Elle n’en prend pas ombrage, et revient quelques minutes plus tard avec des céleris, dont nous n’avons aucun plant, et des blettes, que je n’ai pas non plus le courage de refuser même si nos neuf plants donnent une grande quantité de feuilles et de côtes. Il y a dans cette question d’Anthropocène un rapport particulier à la réserve qu’il me faut explorer. Dans son enquête sur le photographe inconnu des débuts de l’Occupation, Philippe Broussard rappelle bien que très tôt en 1940 le rationnement est mis en place et que la population se demande comment elle va se chauffer l’hiver. Raisons pour laquelle nous nous lavons encore aujourd’hui avec ce que nous appelons « le savon de la Guerre », que les grands-parents de Marie ont acheté dès 1946, en prévision de la prochaine. La réserve m’intéresse non dans un esprit survivaliste, car le jour où on tuera son voisin pour un pain je me laisserai volontiers occire plutôt que de me battre, mais en tant que quantité de nourriture qu’il ne faut plus acquérir dans les circuits de consommation plus ou moins industriels. Dans la Drôme, j’avais adopté une posture raisonnable à cet égard : je n’avais pas de potager parce que je ne saivais pas y faire, et qu’une foule de petits paysans y produisent pour ainsi dire presque à tous les coins de rue des aliments d’une qualité inestimable. Je préférais travailler pour gagner de quoi leur payer mes légumes, que de leur ôter leur gagne-pain en m’improvisant maraîcher. Ici c’est différent : il n’y a pas dans un rayon raisonnable autour de chez nous de point de vente d’agriculteurs locaux. Ce n’est manifestement pas encore entré dans la culture de la région. Faire pousser des légumes, et bientôt à partir de nos propres semences, est donc à ce stade le geste le moins émetteur que je puisse poser. Photographié le congélateur et la cave. Le congélateur est un congélateur. La cave est peut-être un peu plus qu’une cave. Ce sera à confirmer avec le temps.
22 août
Courses en villes. Répondu à des courriels en retard. Après le repas, délatté la toiture de l’abri pour préparer la journée de travail avec Anne et Michel demain. Eu au téléphone le responsable de la médiathèque de Saint-Vaast-Lès-Mello, où j’irai présenter mon travail en novembre. Jean Deilhes en vidéo-conférence pour le livre sur Jean-Pierre Sudre. Photographié le savon de la Guerre.
Grand-Fayt – Avesnes-sur-Helpe – Grand-Fayt, 21,8 km en automobile, 1,984 kg de CO2.
23 août
Olga repartie. Avec le papa de Marie sur le toit. Placé le film pare-pluie et les contre-lattes sur un mètre et demi du premier pan. Sa maman au jardin rapetasse les plants de tomates qui s’affalent et en cueille un seau plein. Ils repartent après le déjeuner. Marie rentre un peu tard. Repris les notes de Pierre Bergounioux. Je connais peu de texte aussi émouvant.
Grand-Fayt – Berthen – Grand-Fayt, 252 km en automobile, 22,932 kg de CO2. (Marie seule).
24 août
Avec Michel sur le toit. Mis le film et les contre-lattes sur le haut du premier pan, le faîtage et le haut du second pan. Repartent après le déjeuner. Vers seize heures arrivent le premier Drômois ici depuis notre déménagement : Jean-Marc et trois de ses enfant. Visite de la maison. Apéro. Retrouvailles.
25 août
Déjointoyé la suite du mur de l’allée avec le compresseur et le petit burin. Trouvé la bonne technique. Quatre mètres carrés en dix minutes. Puis avec le papa de Marie sur le toit. Fini de couvrir avec le film de sous-toiture, et presque latté, toute le second pan. Anne rejointoie le mur de l’allée avec Marie. Ils repartent avant le déjeuner. Ils n’aiment jamais manger avec nous quand il y a du monde. Avec Jean-Marc et les enfants, ballade dans la forêt de Mormal. C’est lui qui nous emmène. Apéro à la brasserie de Maroilles. Riz et aubergines au four, barbecue.
Grand-Fayt – Locquignol – Grand-Fayt, 24,2 km en automobile diesel, 2,90 kg de CO2 3.
26 août
Fini de latter l’ensemble de la toiture. Les parents de Marie repartent avant le déjeuner. Après-midi dans Jean-Pierre Sudre. Préparation de la soupe au pistou avec Jean-Marc, presque seulement composée de légumes du jardin. Atmosphère légère, météo douce.
27 août
Retuilé le toit de cet auvent. Tout le monde s’y est mis. Les parents de Marie restent pour un bol de soupe au pistou. Avancé dans le texte de Jean Deilhes sur Jean-Pierre Sudre. Un peu de guitare avec Jean-Marc à la trompette mise en silencieux : If my complaints could passion move et Shall I sue de Dowland. Première fois que je les joue avec quelqu’un et avec ma connaissance actuelle des œuvres. Marie dit qu’elle ne sait plus chanter. Je passe au travers avec quelques blessés, comme dirait Michel, mais je passe. Je sais les passages qu’il faut travailler encore.
Grand-Fayt – Maroilles – Aulnoye-Aymeries – Grand-Fayt, 42 km en automobile diesel, 6,240 kg de CO2.
28 août
Joué aux Lego avec Jean-Marc et les enfants, remonté une base de l’espace reçue sans doute en 1982 et plus vue debout depuis. Travaillé sur Jean-Pierre Sudre un peu. Pas le cœur à rester derrière l’écran alors que les amis sont là. Curry le soir.
29 août
Jean-Marc et ses enfants repartent vers sept heures. C’était bien de les avoir ici. Voilà douze ans que Mamy est morte. Dans Sudre toute la journée. Sauf ceci : lu sur le site du Monde le début d’un article sur Marguerite Duras, comme toujours interrompu par ce bandeau racoleur, du même jaune délavé que les carrelages de la cuisine de Mamy photographiés il y a vingt ans bientôt : « Envie de lire la suite » ? Cette antienne me fait penser à ces paroles de Renaud : « Tu viens chéri ? Pour toi ça s’ra dix sacs. – À ces mots le Lambert flaira un peu l’arnaque… ». Pourquoi faire usage d’un ton aussi infantilisant, et à mon sens donnant le sentiment qu’en effet l’on veut nous piéger, alors qu’il s’agit de nous vendre la possibilité de lire les articles du Monde qui sont, le plus souvent, le fruit d’un travail de qualité, malgré leur source de financement ? Toujours est-il qu’avant le dégradé jaune vers l’illisibilité, il y a ces mots de Duras : « Écrire, c’était ça la seule chose qui peuplait ma vie », qui me frappent avec une acuité à ce jour inouïe. Voilà une semaine au moins que j’ai remis une pellicule dans l’appareil en plastique. Je n’ai toujours pas fait ma seconde image. Mais écrire, oui, dès que je passe une journée sans, cela me manque. Dans le Monde toujours, grâce à Fabienne qui me les a partagés, enfin pu lire, après une semaine mouvementée, la fin sans doute provisoire de cette série de Philippe Broussard. C’est très beau, très triste, très injuste et très émouvant. Ce qui m’étonne, me fascine, me trouble et m’émeut le plus peut-être, face à la difficulté que rencontre le journaliste à retracer le parcours de cet homme et de son geste de bravoure, c’est qu’en 1940, les humains savent déjà en quoi consiste l’Histoire. Et pourtant, ne laissent pas assez de traces. Même après la guerre et une fois éteints les risques que l’Occupation fait encourir, personne ne se dit : moi je vais mourir, mais il faut donner des clefs aux suivants pour que cette histoire entre dans l’Histoire. Cela me fait penser que c’est moi qui ai les lettres que Bon-papa envoyait à Mamy depuis son camp d’internement en Pologne, écrites sur du papier à cigarette enroulé dans un stylo. Il faudra que je les lise. Je n’en sais pas assez. Nous ne posons jamais assez de questions.
30 août
Dans le train vers Lille pour revoir Nathalie Delbard, la présidente du jury de soutenance de thèse de Jean-Robert Dantou, et parler avec elle photographie et Anthropocène. En attendant l’heure, acheté un mortier en granit, les deux volumes de la Métaphysique de l’Anthropocène Jean Vioulac et un agenda. Nathalie Delbard est enthousiaste quant à mon projet doctoral – sa pertinence, sa cohérence, son sérieux académique, ses enjeux esthétiques. Beaucoup de pistes pour tenter de présenter ailleurs ce projet de recherche. Parlé de son métier, du fonctionnement de son laboratoire, de son parcours, de l’œuvre de Jean-Luc Moulène qu’elle connaît bien, et de la possibilité de m’inviter à un séminaire l’année prochaine. Parlé de mes films d’oiseaux et du seringa qui neige filmé en juin, par ricochet de James Benning et aussi de Rose Lowder, cinéaste expérimentale américaine aujourd’hui âgée de quatre-vingts ans, que je découvre, d’Harun Farocki que je cite dans mon texte et qu’elle chérit, et d’un texte de Walter Benjamin dont j’ignorais l’existence : « Du nouveau sur les fleurs », à propos de Bloßfeldt.
Grand-Fayt – Aulnoye-Aymeries – Grand-Fayt, 24,4 km en automobile, 2,220 kg de CO2.
Aulnoye-Aymeries – Lille Flandres – Aulnoye-Aymeries, 168 km en train, 3,948 kg de CO2.
Grand-Fayt – Aulnoye-Aymeries – Grand-Fayt, 24,4 km en automobile, 2,220 kg de CO2.
31 août
Photographié à nouveau mais cette fois hors sol la tige de l’oignon que j’avais photographiée en terre il y a un mois ou deux, et dont nous avons mis le bulbe dans la soupe au pistou avec Jean-Marc l’autre jour. Puis journée administrative et technique, démarches en ligne. Réfléchi aussi à la pertinence de mettre des vidéos en ligne. J’avais rétrogradé l’année dernière mon abonnement Vimeo vers une version gratuite, donc je ne peux plus rien mettre de ce côté-là. La version gratuite est désormais trop limitée. Si je veux montrer mes oiseaux, même montés en un seul film, sans doute faut-il les mettre en ligne. Mais ce n’est pas très sérieux écologiquement d’encore aller accroître le trafic de données, ni déontologiquement d’aller soit donner des sous à des gens dont le but est d’aider vendre de plus en plus de choses à de plus en plus de gens, ce qu’est devenu Vimeo et que sont la plupart des hébergeurs concurrent, soit alimenter la machine Google en les mettant sur Youtube. Longue conversation avec Rajesh le soir. Parlé un peu de Gyan, qui insiste pour que je l’aide à trouver du travail en France, ce que je ne sais pas comment faire.
1er septembre
Commencé d’écrire un texte pour le portfolio anniversaire de L’Usure du Monde. Je mets Éliane au centre. Les mots viennent tout seuls. J’avais demandé à Manuel et Thomas s’ils voulaient écrire une préface. Ils ont répondu non, il y a quelques jours, qu’ils ne se sentent pas de parler sur l’œuvre de leur père, mais qu’ils sont avec moi en pensées pour cette publication et la saluent. Transformé une petite étagère en contre-plaqué que j’avais assemblée vite fait un jour à Nyons pour créer une extension à mon armoire à disques. Je l’ai amélioré pour pouvoir mettre un écran et le lecteur de DVD, et regarder les films de Straub & Huilet et de James Benning, qui attendent depuis un moment. Et le coffret de Harun Farocki. Longue conversation avec Sabita, mon amie népalaise d’Avignon, à qui je n’avais pas donné de nouvelles depuis longtemps.
2 septembre
Transformé encore quelques kilos de tomates et de poivrons, mis à sécher des piments, il me reste des aubergines à blanchir et des courgettes à détailler et cuire. Parti à Maroilles chercher du pain. Pas le courage d’aller à vélo, non pour l’énergie que cela demande, mais le courage de prendre le temps. Ça m’énerve de n’en être pas capable. Continué le texte pour le portfolio de L’Usure du monde. La journée passe trop vite.
Grand-Fayt – Maroilles – Grand-Fayt, 11 km en automobile, 1,001 kg de CO2.
3 septembre
Levé à six heures. À sept heures le livreur de bois arrive. Six stères qu’il benne devant l’abri. Il faut une bonne heure pour ranger ce bois à deux. À dix heures, prise de sang de contrôle de la vitamine D à Aulnoye-Aymeries, courses à Avesnes. Écriture.
Grand-Fayt – Aulnoye-Aymeries – Avesnes-sur-Helpe – Grand-Fayt, 31 km en automobile, 2,821 kg de CO2.
4 septembre
Levé à sept heures. Gymnastique, guitare, cueilli quelques fruits pour le petit déjeuner, et écriture avec la musique de Gurbachan Singh Sachdev. Les travaux d’écriture commencent à s’accumuler : Marin Driguez, Jean-Pierre Sudre… Je me sens déjà un peu à l’étroit. Il me manque un horizon dégagé pour réfléchir à que faire de cette aide à la création, reprendre les images et les films, or il ne fait que se boucher. Aujourd’hui j’ai cherché en ligne une aide pour trouver un réglage sur mon téléphone. Je ne regarde jamais de vidéos en ligne, hormis un morceau de guitare classique de temps en temps quand je cherche une position de main gauche que je ne trouve pas tout seul. J’étais donc mal préparé à ce que j’ai vu. Tombé sur cette jeune fille sur Youtube, l’air affable, qui nous explique face à sa caméra que le fait de pouvoir modifier les sons des notifications des messages, « ça, c’est une très bonne chose », car « nous attendions cette option depuis très longtemps » donc « clairement, c’est une bonne nouvelle ». Je me suis senti très bête et très étranger au monde. Je crois que c’est l’adverbe « clairement » qui m’a le plus déprimé. J’ai pensé à toutes les canicules en cours, aux micro-plastiques dans mon cerveau, à toutes sortes d’horreurs qui nous éteignent humainement… Mais si un réglage de téléphone est « clairement un bonne nouvelle, tout va bien ». Dans le contexte de l’Anthropocène du reste, le contenu des vidéos importe peu : La Jetée de Chris Marker, un tutoriel de cette jeune fille, un sketch de M. Fraize, un déballage de produit, un concours de montage de modèle Lego dans le sachet ou un film pornographique, c’est en moyenne la même quantité de données par minute qui transitent à travers le monde. Nous sommes encore bien nombreux à estimer que notre propre parole vaut son pesant de réchauffement. Et moi qui me demandais l’autre jour si je devais mettre mes oiseaux en ligne… Regardé le DVD de 11 x 14, de James Benning. Il faut que je continue à explorer. Ce film, c’est de la narration photographique. C’est ce que Christian Caujolle nous a appris à faire avec nos images. Pressentiment que rien de la photographie contemporaine, de Philip Llorca diCorcia à Mickaël Ackerman, ne serait pareil sans un tel engagement formel.
5 septembre
Levé à sept heures trente. Guitare. Écriture. Dans la bande-dessinée que je lisais hier soir, un roman graphique sur le réchauffement climatique que Marie m’a rapporté de la médiathèque l’autre jour, un personnage explique que la production d’énergie nucléaire, depuis la mine d’uranium jusqu’à notre domicile, émet soixante grammes de dioxyde de carbone par kilowatt-heure. L’Ademe dit six grammes seulement. Je me demande d’où provient cette différence.
6 septembre
Ce matin, observé pendant quelques minutes un écureuil sous le noisetier, sautant et grignottant. À Nyons quelques-uns vivaient dans les arbres en bordure du chemin d’arrivée. Nous les voyions souvent. Mais surtout en partant ou en arrivant, jamais pour discuter. Ce matin, bon, ce n’était pas encore un débat de haut niveau, mais nous avons fait connaissance. C’est Marie qui l’a vu, de l’étage. Journée Bec en l’air ensuite. Rien fait d’autre. Un peu de Dowland. Un peu écrit. Puis un verre au camping de la rue de la Berlière, qui n’accueille plus que quelques résidents permanents, et fait bar le soir. C’est l’endroit où se montrer.
7 septembre
Répondu à des courriels. Dont un à la Cinémathèque, qui a répondu à un message de juillet où je leur demandais s’ils achetaient des tirages. Bien avancé dans le texte pour le portfolio de l’Usure. Nettoyé la 504 et réparé la poigné de la vitre côté conducteur. Apéro à Maroilles à vélo. Légumes du jardin le soir. Mélodie en sous-sol de Verneuil. Bof.
8 septembre
Marie dehors. Tonte et cueillette. Le soir, stoemp avec les premiers choux de Bruxelles du jardin.
9 septembre
Les parents de Marie sont venus. Déjeuné ensemble, mais sinon, dans Jean Deilhes sur Sudre jusqu’au soir. Les filles au potager. Le paternel sur les finitions de la toiture d’il y a quinze jours.
10 septembre
Mal dormi. Des problèmes à résoudre toute la nuit, changeant sans cesse sans jamais que je sois mis au courant des règles. Dans le demi-sommeil me donnant l’impression de bien les approcher, mais à chaque réveil complet me rappelant leur absurdité. Du mal à émerger avant huit heures et demie. Café tardif. Cueilli avec Marie deux seaux de haricots tout en haut des perches, debout sur l’échafaudage. Courses en ville. Gaz et combustible pour les machines. J’aimerais tant ne pas.
Après le déjeuner, traité des courriels en retard, relancé d’autres restés sans réponse, ce qui m’a pris trop de temps. Sorti photographier blettes, haricots et choux de Bruxelles. Une ou deux images disant plus que ce qu’elles disent. Marie a fait un prototype de pochette pour le portfolio de L’Usure. Relancé Dominiq Jenvrey dont j’étais sans nouvelles. Réponse instantanée. Il me demande si j’ai pu travailler sur mon texte pour le dossier « terrestre » des Temps qui restent. On dirait qu’il n’a pas reçu mon message de juillet. Je le lui ai renvoyé. Je suis un peu impatient de savoir ce qu’il en pense. Mais peut-être ne répondra-t-il pas. À défaut je le proposerai ailleurs, Terrestres, Le Grand continent, AOC, Multitudes, mais c’est difficile d’entrer dans tous ces cercles. Sinon encore une fois, chez moi… J’avais espéré commencer de m’occuper de Marin Driguez, mais pas trouvé l’interstice. Demain Paris, vernissage de l’exposition du mentorat. J’y pars moins léger qu’espéré. Quelque chose pèse que j’ai du mal à identifier.
Grand-Fayt – Avesnes-sur-Helpe – Grand-Fayt, 22,2 km en automobile, 2,020 kg de CO2.
11 septembre
En train vers Paris. Vendredi devait aussi commencer mon nouvel atelier d’écriture, mais il n’y avait pas assez de monde. C’est la première fois. Nous l’avons déplacé d’un mois pour lui redonner une chance. C’est un peu décevant, mais c’est aussi du temps que je vais retrouver pour travailler à ma Convivialité. Je rentrerai peut-être demain si je ne trouve rien à faire vendredi. Repris un petit déjeuner à la gare du Nord. Passé chez un disquaire tout proche. Trouvé un Mingus, un Ann Peebles et un Mohiuddin Dagar. Parti à VU’ ensuite. Le vernissage de l’exposition du mentorat se passe bien. Rajesh, un de mes professeurs de népalais à l’Inalco est venu. Émeline Chevalier aussi, la luthière, avec un ami photographe qui s’intéresse à des recherches en cours pour une photographie totalement inoffensive écologiquement. Il y a aussi le guitariste Thibaut Garcia, dont la compagne est amie avec une participante du mentorat. Causé un long moment. Il part à Montevideo jouer La Catedral d’Agustin Barrios dans la cathédrale même dont l’œuvre s’inspire. Profondément charmant en même temps que simple. Sans guitare, juste en disant comment je travaille et ce qui me bloque, je reçois un début de cours, avec des outils qui vont m’aider longtemps. Rentré chez ma cousine à Montreuil ensuite, dans un métro bondé. Au lit peu avant minuit, désagrégé. Pas complétement sûr d’avoir passé une bonne journée.
Il faudrait noter les émissions de carbone des trajets de métro dans Paris. Je ne l’ai pas fait à ce jour, et pour la plupart en ai perdu la trace. Je tente à partir d’ici.
Aulnoye-Aymeries – Paris-Nord, 217 km en train, 5,500 kg de CO2.
Chaussée d’Antin-Lafayette – Mairie de Montreuil, distance inconnue, métro ligne 9, 0,036 kg de CO2. Grand-Fayt – Aulnoye-Aymeries – Grand-Fayt, 24,4 km en automobile, 2,220 kg de CO2.
12 septembre
Journée de contretemps. Olga au téléphone, elle viendra dimanche.
Mairie de Montreuil – Voltaire, distance inconnue, métro ligne 9, 0,021 kg de CO2.
Voltaire – Chaussée d’Antin-Lafayette, distance inconnue, métro ligne 9, 0,016 kg de CO2
Chaussée d’Antin-Lafayette – Mairie de Montreuil, distance inconnue, métro ligne 9, 0,036 kg de CO2.
13 septembre
Matinée avec Pierre-Olivier Deschamps, à parler photographie, vie, musées, et à regarder des images. À l’agence ensuite. Jean-Robert était là. On est allé s’asseoir au bar du coin. Retour à la vie normale après la thèse. Projet de livre. Nous parlons de tout cela. Un homme tout à coup nous interrompt, et se lance dans la déclamation d’un poème élégiaque à notre endroit, à la fois émouvant, magnifiquement écrit, drôle, chargé de références littéraires, se terminant par une humble invitation à faire à un « pauvre poète vagabond » l’aumône de quelques sous, tout en alexandrins parfaitement rimés. Jean-Robert et moi en restons béats. J’avais deux euros en poche, ce qui ne m’arrive jamais, je lui ai dit : ils sont pour vous ! Ridiculement peu eu égard à ce qu’il venait de nous offrir, mais il donne l’impression d’apprécier. À VU’ pour récupérer mes affaires. Train retour.
Mairie de Montreuil – Charonne, distance inconnue, métro ligne 9, 0,021 kg de CO2.
Charonne – Chaussée d’Antin-Lafayette, distance inconnue, métro ligne 9,, 0,018 kg de CO2
Paris-Nord – Aulnoye-Aymeries, 217 km en train, 5,500 kg de CO2.
Grand-Fayt – Aulnoye-Aymeries – Grand-Fayt, 24,4 km en automobile, 2,220 kg de CO2.
14 septembre
Décidé de postuler à la dotation de l’ADAGP intitulée « Temps de recherche artistique » : quatre mille euros pour réfléchir. Une somme allouée non à une seule personne selon une formule concurrentielle, mais à une bonne majorité des quelque cinq cents porteurs de dossiers sérieux qui leur parviendront. Passé la journée à écrire un texte. Depuis quelques temps que je m’intéresse à la matérialité de la photographie – collodion d’Olivier Jeannin, sensibilisation de supports inhabituels chez Lucas Leffler, mues de Sylvie Bonnot… –, une partie de moi a envie de chercher de nouveaux outils parmi les techniques anciennes et alternatives mais une autre freine car je ne sais à quoi de tels outils me serviraient. Cette bourse me permettrait précisément de faire des essais sans avoir à répondre à cette question. En préparant ma candidature, découvert qu’un Français puis un Américain avaient réussi ces dernières années à recréer des autochromes selon les mêmes principes que ceux brevetés par les frères Lumière en 1903. J’ai toujours aimé cette forme. Idée stimulante que cette de refaire des autochromes à mon tour. Les six mois impartis pour utiliser cette bourse ne le permettront pas, mais on peut toujours défricher le terrain ! Trouvé un beau titre : « Entrer en matière ».
15 septembre
Insomnie de quatre à six heures trente. J’allais me lever quand je me rendors jusque neuf heures, me réveillant avec l’impression d’avoir perdu mon temps. Après le déjeuner Marie va chercher Olga à la gare, qui arrive de La Haye via Lille. Achevé et envoyé le dossier ADAGP avant le soir. Poursuivi avec une sélection de quinze images pour le portfolio de L’Usure. Après le souper un peu d’écriture. Au lit à vingt-trois heures trente. Trop tard pour moi. Peu de place à la guitare ces jours-ci, ce qui m’attriste.
16 septembre
Levé à sept heures trente avec mal de gorge. Feu, gymnastique, café. Guitare un peu. Interrompu par des choses à faire sur l’ordinateur. Préparé les tirages à montrer à Édouard de Saint-Ours au musée Guimet mercredi.
17 septembre
Journée à Lille. Chez le docteur d’abord, qui m’a débarrassé cet été de l’eczéma attrapé en arrivant ici, mais pas encore de la toux. Il change le traitement. Rentré très fatigué par le rhume qui s’installe. Fait les bagages pour tout le monde : demain nous partons tôt tous les trois, moi pour Paris et les filles pour La Haye, en passant par Bruxelles.
Grand-Fayt – Croix – Lille – Grand-Fayt, 200 km en automobile, 18,200 kg de CO2.
18 septembre
Les filles me déposent à la gare à huit heures moins quart et poursuivent vers La Haye. À VU’ pour préparer mon éditing du portfolio Diamantino pour le musée Guimet tout à l’heure. Déjeuné au lusitanien avec Hervé Brusini, que je n’avais plus vu depuis la parution du livre sur Albert Londres. Plein de bonne humeur. Hervé voudrait créer un document de référence sur la question de la vérité en photographie. Je lui rappelle que ma postface à son livre est une bonne base ! Et dedans, surtout, Howard Becker. Je retourne chercher mes images à l’Agence puis prends la route de Guimet. Voilà trente ans que je connais son musée. La première fois que j’y suis entré c’était pour l’exposition Sérinde Terre de Bouddha en 1995, juste après mon premier voyage. Édouard de Saint-Ours vient me chercher dans le patio et m’emmène dans une salle de réunion assez vaste où je vais pouvoir étaler le portfolio népalais de Diamantino. Je parle beaucoup, il est gentil, doux, réceptif, accueillant, intéressé, je m’excuse de parler autant, le temps passe et il n’a qu’une heure manifestement, mais il a l’air d’être intéressé par ce que je raconte. Il a aimé le travail. Nous allons nous revoir. Une prochaine fois il me fera visiter les collections dont il a la charge. L’institution conserve sept cent mille tirages, à quatre-vingt-quinze pour cent réalisés par des photographes occidentaux. Le Népal est peu représenté, malgré l’exceptionnel album réalisé par Gustave Le Bon suite à son voyage à Katmandou dans les années 1880. Repassé par l’Agence. Ophélie et Émeline étaient là, attendant le visiteur dans leur exposition. Belle soirée avec Rémi Bordes au restaurant népalais de La Chapelle. Pop népalaise à la télévision. Cette belle langue dans la bouche du patron et de la serveuse, les gestes, les signes… tout sent le pays.
Grand-Fayt – Aulnoye-Aymeries – La Haye, 283,2 km en automobile, 25,771 kg de CO2 (Marie en partie seule).
Aulnoye-Aymeries – Paris-Nord, 217 km en train, 5,500 kg de CO2.
Chaussée d’Antin-Lafayette – Iéna – Chaussée d’Antin-Lafayette, distance inconnue, métro ligne 9, 0,026 kg de CO2.
Trinité-d’Estienne d’Orves – Marx Dormoy, distance inconnue, métro ligne 12, 0,026 kg de CO2.
La Chapelle – Père Lachaise, distance inconnue, métro ligne 2, 0,014 kg de CO2.
19 septembre
Levé à sept heures quinze. Je voulais aller visiter le musée Albert Kahn pour la première fois aujourd’hui, mais je commence à relire le texte pour le portfolio de L’Usure du monde. Vers onze heures et demi je ne peux que constater que je ne vais pas descendre dans le métro pour quarante-cinq minutes, deux heures de visite de musée et quarante-cinq minutes retour. Continué d’écrire et mangé dans le quartier. Envoyé une version du texte à Fabienne. Parti ensuite vers l’Agence. Dans le patio à écrire, relisant ce texte encore et encore. Ophélie et Émeline sont là. Julie est là aussi. Manquent les hommes. Étienne est à Marseille. Simon ? Quand les reverrai-je, toutes et tous ? Cette fois c’est bien fini. Marché vers la gare. Une Rochefort au Rendez-vous des Belges. Puis le train. Marie me pèche à la gare au retour de La Haye.
Gambetta – Trinité-d’Estienne d’Orves, distance inconnue, 0,025 kg de de CO2.
Paris-Nord – Aulnoye-Aymeries, 217 km en train, 5,500 kg de CO2.
La Haye – Aulnoye-Aymeries – Grand-Fayt, 283,2 km en automobile, 25,771 kg de CO2 (Marie en partie seule).
20 septembre
Ce matin, courses en ville. En rentrant, une heure au téléphone avec le responsable de notre dossier de demande de subvention pour la rénovation énergétique de la maison. Reçu au courrier le livre de Bertrand Lavédrine sur l’autochrome 4, qui me fascine. L’après-midi, avec Jean Deilhes en vidéo-conférence pour mettre la dernière main à ses deux textes pour le livre sur Jean-Pierre Sudre. Parlé des débuts de la photographie et du cinéma en couleurs, qu’il connaît bien. Notamment du procédé couleurs de Sergueï Prokoudine-Gorski, dont je ne savais rien. Et du Fleuve, de Jean Renoir, un film en technicolor, procédé qu’il m’explique. Cela se passe en Inde et me fait penser à Louis Malle. Je lui envoie le fichier de l’émission Chambre noire de Michel Tournier consacrée à Denis Brihat, qui m’avait été envoyée par un visiteur italien du stand du Bec en l’air à Paris Photo il y a deux ans. Changé la bougie de la tondeuse. Marie tond tellement pour récupérer l’herbe pour nourrir et protéger son potager, qu’elle y passe une bougie tous les quatre mois.
Grand-Fayt – Avesnes-sur-Helpe – Grand-Fayt, 21,8 km en automobile, 1,984 kg de CO2.
21 septembre
Réveillé une première fois peu avant sept heures. Rendormi jusque près de neuf heures trente. Le temps de la gym, la douche et le petit déjeuner, la journée commence qu’il n’est pas loin d’onze heures. Puis photographié la fin du potager, surtout les tomates qui moisissent dans la serre. Fini le film douze vues mis dans l’appareil en plastique l’autre jour. Reçu au courrier un exemplaire de l’édition américaine du livre consacré à l’œuvre de Charles Jones 5, jardinier anglais ayant photographié ses légumes et ses plantes autour de 1900, dont j’avais découvert l’autre jour chez ma cousine la version française.
22 septembre
Guitare, écriture, jardinage, Jean Vioulac. Dans la phrase qui sert de déclencheur à ce journal et aux images qu’il accompagne, « comment continuer de raconter des histoires avec la photographie tout en vivant à la hauteur des exigences éthiques et écologiques que nous impose collectivement la pérennisation de la participation de l’espèce humaine au système-Terre ? », il est sans doute temps de revoir la subordonnée relative qui la clôt.
23 septembre
Je n’ai pas fini mon idée hier soir. Ce qui ne me convient plus dans cette formulation, c’est qu’elle laisse sous-entendre que la pérennisation de notre participation au système-Terre – ou, vu sous un autre angle, le risque de notre disparition en tant qu’espèce – serait dans la lutte contre le dérèglement climatique l’enjeu d’une part unique, et d’autre part uniformément souhaité – sans que je m’avance à dire par qui, ce qui manque de précision, d’autant que certains jours, il ne l’est même pas par moi. Par surcroît je laisse accroire que la poursuite de ce but nous imposerait un comportement qui rencontrerait l’unanimité parmi tous les humains, ce qui est loin d’être acquis tant les approches divergent, ne serait-ce qu’entre les tenants de l’érémitisme et ceux de la barbarie. Je ne résoudrai pas ces questions sur le champ. Mais je peux déjà dire que cette formulation me semble désormais imparfaite et qu’il me faut réfléchir à son insuffisance, au sens de Bouvier citant Artaud – ou plutôt d’ailleurs à sa suffisance, au sens moral, tant il me semble que j’y parle pour autrui. Le terme le plus juste y est sans doute celui de « participation » : s’il faut que nous soyons encore là et que cela ait un sens, il me semble que cela devrait être en assumant de participer au monde plutôt que de l’assujettir, c’est-à-dire d’appartenir à un système d’interactions partagées le plus égalitairement possible à l’échelle du vivant. Mais ce terme peut sans doute être compris plus largement, sans l’aspect égalitaire que je lui donne, en sorte que mon affirmation n’est pas claire. Ce qui manque donc à cette formulation, c’est la prise en compte des conditions de cette participation. S’il s’agit de proroger notre domination, il est probable que le reste du vivant préférerait que nous ne soyons plus de la partie. L’autre problème de cette formulation, c’est qu’en laissant croire que l’enjeu est notre survie, elle peut faire sous-entendre que la nature, elle, se débrouillera bien, et nourrir un courant de pensée suprémaciste en vertu duquel nous pourrions faire n’importe quoi puisque la vie survivra. Il faudrait que je reformule mon argument en intégrant l’extinction de masse en cours, que nous avons provoquée et ne cessons d’alimenter. Car s’il est sans doute vrai que des formes de vies subsisteront quelle que soit l’ampleur de la catastrophe ne serait-ce que dans les profondeurs inatteignables de la terre, toute branche coupée par nous est un crime dont nous devrions être tenus comptables, mais on s’en moque puisque nous sommes déjà condamnés. Or des branches du vivant, nous en avons déjà coupé des milliers. Ainsi, quand je parle d’exigences éthiques et écologiques, je crois que je ce que je veux exprimer, c’est juste le désir égoïste de ne pouvoir être traité de criminel par la génération d’Olga et les suivantes au motif que je n’aurais pas fait ce que je pouvais pour réduire mes émissions de gaz à effet de serre et ma collaboration à la destruction du vivant. À cet égard, la dimension écologique de notre déménagement ici est certainement dérisoire et peut-être même amorale. Dans Jean Vioulac je lis ceci : « Les lieux où nous vivons perdent ainsi progressivement leur statut de pays pour acquérir celui de radeau ». Avoir pu choisir notre radeau, moins sec que le drômois, n’est déjà plus éthique.
Un peu de guitare. Lu des livres achetés ces derniers mois sur la photographie et l’écologie, dont Image Ecology catalogue d’une exposition à C/O Berlin fin 2023 et début 2024. J’y retrouve des noms que je connais : Léa Habourdin que le Bec a publié jadis, Julian Charrière qui était dans la deuxième ou troisième édition du catalogue des acquisitions photographiques des institutions publiques, l’ami Munem de VU’ avec qui nous avons refait le monde à Katmandou quelques fois… Le problème de telles lectures, c’est qu’à chaque page je suis pris dans une spirale de questions, de notes, de liens, d’idées, qui terriblement me ralentissent. Ce matin, j’ai lu une page. Le reste de la matinée a consisté à suivre les pistes nées de la lecture de cette page. Cet après-midi j’ai été plus assidu, mais pour lire l’introduction de Boaz Levin et Kathrin Scönegg, qui ne fait que quelques pages et ne présente aucune difficulté conceptuelle, j’ai tout de même eu besoin de deux heures. Je crois qu’il faut vraiment que je réapprenne à lire. Jean-Robert expliquait avant sa soutenance avoir appris dans la fin de la rédaction de sa thèse à lire de la littérature académique pour la transformer en outil de sa propre réflexion. Ce n’est certainement pas la même chose de lire Michaux ou Bouvier. Cela s’apprend, je ne sais comment, mais Jean-Robert sait. Et manifestement, moi, pas encore. J’étais parti dormir avec le livre sur Denis Brihat paru jadis au Temps qu’il fait, Le Jardin du monde, avec des textes de Charles-Henri-Favrod, Paul Jay et Michel Tournier. Je n’ai pas dépassé la première page de Favrod. Chaque ligne me donne un quart d’heure de méditation – et d’écriture : j’ai donc repris des notes. D’abord la liste des végétaux photographiés par Denis me rappelle que je n’ai pas fait assez d’images ce printemps et cet été, notamment des fleurs de courgettes grandes comme des nénuphars. Et puis cette phrase, merveilleusement juste : « le tour de force est de faire oublier la technique et le travail préliminaires pour mettre en évidence l’obscur et l’invisible qui apparaissent soudain et s’épanouissent ». C’est exactement ce qui me manque dans les travaux des artistes que j’ai regardés aujourd’hui ou récemment, même si je respecte sincèrement leurs expériences et tentatives. Chez Lucas Leffler, quelle que soit la force esthétique des images de ses séries sur boue sensibilisée ou sur téléphone Apple enduit de collodion, j’ai du mal à sentir « l’obscur et l’invisible s’épanouir ». Chez Julian Charrière la technique et le matériau sont si imposants, impliquant tellement de moyens, que je peine aussi à accéder à son message, qui est pourtant de ceux que j’aurais envie d’écouter, de lire, de regarder. Ou plutôt, j’accède au message, mais j’ai peur qu’il soit contredit par les moyens. Chez Léa Habourdin, les négatifs de ses anthotypes –émouvants, vaporeux, inspirants –, sont de films plastiques imprimés numériquement, et je ne vois plus que cela au lieu de me laisser envahir par sa poésie de la disparition. Même les grains de riz de Munem, tirés en cyanotype, me parlent moins que les images d’archives qu’il montre en parallèle. Je ne sens pas l’obsession. Au mieux je ne fais que la deviner sous les moyens. La question que je me pose, face à ces tentatives, est toujours la même : cette œuvre va-t-elle faire baisser la teneur en particules de dioxyde de carbone de l’atmosphère ? Tenter de répondre à cette question revient à poser celle de la temporalité de l’art et de ce qu’il fabrique chez celles et ceux qui le reçoivent. Rares sont sans doute les œuvres dont la réalisation absorbe du carbone. Mais demain ou dans dix ans, toute prise de parole peut changer des comportements. Cela revient encore à poser la question du milieu vers lequel on émet sa parole, question que j’ai déjà dû triturer je crois à l’époque du « Bruit de fond anonyme du monde ». Chez Julian Charrière, le travail ne parle que de l’exploitation de la terre par le capitalisme. Il a raison de la dénoncer. Il faut qu’un artiste de son niveau le fasse. Et je trouve sa démonstration convaincante. Mais j’ai peur qu’elle soit inaudible en dehors de sa sphère. Chez Denis Brihat, la technique est discrète, au service d’une obsession, mais qui ne revêt aucune urgence morale, philosophique ou politique. Il entend juste qu’on lui laisse faire ce qu’il voulait à son rythme. J’aimerais parvenir à cela.
24 septembre
Matinée à photographier le potager sous la pluie, avec mon pied de lampe de chantier équipé d’un parapluie. La menthe en fleur tendue de toiles d’araignées, Une carotte à trois branches, les aubergines, les dernières fleurs de courgette, les feuilles de choux de Bruxelles moisissant sur la terre mouillée, les cléomes et le basilic dans la serre, les belles de jour qui grimpent sur le grillage de l’actinidia… Traité les images. Après le déjeuner, écrit un peu puis retourné photographier les oignons sur la pierre du petit banc, le basilic encore, et les fleurs de piments. Il faudra que j’essaie de faire quelque chose avec les orties, et les poireaux.
25 septembre
Hier soir, regardé donc ce Fleuve de Jean Renoir, dont Jean Deilhes a eu la bonté de me transmettre un DVD. Il m’avait mis en garde sur l’histoire, la jugeant un peu naïve, ce qu’il exprimait avec un qualificatif plus choisi, que j’ai oublié. Je m’y étais donc préparé, mais j’ai vite baissé la garde. La trame narrative reposant sur les émois des jeunes femmes pour le militaire américain est sans doute convenue, mais en vérité, j’ai eu l’impression que là n’était pas la question, et de regarder un chef d’œuvre. La couleur est magnifique parce que fragile, incertaine, hésitante… Quand on regarde un point fixe dans une scène sans suivre l’histoire, on se rend compte que la couleur d’un même objet – arbre, ciel, peau, bâtiment – change de dominante avec douceur et subtilité, et l’on sent que ce n’est pas totalement voulu, mais malgré tout accepté parce que ce sont les moyens de Renoir pour rendre la couleur. Le dialogue entre le documentaire et la fiction est magistral. La force des images documentaires à mon sens préfigure L’Inde Fantôme de Louis Malle, à venir seize ou dix-sept ans plus tard. Ici, l’histoire d’amour un peu pauvre est sans cesse élevée à une merveilleuse banalité par les images documentaires qui donnent un contexte à la lumière duquel ces émois ne pourraient être moins superficiels ou caricaturaux : ce sont des mondes qui se fréquentent sans bien se rencontrer, celui du colon et du colonisé, du soldat et de l’expatrié, de la déchirure binationale… Le film utilise le documentaire pour montrer ces insuffisances intimes. Je ne vois que la force documentaire sans être gêné par la pauvreté du scénario. L’Inde de ce film, sans avoir la complexité de celle de Louis Malle, est puissante, physique et métaphysique à la fois, sans doute édulcorée des pathologies de la modernité, trop pure, mais entière. Et puis elle a trois quarts de siècle. La modernité n’avait sans doute pas la même place qu’aujourd’hui. Pénible, cette sensation que chaque fois que je veux dire précisément un sentiment par rapport à une question –la pérennisation de la présence humaine dans la grande affaire du vivant l’autre jour, ou les problèmes postcoloniaux posés par ce film aujourd’hui – je sens qu’il me faudrait à chaque fois trois jours de lectures et une dissertation pour arriver à effleurer cette question. Tiré quatre-vingt images du jardin en petit, sur l’imprimante pigmentaire, pour faire des éditings sur table. Refait le gabarit de bois de ma boîte en aluminium que j’utilisais autrefois pour montrer mon travail népalais. Il était adapté à trois tailles de tirages différents. Une seule aujourd’hui. La boîte est jolie. Cuisiné un bout de poisson ramené hier du supermarché par Marie, avec pommes de terre, poireau, carottes et chou rave du jardin passés à la vapeur, et huile d’olive du jardin aussi, mais du précédent. Entamé il y a peu le deuxième bidon de vingt litres sur les trois que Gilles nous avait donnés pour prix de notre travail dans ses arbres à Nyons dans l’hiver 2023-2024, juste avant le déménagement. Dans Jean Vioulac toujours. Ça se complique, je manque de concepts, j’espère que je vais retomber en terrain plus à ma portée, car ses longues introductions sur Le Grand Continent m’avaient semblé abordables.
26 septembre
Depuis les retrouvailles avec Rémi Bordes, je relis quotidiennement ou presque les nouvelles en népalais le matin sur le téléphone. Étonné et heureux de n’avoir point trop perdu. Répondu à quelques courriels en retard. Une bonne heure à réserver des billets de trains pour aller voir Yann à Paris dimanche pendant que Marie est au concert de sa chorale, et pour aller à Paris puis de Valence à Die chez le dentiste mercredi, et retour le jeudi. Tout cela prend désormais un temps considérable sur lequel Annie Millischer, qui tenait autrefois l’agence de voyages de Nyons, gagnait sa vie avec bienveillance et gentillesse. Cette organisation du monde où nous sommes censés nous réjouir d’être l’opérateur permanent de nous-mêmes me donne à la fois le vertige et la nausée.
27 septembre
Lecture du Kantipur. Regardé Casting a glance de James Benning hier soir. Entre 1970 et 2007, Benning est allé seize fois filmer ou photographier Spiral Jetty, une œuvre monumentale de Robert Smithson, un des fondateurs du Land art, créée sur la rive du Grand lac salé dans l’Utah. Je dis aussi « photographier » parce qu’il y a des plans fixes où ni les vagues ni le ciel ne bouge, on ne le sent pas tout de suite parce que la bande son continue son chemin… Le temps y est magnifiquement organisé. Je pense que pour montrer mes oiseaux, l’idée des dates est bonne, elle rejoint Jean-Luc Mylayne. Cela va m’aider à savoir ce que je veux dire avec ces oiseaux. Passé l’après-midi avec eux. Regardé les films du 28 avril, du 1er et du 3 mai, et marqué tous les endroits où les oiseaux racontent quelque chose, par le son ou par l’image. Il reste encore deux tiers des films à regarder et pointer. Et puis décider ce que je vais en faire. Il y a des plans de douze minutes où guère plus de trois ou quatre actions ont lieu qui rythment parfaitement l’attente. Il y a des plans de trois minutes où je m’ennuie même si un oiseau passe. J’ai mis des cartons avec les dates et les heures au début de chaque plan. Je me sens bien dans cette forme. J’ai trouvé ma palette de couleur aussi. J’y avais passé une demi-journée début septembre pour arriver à quelque chose de similaire au traitement que j’applique à mes fichiers photographiques, avec des verts qui me plaisent. Fatigué de cette toux qui consume mon énergie jour et nuit. L’homéopathie m’a radicalement débarrassé de l’eczéma dans le dos, mais pour la toux, c’est encore en chantier. Parfois je me dis que c’est par là que Sonja a commencé de partir. Elle se plaignait de toux début mai. Le neuf novembre elle est morte. Mais le docteur ne m’a signifié aucune mise en garde après ma prise de sang, ni après m’avoir examiné l’autre jour. Angelo au téléphone, incapable de lui parler plus de deux phrases d’affilée sans m’étouffer, c’est pénible.
28 septembre
Dans l’Œuvre écrite et parlée de Chantal Akerman publiée récemment par L’Arachnéen 6. Dans le scénario de Jeanne Dielman. Cette phrase me semble lumineuse : « Quand elle prend un objet dans ses mains elle le sent vraiment, l’objet a son poids réel, il est lourd de sa substance, de sa qualité, ces choses-là peuvent sembler tout à fait ordinaires mais je pense que ce sont des choses remarquables, elle ne laissera pas tomber quelque chose, elle ira au bout de ses mouvements. Par cette description, je n’essaie pas de montrer un des traits de caractère de Jeanne mais simplement de vous aider à la visualiser et vous sensibiliser au rythme qu’elle va imposer au film. ». Il faut que je décortique cette phrase. « L’objet a son poids réel, il est lourd de sa substance », c’est exactement ce qui sépare une image d’oignon ou de blettes d’une photographie. Il faut que cet oignon pèse de tout son poids sur le sol. Regardé La grande Illusion, de Renoir. Ce qui m’a ému, outre la modernité de la réalisation, c’est que le film date de 1937, et que quelques années plus tard, ce que les acteurs jouent ici recommence en vrai. Notamment pour Sylvain Itkine, qui joue Pindare, et fut arrêté en 1944 et tué par la Gestapo.
29 septembre
Dans le train pour Paris pour la journée. Je vais retrouver Yann. En attendant, deux heures en 2017 avec Pierre Bergounioux 7. La langue de cet homme est bouleversante : « L’hiver tient toujours les hauteurs, les dispute à la reverdie » (p. 284), « Mais je n’ai plus que des morts, ici » (p. 288) (cette virgule !) ; attentive et lucide : « (…) des gens jeunes, venus d’ailleurs. Ils parlent le français contemporain – “En fait”, “voilà”, “ce que je voulais dire, là, c’est que j’ai juste la rage”… » ; résignée et douce à la fois : « Le printemps exécute méthodiquement sa tâche ». Et quand il cite, c’est venu de profondeurs inouïes : « Tout sens fêtera un jour sa renaissance » (Mikhaïl Bakhtine). Et ceci, que je médite depuis : « Et elle est là, comme à cinquante-quatre ans d’ici qu’elle m’est apparue et que je me suis trouvé placé devant l’alternative de la persuader de consentir à me permettre de respirer jusqu’à mon dernier jour près d’elle ou de périr » (p. 305). Et des emplois anciens, comme ce sens de « dépêcher » pour « expédier, se débarrasser au plus vite de quelque chose », que je n’aurais pu utiliser même si je le comprends : « il me faut dépêcher de menues tâches » (p. 309). Paris. Yann resplendissant. Bonheur de renouer avec cette amitié-là. Commencé par une bière au Rendez-vous des Belges, puis déjeuné chez Dishny de chicken tikka et badjis variés. Puis à Orsay pour l’expo Céline Laguarde. Pédagogiquement nulle : surpris beaucoup de visiteurs se demandant ce qu’était la gomme bichromatée, comment était obtenu l’effet d’estompe caractéristique du pictorialisme, que sont les tirages aux encres grasses, etc. Aucune explication technique, aucune contextualisation du mouvement, pourquoi le pictorialisme arrive, pourquoi il s’arrête… Il y a un paysage marin dont deux tirages sont présentés : l’un en aristotype classique, précis, et l’autre à la gomme, aux contours vaporeux. Pédagogiquement, c’était à saisir, or pas un mot sur cette juxtaposition. Artistiquement, émouvant. Confondant, ces photographies qui ressemblent à des dessins au fusain. Les visages sont tels ceux d’anges. Beaucoup parlé avec Yann. D’art et de vie. Fini les retrouvailles où nous les avions commencées : aux Belges, mais devant un Perrier. Le patron, au moment de payer, me dit : « vous êtes étranges : vous prenez la bière le matin et le Perrier l’après-midi ! » Le matin, le matin, comme vous y allez ! il était onze heure trente et j’étais levé depuis sept heures moins le quart ! Dans le train du retour, impossible de lire, d’écrire ou de faire quoi que ce soit, à cause de trois étudiantes et un étudiant dans le carré voisin qui parlent sans interruption et fort, et comme dirait Bergounioux, dans un français contemporain : « et là genre la meuf e’ m’fait, genre, tu vois ? trop dègue ! »
30 septembre
D’avoir repris, depuis mes retrouvailles avec Rémi Bordes, mon rituel de lecture matinale du Kantipur, j’ai l’impression que je me recompose d’un membre atrophié qui repousse. Le vocabulaire revient vite. Des nouvelles de Dominiq Jenvrey, ému par mon texte pour sa revue. Je commençais à m’inquiéter de son silence. Mais il aime texte et photographies. Son message est touchant. Il voit désormais en moi le parangon d’un « moderne » devenu « terrestre ». Je relis mon texte une nouvelle fois, y apporte des précisions et des clarifications. J’y passe quelques heures finalement. Il me répond dans la foulée. La nouvelle version et les nouvelles images sont sur le serveur de la revue. Le texte va être relu par ses collègues et critiqué d’ici décembre. Regardé La Règle du jeu, de Renoir. Pas la même émotion que La Grande Illusion.
1er octobre
Les calendulas que Marie avait déplacés d’entre les pavés vers un parterre approprié, après avoir donné l’impression de ne pas s’y plaire et de préférer s’y laisser flétrir, donne à présent des fleurs d’un orange éclatant. Le bouquet de thym, lui, n’a pas grossi en neuf mois. Journée administrative. Dîné de légumes du jardin : les dernières aubergines grillées au four, les dernières tomates en sauce, la roquette plantée tardivement par Marie, et une polenta du commerce, mais avec notre basilic et notre persil, gratinée à la chapelure moulue l’autre jour.
2 octobre
Levé à six heures et quart. Feu, café, gymnastique, petit-déjeuner avec Marie, puis dans le train pour Paris, Valence et Die. Soirée chez les Blenkinsop. Demain, un trou dans la mâchoire et une vis dans le trou. Arrivée à Die, trouvé une petite kalanchoë chez la fleuriste. Chez Philip et Yonola, la maman de Yonola est là. Heureux de les revoir. La maison s’est améliorée depuis ma dernière visite sans doute en 2018 : des travaux ont été fait dans la pièce de vie, où je vais dormir. Mais sinon, c’est encore bien le camping. Odell et Caeden sont là aussi.
Grand-Fayt – Aulnoye-Aymeries – Grand-Fayt, 24,4 km en automobile, 2,220 kg de CO2.
Aulnoye-Aymeries – Paris-Nord, 217 km en train, 5,500 kg de CO2.
Gare du Nord – Gare de Lyon, distance inconnue, métro lignes 5 et 1, 0,014 kg de CO2.
Paris-Gare-de-Lyon – Valence-Ville, 568 km en train à grande vitesse, 1,647 kg de CO2.
Valence-Ville – Die, 72 km en car, 2,484 kg de CO2.
3 octobre
Levé à sept heures moins le quart. Gymnastique dans le noir. Café avec Yonola. Odell s’en va seule à l’école. Yonola accompagne Caeden et me salue, car elle ne rentrera pas avant mon départ. Philip me conduit au cabinet dentaire. Opération menée vite et sans douleur. À neuf heures trente tout est terminé, trou, vis, points de suture, scanner préalable et scanner de contrôle. Aussi ai-je pu prendre le bus de dix heures au lieu de celui initialement prévu à onze heures et demi, et manger tranquillement à Valence. Le train pour Paris circule avec du retard, mais sans conséquence sur ma correspondance pour Aulnoye-Aymeries. Tout de même changé de gare par le RER D, plus rapide, mais plus émetteur de carbone. Dans le dernier train, travaillé à un nouvel éditing de la série de photographies que ce journal accompagne. Marie au rendez-vous, comme toujours, mais je la laisse en ville car elle a une répétition de chorale. Une camarade la ramènera. Soirée seul à gérer de la paperasse.
Die – Valence TGV, 82 km en car, 2,829 kg de CO2.
Valence TGV – Paris-Gare-de-Lyon, 568 km en train à grande vitesse, 1,647 kg de CO2.
Gare de Lyon – Gare du Nord, distance inconnue, RER D, 0,049 kg de CO2.
Paris-Nord – Aulnoye-Aymeries, 217 km en train, 5,500 kg de CO2.
Grand-Fayt – Aulnoye-Aymeries – Grand-Fayt, 24,4 km en automobile, 2,220 kg de CO2.
4 octobre
Levé à sept heures. Café. Kantipur. Matinée informatique passée à mettre en ligne cette nouvelle version de la série de photographies du jardin et à traduire les légendes en anglais. Je sais maintenant dire la bougie d’allumage (spark plug), le rouge-queue (redstart), l’amiante (asbestos) ou les belles-de-jour (morning glory) ! For everyday use, definitely! Parti vers treize heures pour Dunkerque. Rendez-vous au château Coquelle, centre culturel dirigé par un vieux camarade de Fabienne, Paul Leroux. Reçu chaleureusement par Éponine Vodougnon, responsable de la photographie dans ce lieu pluridisciplinaire, qui me fait visiter la maison, et l’exposition de Scarlett Coten sur la masculinité. Puis nous nous installons dans une grande salle de réunion et Paul Leroux nous rejoint. Début de conversation à chercher la bonne énergie mais je trouve, et tout devient fluide. Il regarde avec attention, le Népal, le portfolio Diamantino, L’Usure, pose des questions montrant qu’il a compris ma problématique. La plus intéressante : comment comptez-vous diffuser ce travail sur votre jardin ? Une exposition classique n’entrerait-elle pas en contradiction avec votre propos ? Inévitablement j’y ai pensé, et inévitablement ne vois pas ce que ces images feraient encadrées sur aucun mur. Pensé plutôt aux projections-conférences avec Amnesty, de la joie qu’elles me procuraient et du sens que j’y trouvais. À la maison à vingt heures. Marie m’attend avec un repas. Marie participe aux ateliers d’artistes ouverts du département du Nord, mais ce soir, personne ne vient.
Grand-Fayt – Dunkerque – Grand-Fayt, 340 km en automobile, 30,940 kg de CO2.
5 octobre
Levé à sept heures dix. Café. Lecture du Kantipur. Encore un peu de paperasse administrative. Puis relu le petit livre d’Anne-Marie Filaire, Récit d’un effacement, acheté au Centre régional de la photographie lors de ma première visite, et qui sert de point de départ à l’exposition dont le finissage se tient tout à l’heure. J’y pars vers midi moins le quart, le texte à l’esprit. Marie ouvre son atelier aujourd’hui encore. Il y a des visiteurs quand je m’en vais. Audrey Hoareau m’accueille gentiment, me rend sans commentaire les livres que je lui avais prêtés. Nathalie Delbard est là, toujours enjouée. Moi, heureux de la revoir. Je salue Anne-Marie Filaire, et me présente en lui rappelant notre premier croisement, sans parole, chez Zoème à Marseille en 2018. Nous finirons par discuter un bon moment, elle se met à me tutoyer et à me parler de sa création comme si on se connaissait depuis longtemps. Mais la conversation est belle. Nous parlons d’écriture, beaucoup, et de la force que prend l’exposition quand on la lit en dialogue avec le récit de son expérience, d’extractivisme, puisque c’est le sujet, de Jean Vioulac qu’elle ne connaît pas, de son travail actuel sur l’eau qu’elle mène en suivant la Loire et en tirant toutes sortes de fils : paysages, luttes contre les grands barrages, pollutions… Reparti avec une petite gêne que je ne parviens pas à identifier. Rentré par Avesnes pour les courses. Marie toujours en affaire avec ses visiteurs. En allant chercher une bûche, rencontré le hérisson, que j’ai photographié dans l’herbe d’abord, titillé par le chat. Le mari d’une dame qui visite l’atelier de Marie vient regarder, fumer et causer gomme bichromatée. Puis, parce que je ne parvenais à rien faire de cette scène qui dise plus que ce qu’elle dit, et surtout que j’avais déjà fait cette image, le hérisson, avec beaucoup d’égards, est allé s’installer dans l’angle entre le tas de bûches et le réservoir d’eau, dans un style tout à fait convivial. Merci hérisson ! Dîné d’un curry de blettes du jardin et de carottes de celui des parents de Marie. Dans Jean Vioulac le soir.
Grand-Fayt – Douchy-les-Mines – Avesnes-sur-Helpe – Grand-Fayt, 118 km en automobile, 10,738 kg de CO2.
6 octobre
Levé à sept heures dix. Café. Lecture du Kantipur. Marie rouvre sa porte dès dix heures. Encore du monde ce matin. Moi cependant, dans les valses d’Antonio Lauro. Trouvé un chemin pour franchir un obstacle qui me résistait depuis deux ou trois ans. Marie fait de bonnes rencontres, qui ouvrent des portes professionnelles et commencent à structurer un réseau dont elle déplorait le manque depuis des mois. Réchauffé le curry. Puis elle, retour à l’atelier pour accueillir les prochains. Un couple arrive, avec un adolescent. Marie vient me chercher pour me les présenter. Le monsieur est né dans la ferme d’en face, chez Arnaud et Nicole. Il a connu les anciens propriétaires d’ici, Achille et Ginette Leroy, qui selon lui vivotaient, sans beaucoup de moyens ni éducation. La ferme n’était pas bien entretenue. Gamin, il venait chez nous dans une étable pour rendre visite à un bouc. Je lui montre notre étable, mais il l’imaginait plus petite. Sans doute celle à laquelle il pense était-elle dans la partie abattue par les Liénard à la fin des années 1990. Plus tard, les voisins d’en face Arnaud et Nicole aussi viennent visiter l’atelier. C’est la première fois qu’ils entrent dans la maison. Nicole connaît bien le fils d’Achille et Ginette Leroy, qui s’appelle Alain. Depuis des mois, nous entendons que quelqu’un qui a fréquenté la maison vit toujours au village, et a certainement des photographies. C’est lui. Il faut que j’aille le voir. Il habite la ferme à droite au début de la côte de Marbaix. C’est toute la partie archive de ma candidature à l’Aide individuelle à la création qui est à construire à partir de ces rencontres. Le soir, cuisiné les dernières tomates de la serre, devenue toute triste avec ses fruits pourris qui pendent de branches noircies par le mildiou, de beaux choux raves, des carottes des parents et des courgettes de la cave, le tout en couscous.
7 octobre
Levé à sept heures. Relu une dernière fois le texte de Jean Deilhes sur Jean-Pierre Sudre, qu’on va pouvoir montrer à Fabienne. En début d’après-midi, parlé une bonne heure et demie avec Isabelle Detournay, dont le Bec en l’air avait publié La Classe A008, et qui m’a demandé de l’aider à écrire pour ses images d’Inde. Pris rendez-vous avec Arno Gisinger pour vendredi pour parler doctorat, à quinze heure gare du Nord, juste avant de reprendre le train. Rôti au four à l’huile de moutarde des tranches de courges butternut avec du fenugrec et du curcuma, et grillé de la grenaille de pommes de terre à la poêle avec des graines de cumin et du garam masala de Katmandou. Soupé de ça, au retour de Marie, qui était à la chorale.
8 octobre
Hier soir, essayé de relire le Goražde de Joe Sacco, que nous avions acheté à Mostar le 4 février 2005, Marie l’avait écrit à l’intérieur. Je n’ai pas tenu plus de quelques pages. Il y a quelque chose d’indécent à être dans ce livre, dans cette guerre incompréhensible, dans cette ville qui fut le centre du monde pendant quelques temps de 1992 à 1995 et désormais oubliée. Je crois que ce qui me met le plus mal à l’aise c’est la manière dont il dépeint le travail journalistique, ce mélange d’impuissance et d’obstination, d’opportunisme et de compassion de circonstance, ce besoin de savoir, d’obtenir des réponses à des questions à cet instant-là essentielles, qui aujourd’hui n’ont plus aucun sens pour la plupart des personnes impliquées dans son récit. La gêne est physique. Il faudrait évidemment que j’approfondisse ce sentiment pour lui attribuer des mots plus précis. Cette critique ne suffit pas. Travaillé une bonne partie de la journée au portfolio de L’Usure, puis travaillé pour Marin Driguez, qui m’a demandé de relire une soixantaine d’entretiens pour son livre sur l’hôpital. Préparé mes bagages.
9 octobre
Réveillé à cinq heures en pensant que j’avais oublié de prendre mon billet de train, levé à six heures moins dix, feu, café. Olga arrive aujourd’hui et, vendredi, c’est la remise de son diplôme sur la Grand-Place de Bruxelles. Je suis bien désolé de manquer cet événement. Dans le train pour Paris, pour le mentorat aujourd’hui, et une nouvelle édition de l’atelier d’écriture qui commence vendredi.
Grand-Fayt – Aulnoye-Aymeries – Grand-Fayt, 24,4 km en automobile, 2,220 kg de CO2.
Aulnoye-Aymeries – Paris-Nord, 217 km en train, 5,500 kg de CO2.
Gare du Nord – Voltaire, distance inconnue, métro lignes 4 et 9, 0,014 kg de CO2.
Voltaire – Chaussée d’Antin-Lafayette – Voltaire, distance inconnue, métro ligne 9, 0,032 kg de CO2.
10 octobre
Réveillé à six heures, somnolé juste sept. Démarré la cafetière, gym, puis vers huit heures et demie parti retrouve Michel Rolland près de chez lui, rue Oberkampf. Discuté un moment, c’est toujours agréable d’entrer dans son énergie musicale, de l’entendre parler des concerts qu’il a vus, de me rendre compte de l’étendue de sa connaissance musicale, cela me sort tellement de la photographie. Revenu vers Voltaire ensuite pour répondre à la demande d’Antoine, un jeune photographe que j’avais aidé à écrire, et qui se pose des tas de questions très justes sur la photographie. Je lui avais donné des lectures pour nourrir cette question qu’il se pose de la place du photographe par rapport à ses images, notamment l’entretien de jadis avec Antoine d’Agata. Retour dans le quartier de VU’, pris un verre dans un bar vide tenu par un couple de Chinois, où régnait un calme oublié. Pas de télévision, pas de radio, peu de clients, c’était apaisant. De retour à VU’ l’après-midi, Une bonne heure avec Patricia Morvan qui a regardé et aimé le portfolio Diamantino et a eu l’air d’apprécier le début du travail au jardin, tout en en percevant l’état d’ébauche, de chantier, de recherche. Elle sent qu’il faut accentuer l’étrangeté : plus de choses où on ne sait pas ce qu’on voit – et prendre garde à la littéralité : que la photographie d’un oignon soit plus étrange qu’un oignon, exactement comme chez Denis Brihat, elle est plus belle, ou plus oignon. Fabienne au téléphone en fin de journée, pour parler du portfolio de L’Usure.
Voltaire – Chaussée d’Antin-Lafayette – Voltaire, distance inconnue, métro ligne 9, 0,032 kg de CO2.
11 octobre
Levé vers six heures, lu le journal népalais, gymnastique et café avec les amis, puis vers huit heure et demie parti vers VU’. Au café, regardé la retransmission en direct de la cérémonie de remise de diplôme d’Olga sur la Grand-Place de Bruxelles, je l’ai vue passer, c’était émouvant. Puis à l’agence pour accueillir l’atelier d’écriture, qui se passe bien. Fini tard, vers quatorze heures moins le quart, alors que j’ai rendez-vous dans le dixième arrondissement à quatorze heures pour aller chercher des films cent-vingt périmés, et une demi-heure plus tard à la gare du Nord avec Arno Gisinger. Excellente rencontre. Toujours aussi charmant. Appris énormément et gagné des années d’énergie. La question principale d’Arno, après m’avoir dit le bien qu’il pensait de mon écriture et de mes questions, c’est : « pourquoi une thèse ? ». Il développe son idée : j’ai cinquante-deux ans dans trois semaines, il a compris sinon mon caractère au moins mon inaptitude au combat d’ego et à la guerre de position : jamais je n’obtiendrai un contrat doctoral, et moins encore un poste à l’université. Contrat et poste sont des investissements que fait l’université dans des chercheurs qui deviendront rentables. Il leur faut un retour sur cet investissement : des publications, des colloques, briller sur la scène académique. Toutes choses que je ne ferai pas assez, puisque trop vieux déjà, et pas assez belliqueux. Natacha m’avait prévenu, et Arno, qui vient de la rencontrer, ne la contredit pas : c’est un milieu impitoyable qui va me laminer. C’est en cela qu’Arno Gisinger m’a fait gagner des années : ne pas persister dans cette idée de thèse, dont je n’ai pas compris les enjeux autres que de pouvoir écrire avec le confort d’un salaire. Si je veux continuer de transmettre, ma place sera selon lui davantage en école d’art, que je peux approcher pour des propositions ponctuelles d’abord, et m’y installer petit à petit par la suite. Il faudrait que j’aille voir à Tourcoing. Que je prolonge la discussion avec Nathalie Delbard. Mais vraiment, ai-je envie de tout cela ? Ne puis-je pas devenir simplement une sorte de Stéphane Duroy, un ours imperméable ? Je n’ai pas fait son œuvre, certes, mais est-ce juste une question de qualité du travail ?
Voltaire – Chaussée d’Antin-Lafayette, distance inconnue, métro ligne 9, 0,016 kg de CO2.
Paris-Nord – Aulnoye-Aymeries, 217 km en train, 5,500 kg de CO2.
Grand-Fayt – Aulnoye-Aymeries – Grand-Fayt, 24,4 km en automobile, 2,220 kg de CO2.
12 octobre
Levé à sept heures. Nouvelles du Népal sur le Kantipur avec le café. Rangement des documents et effets ramenés de Paris. Travail sur le portfolio de L’Usure. Mis une bonne heure à retrouver une diapositive. La dénomination de mes boîtes n’était pas assez précise. Mais trouvé tout de même.
13 octobre
Levé à six heures. Café, feu, gymnastique, bagages. À sept heures trente, en route pour Dinard, à l’invitation de Thérèse, la maman de David Sauveur, en remerciement de mon engagement dans l’édition de son livre sur Jérusalem en 2021. Je ne l’avais jamais rencontré avant son agression. C’est un moment beau et triste, bouleversant. David nous parle en tapant d’un doigt sur sa tablette qui dicte ses phrases. Thérèse nous emmène ensuite à l’appartement. Nous nous reverrons, avec David, vendredi. L’endroit est magnifique, face à la mer. Posé nos affaires. Balade le long de l’eau.
Grand-Fayt – Dinard, 560 km en automobile, 50,960 kg de CO2.
14 octobre
Levé à huit heures. Kantipur. Jusqu’à la librairie ensuite. Impossible d’entrer dans une librairie aussi belle sans rien acheter. Ce sera le Photo Poche de Bernard Plossu. Longue balade à travers la ville et retour par la mer. Apéro sur le balcon, à regarder les navires. Écriture en regardant les navires.
15 octobre
Levé à huit heures et quart. Une bonne partie de la nuit, ces mots ont tourné dans ma tête : ambidextre, ambigu, bigoudi, amphibie, amphigouri, abasourdi, engourdi, associés les uns aux autres. Bizarre. Kantipur. Café. Journée tendue, à finaliser les fichiers pour l’impression du portfolio de L’Usure.
16 octobre
Levé à sept heures trente. Encore sur l’ordinateur à gérer toutes sortes d’urgences. Ce qui devait être une semaine de vacances est une semaine de travail en déplacement. Pluie cet après-midi. Le soir, arrivée d’Anne-Isabelle et Morvan. Belles retrouvailles. Ambiance légère. Soirée réconfortante. Soupé de poisson et de légumes du jardin.
17 octobre
Levé à huit heures et quart. Kantipur. Café. Retrouvé Anne-Isabelle et Morvan vers dix heures et demi. Partis tous les quatre par la vedette vers Saint-Malo. Je n’avais pas le souvenir d’un lieu stimulant à ce point mon petit penchant claustrophobe. Pierre noire, ruelles étroites et sombres, intégralement dédiées au commerce traditionnel et folklorique ou d’enseignes mondialisées, et à la restauration façon Petite rue des Bouchers à Bruxelles. Nous ne nous y sentons pas à l’aise. On trouve tout de même une place un peu plus large où le regard n’est pas arrêté par des vitrines et porte un peu plus loin que les remparts. Mangé là, puis repris le bateau. Longue balade sur le front de mer.
Pas trouvé d’estimation des émissions de dioxyde de carbone des navires qui traversent la baie de Dinard à Saint-Malo.
18 octobre
Matinée partie sans laisser de trace. Si : relu des textes de Marin Driguez, et apéro sur la plage à midi. Vers quinze heures, retournés chez David les saluer, Thérèse et lui. Offert à David un tirage, le chemin ocre disparaissant dans la brume entre Tumlingtar et Khandbari, au Népal en 2007, et des plantes à fleurs pour son jardin, achetées à la pépinière de Saint-Lunaire : un plant de myosotis du Caucase et un d’hellébore. Belles conversations avec Thérèse, David, ému du tirage, et l’aidante de David. On reste longtemps. David se rappelle Anne-Lore, qui travaillait à VU’ quand il y était. Rentrés à l’appartement vers dix-sept heures. En fin de journée, Marie partie se baigner seule, je n’avais pas le cœur. Elle, contente. Dîné de poisson et de légumes du jardin. Guitare. Regardé, sur le conseil de Samuel, Avonturen op het land d’Ed van der Elsken, dont tous les films sont en accès libre sur un site hollandais. Magnifique.
19 octobre
Levé à sept heures et demie. Effacé les traces de notre passage ici. Puis longue journée de route, dérisoire, inutile. Une pizza à Dol-de-Bretagne vers treize heures, dans un endroit triste. Le soir, épuisés, heureux de retrouver la maison, sa rusticité, son inconfort largement suffisant. Les parents de Marie sont venus pendant notre absence. Ils ont jointoyé un mur dont j’avais curé les vieux joints l’autre jour. Le résultat est fort beau.
Dinard – Grand-Fayt, 560 km en automobile, 50,960 kg de CO2.
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à suivre…
1 Frédéric Lecloux, « La Convivialité I », blog Aux Bords du cadre [en ligne], 10 août février 2024. URL : https://www.fredericlecloux.com/la-convivialite-i-photographie-et-anthropocene/.
2 Les sources utilisées pour les estimations d’émissions de carbone de mes différents trajets sont détaillées dans les notes de la première livraison de ce journal.
3 Il s’agit d’une Dacia Logan break, annoncée émettre 120 grammes de CO2 par kilomètre.
4 Jean-Paul Gandolfo, Bertrand Lavédrine, L’autochrome Lumière : secrets d’atelier et défis industriels, Paris, CTHS, 2009.
5 Sean Sexton, Robert Flynt Johnson, Plant Kingdoms. The Photographs of Charles Jones, New York, Smithmark, 1998.
6 Cyril Béghin (dir.), Chantal Akerman. Œuvre écrite et parlée, Paris, éditions L’Arachnéen, 2024.
7 Pierre Bergounioux, Carnet de notes, 2016-2020, Lagrasse, Verdier, 2021.
Photographie : Hérisson et réservoir, 5 octobre 2024, de la série « La Convivialité ».
Ce journal fait partie d’une recherche artistique sur la possibilité de photographier dans l’Anthropocène, entamée par nécessité et poursuivie avec le soutien de l’Aide individuelle à la création de la Direction régionale des affaires culturelles du ministère de la Culture. Merci à Léa Bismuth pour son écoute. Le titre de travail de cette recherche, La Convivialité, est directement emprunté à celui du livre d’Ivan Illich (Le Seuil, 1973).