La Convivialité. Hériter de la photographie dans l’Anthropocène


En mai 2023, j’ai publié sur mon blog un texte à la fois réflexif et programmatique intitulé « Départiciper » 1. Ce texte tente, avec lucidité mais désir, de circonscrire la question suivante : étant donné l’Anthropocène, comment continuer de raconter des histoires avec la photographie tout en vivant à la hauteur des exigences éthiques et écologiques que nous impose collectivement la pérennisation de la participation de l’espèce humaine au système-Terre ?

Malgré quelques culs-de-sac, « Départiciper » se conclut sur une intuition positive : « Si je devais encore utiliser la photographie pour extérioriser mes questions (…), c’est à partir du jardin qu’il me faudra chercher les moyens de les formuler ». Or en mai 2023, mon jardin était dans la Drôme et, mal remis du terrible été 2022, à sec. Au passage, m’ayant asséché avec lui. Ce double assèchement a précipité un départ. En janvier 2024 nous avons rapatrié vingt-trois ans de vie drômoise vers une ferme du septentrion où l’eau ne manque pas, établissant dans le même mouvement les conditions pour penser et créer à partir d’un jardin viable.

Le présent texte qui, comme l’ensemble de cette recherche, emprunte son titre à Ivan Illich 2, fondateur d’une pensée de l’autonomie de l’humain par rapport à ses outils, reprend le questionnement abordé dans « Départiciper », afin d’examiner où ce rapatriement l’a mené après quelques mois au jardin. Quelques rares passages de « Départiciper », nécessaires à établir la progression des idées depuis sa rédaction, sont ici repris préférentiellement à une reformulation. Ce texte s’est aussi nourri de réflexions développées dans les premières livraisons de mon journal de création.

Questionnement du monde, accélération de la ruine

L’entrée du système-Terre dans un temps où l’activité humaine est devenue force géolo­gique reste une hypothèse scientifiquement débattue sinon quant à sa validité, du moins quant à sa dénomination, ses jalons spatio-temporels et sa hiérarchie sur l’échelle chrono-stratigraphique. Si le terme d’« Anthropocène » semble aujourd’hui exercer la plus large portée pour désigner ce temps, d’autres propositions néologiques – Androcène 3, Capitalocène 4, Chthulucène 5 – soulignent que tous les ἄνθρωποι ne portent pas la même responsabilité dans la destruction du vivant. En mars 2024, ce débat a connu un rebondissement polémique avec le rejet par la Commission internationale de stratigraphie de l’inscription de l’Anthropocène comme nouvelle époque géologique 6. Sans ignorer ces controverses, la question posée dans « Départiciper » repose sur la prise au sérieux de l’hypothèse anthropocénique, a minima en tant que concept culturel désignant notre présent et notre futur comme marqués par l’accélération des altérations humaines du système-Terre jusqu’à la compromission de son habitabilité. Ce parti suit en cela un consensus attesté par une littérature abondante, de Bruno Latour à Dipesh Chakrabarty, de Baptiste Morizot à Donna Haraway, tout en reconnaissant avec Andreas Malm son hétérogénéité philosophique 7. Il s’appuie également sur le travail du Groupe international d’experts sur le climat (Giec) 8, dont il découle que si être en vie doit demeurer pour l’humanité une occupation viable, l’urgence absolue est que nous cessions maintenant et sans condition d’émettre du dioxyde de carbone. « Départiciper » repose également sur la prise au sérieux de la photographie comme outil de questionnement du monde et de sa capacité à vivifier le débat public, en particulier lorsqu’elle s’inscrit dans ce qu’Arno Bertina nomme un rapport photo-textuel « non létal » 9, c’est-à-dire n’annulant le sens ni de la photographie ni du texte dans aucune espèce d’illustration réciproque.

Pourtant, l’on peut inférer des mises en garde du Giec que toute participation au débat augmente la détérioration des conditions de sa recevabilité, les moyens de ce débat étant sans exception émetteurs de gaz à effet de serre et dépen­dants à l’extractivisme. Pour les photographes en particulier, travailler oblige généralement à nous déplacer, souvent dans des lieux éloignés de notre domicile et en recourant aux énergies fossiles. Travailler et montrer notre travail exige aussi, sauf à la marge, l’usage de substances à la toxicité variable ou d’outils numériques de captation, d’archivage et de dissémination de nos images. Ces outils requièrent, aux fins de leur production, profusion d’eau, de plastique et de matières rares à l’approvisionnement géopolitiquement conflic­tuel et, en conséquence de leur obsolescence programmée, un remplacement fréquent. Ils engendrent ainsi, aux fins de leur élimination, des flots de déchets dont la gestion devenue incontrôlable est majoritairement impo­sée aux pays du Sud. Photographier dans l’Anthropocène, même pour en dénoncer ou en problématiser les causes, implique donc d’en aggraver les conséquences.

D’où cette interrogation déjà ancienne : « est-il encore seulement temps de questionner le monde, tant les ré­ponses sont connues et l’urgence imprescriptible ? Face à l’ampleur des périls, le geste de questionner n’est-il pas dépassé par sa frivolité ? Ne faut-il pas lui suppléer soit l’action, soit une forme de silence ou de retrait ? » 10. Dit autrement, notre parole vaut-elle son pesant de réchauffement ?

Nombre de photographes ont fait de la destruction de l’habitabilité de la Terre leur sujet, pour qui la réponse à cette question est manifestement positive – non tant, gageons-en, par insouciance, que par foi dans la puissance de la photographie. Mon propos n’est évidemment pas de critiquer ces travaux souvent extraordinairement convaincants, à l’image de ceux de Bertrand Stofleth ou Julien Guinand analysés par Danièle Méaux 11, ou de ceux des artistes rassemblés par les historiens de l’art Boaz Levin et Kathrin Scönegg dans l’exposition Image Ecology à Berlin fin 2023 12. Il n’est pas non plus de proférer un jugement sur quiconque choisirait de continuer à parler malgré le carbone plutôt que de se taire. Chacune et chacun est libre de sa parole – même s’il faudrait sans doute, comme le suggère Pierre Charbonnier, « revoir le sens que l’on donne à la liberté lorsque ses dépendances écologiques et économiques mettent en suspens sa perpétuation » 13. Mon propos est simplement de réfléchir à cette question du point de vue d’un photographe qui, au seul titre personnel, ne voit aucune évidence à y répondre par l’affirmative ni ne se résout à un silence mortifère.

Le concept de « communs négatifs », développé par Alexandre Monnin 14 à partir de la notion classique de « communs », m’aide à fertiliser cette réflexion. Les « communs négatifs » désignent des réalités matérielles, immatérielles, technologiques ou culturelles aux effets négatifs pour la collectivité, vecteurs d’inégalités et détruisant l’habitabilité du monde. Infrastructures, chaînes d’approvisionnement, énergies fossiles, déchets nucléaires, sols pollués, océans de plastique, droits du colonisateur sur le colonisé, et jusqu’au numérique toujours plus carboné : ces réalités n’appartiennent à personne, donc à tout le monde, à telle enseigne que nul ne peut en faire table rase. Partant, il va bien falloir en hériter.

Examinée sous cet angle, la photographie n’est pas neutre. Née en plein positivisme de la rencontre entre extraction minérale et combustibles fossiles, son image fondatrice – « Le point de vue du Gras » réalisé par Joseph Nicéphore Niépce en 1827 – est gravée dans du bitume étalé sur une plaque d’étain. Ayant accompagné le développement des techniques et du capitalisme tout au long du XIXe et du XXe siècles 15, outil consubstantiel de l’entreprise coloniale et de ses guerres 16, vecteur potentiel d’une « falsification de l’histoire » 17, elle aurait fini selon Vilém Flusser par « pénétrer notre conscience » pour y « programmer notre comportement » 18. Devenue numérique, après nous avoir confrontés au défi de sa fluidité et de sa circulation post-photographique, reconfigurant en cela nos rapports à l’information et à la vérité, elle connaît désormais avec l’auto-génération des images une nouvelle rupture ontologique. Cette dernière mutation reposant sur l’accumulation asymptotique de données numériques, sa voracité en serveurs de stockage et terminaux de diffusion n’en fait que croître. Faut-il dès lors inclure la photographie au nombre des communs négatifs ? Et si oui, comment en hériter ?

Pour répondre à cette question, il faudrait savoir plus précisément ce dont il s’agirait d’hériter. Or aussi modeste soit-il par rapport à d’autres champs des activités humaines, le rôle de la photographie dans l’Anthropocène, que ce soit au plan environnemental, social, économique, médiatique ou anthropologique, reste largement impensé, en dépit de signes d’intérêt récents 19. Le travail de Boaz Levin, en particulier, pose les bases d’une « histoire environnementale de la photographie », en montrant « comment le médium non seulement représente le monde, mais aussi contribue à sa transformation » 20. Celui, plus récent, de l’historienne de l’art canadienne Siobhan Angus le prolonge 21. Cette histoire reste à approfondir, et me semble devoir en croiser plusieurs autres. Celle de la dépendance de la photographie l’industrielle à une conception de la nature autant comme « réservoir de ressources que comme décharge » 22 des rebuts de leur exploitation. Celle de la conscience qu’ont les photographes des effets nocifs de cette dépendance : sont-ils connus ou ignorés, acceptés ou refoulés, contournés ou assimilés ? Serait-ce une préoccupation récente ou existe-t-il des exemples d’une telle réflexivité dès les origines du médium ? Comment cette réflexivité aurait-elle évolué à travers le temps ? Celle ensuite des postures contemporaines adoptées en réaction à l’urgence : le coût écolo­gique de la mobilité réoriente-t-il les sujets traités vers des problématiques locales ? Le renoncement aux déplacements carbonés est-il alors perçu comme un appauvrissement de la parole sur le monde ? Leur maintien au contraire est-il fonction de leur utilité pour le corps social en comparaison avec les trajets générés par d’autres secteurs économiques ? Plus largement, cette histoire se mêle sans doute aussi à celle de la critique des techniques 23, de notre accoutumance à la vitesse 24 ou encore des tensions entre « énergie et équité » 25. Ces spéculations, parcellaires, ne sont pourtant pas celles d’un historien. Elles se bornent à exposer l’état d’esprit d’un photographe conscient de ces questions, et cherchant à les dépasser.

Prendre position

Membre de l’Agence VU’ depuis 2003, auteur de nombreux livres de textes et photographies, éditeur aux éditions Le Bec en l’air, j’ai pendant vingt ans joué avec joie et honnêteté le jeu du photographe-auteur, parcourant le monde et singulièrement le Népal pour transformer mes questions en photographies. Même si je n’étais pas indifférent à l’équilibre coût-bénéfice de ma pratique pour la collectivité, j’ai le plus souvent ravalé mes scrupules écologiques et persévéré dans la diffusion d’une parole photo-textuelle largement dépendante au gaz carbonique – jusqu’à trois allers-retours aériens par an pour Katmandou entre 1994 et 2016. Cette pratique a culminé dans la période 2019-2022, au cours de laquelle j’ai parcouru près de dix mille kilomètres en automobile en Ardèche et en Drôme pour y documenter avec de l’argent public l’ancrage du cinéma dans ces deux départements. Le 9 août 2021, je notais dans mon journal de terrain : « La Terre est en feu et sous eau et moi, je photographie toujours le cinéma. C’est une belle résidence et je sais gré à mes commanditaires de leur confiance, et j’espère travailler le plus humblement et le plus sincèrement possible. Admettons. Mais tout de même. Une autre partie de moi se demande : à cent vingt grammes de dioxyde de carbone du kilomètre, ce que Frédéric Lecloux pense du cinéma régional est-il encore une question ? » 26. Je connais la réponse. Je l’ai refoulée. J’ai continué plusieurs mois encore de photographier le cinéma par monts et par vaux. Donc malgré le carbone, et alors que l’urgence d’en réduire radicalement nos émissions devenait, jour après jour, tout à fait impossible à ignorer.

Dans l’été 2022, sidéré par les incendies tout proches, la touffeur pérenne, les privations d’eau et l’abandon forcé du potager, j’ai pris acte avec brutalité de la précipitation de l’humanité dans l’Anthropocène, c’est-à-dire dans un temps où les sociétés modernes « ne continueront pas leur en-marche sans s’être si profondément transformées qu’elles en seront méconnaissables » 27. J’en ai conçu un désir de « cesser activement de participer – à l’accélération du monde, à son organisation absurde et à la désagrégation de son habitabilité –, tout en restant activement vivant », avais-je expliqué dans « Départiciper ». Comment accéder à ce double désir, apparemment contradictoire ? Attiré par une formule de Georges Didi-Huberman – « pour savoir, il faut prendre position » 28 –, j’avais alors résolu de prendre l’auteur au mot, et position dans trois territoires se recoupant en partie : géographique, alimentaire, et créatif.

Géographiquement, une manière de rapprochement familial vers le Nord était envisagée depuis un moment, encore que très hypothétiquement. Ce désir l’a forcé. Le départ est consommé. Notre ferme avesnoise n’est certes pas passive au sens architectural du terme. Mais elle deviendra, avec du temps et des travaux, de moins en moins vorace en énergie, et de plus en plus « conviviale » au sens d’Ivan Illich – c’est-à-dire un lieu où l’humain contrôle l’outil.

Le territoire alimentaire est en voie de réappropriation. « Départiciper » postulait la nécessité de réduire la part de mon activité photographique dite « alimentaire », c’est-à-dire destinée à dégager des moyens de subsistance, afin de libérer du temps pour engendrer ces moyens nous-mêmes. Notre lopin, où l’eau abonde et la terre déborde de générosité, a commencé de « donner », pour reprendre le terme que Dusan Kazic oppose au verbe « produire » commun dans ce contexte 29. Nous n’avons plus acheté de légume depuis le mois de mai. Le travail, conséquent, n’est pour le moment pas également partagé : mon épouse y consacre plus de temps que moi, qui ne suis pas encore parvenu à faire baisser autant que je le souhaiterais ma dépendance aux engagements extérieurs pour couvrir nos besoins. Ce chantier-là est en cours.

Ici s’arrête l’acquis et commence le doute et la spéculation. Car en arrivant à la ferme, le territoire créatif était en ruine.

Élève de Lise Sarfati, à partir de 2001 j’ai photographié l’ailleurs selon une écriture qui lui doit ses fondements – frontalité, orthogonalité, pleine profondeur de champ, boîtier télémétrique, objectif trente-cinq millimètres, pellicule diapositive. Une écriture en négociation délicate entre le documentaire et la poésie, centrée sur la banalité du quotidien, n’intégrant l’humain qu’après un long moment de vie commune. Une écriture qui, le réel népalais pour vocabulaire principal, trouva sa raison d’être dans la lenteur de ma relation au monde et à l’autre, et la lenteur du geste photographique issu de cette relation. Ne pas faire l’image de suite. D’abord regarder, écouter, respecter, vivre. Observer monter la nécessité. Comprendre. Douter. Laisser la vie se charger de ce savoir et de ce doute. Ne pas l’accepter chargée uniquement de l’éclair de la vision. Ensuite, si tant est qu’affleure une image, la prendre. Et sinon, continuer de regarder, écouter, respecter, vivre. Face à ce qui prétend devenir photographie, prendre le temps.

Plus tard, parvenu au bout de ces codes, j’en ai inventé d’autres. Entre 2013 et 2015, je suis reparti au Népal avec un petit boîtier en plastique de piètre facture, que ma fille avait reçu avec un magazine pour enfants et m’avait offert, et toutes sortes de pellicules sans égard pour leur date de péremption. Je fis peu d’images mais les fis plus spontanément, sans contrainte ni formalisme, et surtout avec une joie retrouvée. Mon rapport au pays s’en élargit 30.

Pendant toutes ces années années, j’ai souvent écrit que la photographie était mon lien au monde et mon langage. Ce fut vrai. Jusqu’au séisme du 25 avril 2015 qui a tari ce langage et brisé ce lien. Je ne l’ai su que bien plus tard. Au début de l’année 2023, sept ans après mon dernier voyage au Népal, je me suis avisé que je n’avais plus réalisé d’images personnelles depuis lors et que, si j’avais continué de photographier, ce n’était guère que pour creuser les questions des autres. Ce jour-là j’ai cessé de me sentir chez moi dans la langue photographique. Je suis devenu incapable de penser en elle. Des prodromes auraient dû m’en avertir. Dans un texte ancien, « Le Bruit de fond anonyme du monde » 31, j’avais tenté de cerner le vaste territoire couvert par cette question : « dans et malgré ce bruit de fond, est-il encore utile d’émettre et possible de distinguer un signal photographique d’une autre fréquence que le bruit ? ». Le problème du sens des images m’est donc d’une compagnie familière.

Sans doute séduit par la radicalité de « Départiciper » et stupéfié par l’horizon aporétique de sa problématique écologique, de la mise en doute du sens il ne m’a pas été difficile d’imaginer un temps céder à la mutité volontaire et privilégier, d’entre les deux exutoires entrevus face à ce territoire créatif en ruine – l’abandonner ou le réinventer –, la fuite.

Mais passé le déménagement, qui fut un petit séisme en son genre, passées ses répliques et les retrouvailles familiales, j’ai constaté que cette migration septentrionale répondait aussi au besoin de clore ces années d’éloignement d’avec mon langage. Bientôt le désir a grandi de pousser cette porte entrouverte dans « Départiciper », et de me confronter à ce que pouvait bien signifier de « chercher le moyen de formuler mes questions à partir du jardin ». Pour que ce désir ne se dilue pas dans les contraintes alimentaires, j’ai fait ce que j’avais écrit ne plus vouloir faire : le couler dans l’un ou l’autre des moules subventionnels à l’usage des vingt-cinq mille photographes de France. J’ai tâché de mettre en mots mon désir et envoyé ma candidature à l’Aide individuelle à la création proposée aux artistes par l’État via ses Régions – un moule bien ample en vérité, la somme attribuée étant déliée de toute obligation de résultat. J’ai ensuite été rattrapé par une vieille idée née dans l’amitié qui me lie à la réalisatrice Natacha Cyrulnik : postuler au doctorat de recherche et création de l’École de la photographie d’Arles et de l’Université d’Aix-Marseille, Natacha pour directrice de thèse. Dans ce second moule, plus contraignant, plus artificiel peut-être, plus concurrentiel aussi, nous avons travaillé ensemble à faire entrer mon jardin et ma critique environnementale du médium. En chemin j’ai compris ceci : utiliser la photographie pour extérioriser mes questions à partir du jardin est, à cet instant, le geste non seulement possible mais encore nécessaire – et en réalité le seul –, par lequel je puisse résister à ma propre sidération devant l’Anthropocène. Je ne serai pas doctorant cette année, a-t-il été décidé à Arles. Mais la Région où désormais je vis m’a alloué l’aide demandée. Je me suis déjà expliqué sur l’obligation de probité impeccable qu’implique pour moi de travailler avec de l’argent public 32. Elle se trouve ici démultipliée par la nécessaire frugalité énergétique de mes conditions de travail.

En photographiant, en écrivant

Alors par où commencer ? Dire d’abord ceci : de la rigueur de Karl Blossfeldt à la patience de Jean-Luc Mylayne, de l’herbier de la peintre Claire Basler au jardin familial de Bertien van Manen récemment disparue, du biologiste Jochen Lempert au jardin collectif de David Horvitz, des paysans de l’expressionniste flamand Constant Permeke aux cabanes de Nyslo, mon désir de jardin accumule les dettes. Il est au premier chef redevable à un homme et une œuvre qui ont bouleversé ce que je croyais savoir sur la photographie. C’est Denis Brihat, pour et avec qui j’ai souvent écrit 33. Même datant de 1958, la puissance de son geste demeure intacte : Paris-Bonnieux aller simple, et mise en action d’une œuvre magistrale née des oignons, coquelicots, poires et tulipes de son jardin. Peu de photographies vous élèvent à ce point vers votre humble humanité. Il ne saurait être question de singer ni le sien ni aucun des gestes de ces maîtres. Pourtant, les unes et les autres sont inévitablement au jardin avec moi – et d’ailleurs n’y sont pas seuls. Du « tiers paysage » et du « jardin planétaire » de Gilles Clément aux plantes animées de Dusan Kazic, du compost multispécifique de Donna Haraway aux anticipations de Vinciane Despret, jusqu’à la radicalité avec laquelle Isabelle Stengers replace notre ignorance au centre des savoirs, je me suis nourri, depuis l’écriture de « Départiciper », d’un bouillonnant bagage de pensée « avec le trouble » – de pensée emmêlée, croisée, interdépendante. Aussi, puisque je m’en vais au jardin plutôt qu’au Népal, est-ce résolument pour y éprouver ce bagage.

En arrivant au jardin, attendu que chaque gramme de carbone compte et que chaque image a un coût, il a d’abord fallu considérer la nécessité de refaire des photographies. Certes, ne plus émettre de gaz à effet de serre du tout est impossible sauf à cesser de respirer – ce qui n’est pas mon intention –, ou à promouvoir contre le dérèglement climatique une réponse néomalthusienne ou exterministe – ce qui ne l’est pas davantage. Mais, photographes, pouvons-nous encore faire notre travail comme si de rien n’était ? Le business-as-usual serait-il plus tolérable et moins arrogant pour nous que, par exemple, pour les compagnies aériennes ?

Ma première inclination a été d’estimer qu’une critique environnementale de la photographie était incompatible avec aucune pratique impliquant la réalisation de nouvelles images. Dans cette optique, une possibilité de créer est le réemploi, approché naguère dans « Journal d’un autre » à partir de diapositives de récupération, puis avec les albums de familles népalaises de Nottingham dans « Figures avec paysages absents » 34. L’archive photographique n’a plus à être produite. La nocivité qu’elle devait engendrer pour voir le jour l’a été, certes irréparablement, mais sa destruction ou son abandon ne feraient que l’aggraver. Étant là, elle est un matériau écologiquement inerte et artistiquement ouvert. Or avec la ferme nous a été transmis une archive remontant à deux générations d’occupants. Le jardin y est présent, souvenir d’un temps où prospérait ici une exploitation laitière. Une archive peu nombreuse, mais suffisamment pour donner envie de retrouver davantage de photographies – un ancien propriétaire de la ferme habite toujours le village – et de les faire parler : de la transformation des campagnes, de l’industrialisation de l’agriculture, d’expériences passées d’inspiration autonome… Outre ces aspects sociologiques, leur remise en dialogue pourrait éclairer la question du temps : le temps perdu pour échapper au pire, le temps jadis à l’école duquel il faudra bien réapprendre à vivre avec le « terrestre » – et le temps intermédiaire, celui où il aurait été utile de réfléchir à notre aveuglement : pourquoi, comme se le demande Harun Farocki dans son film Images du monde et inscription de la guerre, ne voyons-nous pas ce que nous regardons ? Un réemploi qui se voudrait non « charognard », selon la formule de Joan Fontcuberta 35, mais poussé par la volonté de créer avec ce qui m’est légué et que j’ai sous la main. Si hériter, pour Alexandre Monnin, signifie non pas « suspendre les dispositifs dans leur ensemble », mais bien les inscrire dans une « dynamique de désaffectation-réaffectation » 36, l’archive est peut-être une manière d’hériter de la photographie dans l’Anthropocène, en désaffectant la photographie comme problème pour la réaffecter comme réponse. Réponse non à l’Anthropocène – on ne répond pas à un temps géologique –, mais à ce qu’il reste imaginable d’y expérimenter en l’alimentant le moins possible. Cette part du travail en est à la collecte de matériaux supplémentaires.

Ma deuxième inclination a été guidée par les limites du réemploi. Car si l’archive me permettra de parler au passé de la ferme qui fut, de nouvelles images me permettraient par surcroît de parler au présent du jardin qui se fait, et du geste de résistance dont j’entends l’investir. Or dans un tel geste, voué à confronter la photographie à l’effritement de l’habitabilité du monde, il semble difficile de faire l’économie de ce présent, que bouleversent quotidiennement les conséquences des activités humaines.

Considérer la possibilité de refaire des photographies a d’abord soulevé des questions éthiques. Le séisme de 2015 au Népal, je l’ai dit, a interrompu un travail tout en imprécision et spontanéité que j’y menais depuis deux ans avec l’appareil en plastique de ma fille. J’avais alors également entrepris d’expérimenter l’Agfa Isolette reçu par mon père pour sa première communion en 1954, et pus tard reçu de lui. Un appareil moyen format à soufflet, maniable et léger, muni d’un objectif au piqué remarquable. Une partie de moi désirait réactiver ces deux langages en sommeil. À l’époque je me procurais des films sur les vide-greniers pour le prix d’un café par bobine. Mais l’engouement retrouvé des amateurs de photographie pour le procédé argentique a revigoré un marché qui bon an mal an tarissait. Dans cette résurgence, la disponibilité des pellicules d’occasion s’est amenuisée, le coût des neuves a été multiplié par deux ou trois en dix ans, et celui de leur traitement a augmenté concomitamment, encore que dans une moindre mesure. La photographie argentique est ainsi devenue un produit réservé à des classes sociales aisées auxquelles sont loin d’appartenir l’ensemble des photographes qui s’accrochaient opiniâtrement à cet usage, ou désireraient y revenir. Partant, est-il encore décent de jouer le jeu d’un circuit de production visuelle ayant transformé un outil de travail en gadget de luxe ? À ce jour je n’ai pas décidément résolu ce dilemme, ni n’ai racheté de films.

De cet obstacle a découlé une question technique : des solutions photosensibles abjurant et le numérique et la chimie industrielle existent-elles, qui pourraient constituer une réponse à mes réticences environnementales et déontologiques ? Il existe au moins un procédé de tirage à l’innocuité flagrante, l’anthotype, basé sur la photosensibilité des végétaux, découvert dès 1839 par Sir John Frederick William Herschel (1792-1871) et développé à sa suite par Mary Sommerville (1780-1872). Récemment par exemple, portée par une réflexion sur les enjeux écologiques du médium, la photographe française Léa Habourdin a utilisé cette technique pour sa série « Images-Forêts » (2019-2022). Mais l’anthotype nécessite tout de même un négatif, qu’à ma connaissance il faut bien réaliser par des moyens numériques ou chimiques. Cette dernière option, si l’on sensibilise soi-même du verre ou du papier à partir d’éléments en vente dans les drogueries ou les officines, certes n’en élimine pas la toxicité, mais à tout le moins permet de contourner la bulle spéculative enveloppant le marché gélatino-argentique. Il reste que de tels tirages sont, toujours à ma connaissance parcellaire, limités à des nuances monochromes, pouvant brider la créativité de photographes incapables de voir le monde en noir et blanc, et surtout ne sont pas pérennes, puisqu’ils ne sont pas fixés. En tout état de cause, si des solutions en couleurs existent qui soient les plus neutres possibles écologiquement, elles seraient probablement assez complexes à mettre en œuvre. Il faudrait pourtant les éprouver. Ce qui ne me dédouanerait pas d’établir une adéquation forte entre ces solutions techniques et le sens que j’entendrais transmettre par leur usage. La forme pour la forme n’est pas une solution. Mieux vaut encore le silence pour le silence. Enfin, à supposer que des images voient le jour – mais ceci est également valable pour l’archive –, le problème environnemental de leur diffusion resterait entier.

J’en étais à me dire qu’il y aurait donc à négocier un compromis entre mon besoin de photographie et son équivalent carbone quand ces tergiversations furent balayées par Dominiq Jenvrey. J’avais médité sa rencontrologie. Il avait lu « Départiciper ». Je lui avais parlé de ma réflexion sur la possibilité de ne photographier qu’à partir de mon jardin, qui avait piqué sa curiosité. Un jour de fin avril arriva de sa part cette demande : « auriez-vous déjà quelques photographies qui seraient de la rencontrologie terrestre de votre jardin ? ». Je n’avais encore pris quasi aucune photographie au jardin depuis notre arrivée à la ferme mi-janvier. Je n’avais fait que cultiver les prétextes à n’y point aller. Ne pouvoir répondre positivement à la sollicitation de Dominiq Jenvrey m’a semblé, à cet instant et sans ambiguïté, inconcevable. J’ai ressorti le trépied, l’appareil, une batterie et une carte-mémoire qui n’avaient plus servi depuis deux ans, et je suis allé flâner au jardin pour l’après-midi, regardant la matière vivante comme jamais auparavant, c’est-à-dire en illettré volontaire. J’ai fait ce jour-là mes premières photographies personnelles depuis le séisme au Népal et pris quelques notes qui sont devenues un journal de travail. Ce faisant j’ai retrouvé la sensation d’un bonheur appris autrefois de Lise Sarfati mais oublié de longue date, celui de photographier par nécessité, mu par la liberté de la rigueur, la souveraineté de l’obsession et la concision du geste. Dans le même mouvement, j’ai retrouvé le sens des distances après le temps des voyages, mais aussi, en étant si proche de cette matière vivante, du toucher, qui me manquait à ne fabriquer derrière un écran depuis tant d’années que de l’à-voir. Depuis, j’y suis retourné régulièrement, cherchant et photographiant avec une lenteur obsédante, dans un huis-clos entre photographe et sujet que l’histoire du médium connaît bien – et dont les tentatives d’épuisement qui la jalonnent, de Denis Brihat au Kertész d’À ma fenêtre en passant par Steeve Iuncker ou Alix Cléo-Roubaud, me rendent le mien d’autant plus intimidant. Artistiquement toutefois, je ne sais encore ce dont il s’agit. J’ai considéré jusqu’ici ces images comme des notes de terrain, racontant le jardin s’animant, les espèces compagnes animales et végétales nous transformant, les ruines des occupations antérieures s’y décomposant, un mode d’habiter s’y inventant, la matière grouillant, le bois pourrissant, les formes se mélangeant et s’harmonisant, la terre incessamment traversée par le vivant… D’ici à ce qu’en sourde un travail construit, le chemin sera long. Dans le scénario de Jeanne Dielman, Chantal Akerman écrit ceci qui me semble lumineux et m’aidera peut-être à comprendre ce que je fais : « Quand [Jeanne] prend un objet dans ses mains elle le sent vraiment, l’objet a son poids réel, il est lourd de sa substance, de sa qualité, ces choses-là peuvent sembler tout à fait ordinaires mais je pense que ce sont des choses remarquables, elle ne laissera pas tomber quelque chose, elle ira au bout de ses mouvements » 37. Il faudrait graver ces mots au dos de l’appareil photographique même : « L’objet a son poids réel, il est lourd de sa substance ». C’est exactement ce qui sépare une image d’oignon d’une photographie d’oignon : son poids réel. En trouvant leur poids, les miennes trouveront peut-être leur sens.

En attendant que ces notes disent de quoi elles sont la trace ou l’augure, je continue. Et je me suis avisé récemment qu’en tant qu’images numériques, elles offraient en elles-mêmes un compromis peu ou prou satisfaisant entre une création et son coût environnemental. Voilà des années que je n’ai plus acquis ni appareil, ni optique, ni carte-mémoire, ni ordinateur, ni écran, ni aucun matériel informatique à l’exception de deux disques durs par décennie. Je fais avec ce que j’ai. Un matériel qui, hormis ces mémoires de masse, provient exclusivement du marché de l’occasion et qui, comme l’archive, étant là, est écologiquement inerte. La pollution qu’il devait engendrer pour voir le jour l’a été, certes irréparablement, mais sa destruction ou son abandon ne feraient que l’aggraver. N’était l’électricité consommée par cet outillage, attendu qu’il existe, le posséder n’a plus aucune influence sur l’habitabilité de la Terre – ici encore, jusqu’à la diffusion des images produites.

Ceci, ressenti en consignant ces notes, pourrait toutefois me manquer à ne travailler qu’avec des électrons piégés dans du silicium : la matérialité de la photographie argentique. Mon compagnonnage avec l’œuvre de Denis Brihat et, plus récemment, mon initiation à celle de Jean-Pierre Sudre, sont le contexte affectif, intellectuel et esthétique dans lequel se manifestent ces notes du jardin. Dans leur maîtrise de la chimie, l’un singulièrement par la science des virages et l’autre par le perfectionnement de la photographie sans appareil, empruntant du reste bien souvent des chemins communs, tous deux ont consacré une part de leur vie à montrer que la photographie pouvait engendrer des formes non reproductibles. Ils ont fait œuvre de ce qu’accédant à cette possibilité, inscrite dans l’unicité même de la matière, la photographie avait le pouvoir d’ouvrir des imaginaires inouïs tout en n’étant « la très-humble servante » 38 de rien ni de personne. Ce faisant, ils ont effectivement répondu à Charles Baudelaire, à un siècle de distance. C’est leur œuvre et elle est faite. Mais l’une et l’autre sont stimulantes. Sous cet éclairage, ne se manifeste-t-il pas une contradiction irréductible entre d’une part le besoin de considérer le vivant avec une attention accrue et une compréhension étendue pour tenter d’exister dans l’Anthropocène, et d’autre part celui de traduire cette considération dans une forme numérique dont le support matériel est certes réel, mais froid et informe ? Ne faut-il pas, nécessairement, en repasser par la matérialité du tirage, et que ce tirage soit lui-même un travail sur la matière ?

Plusieurs artistes se sont penchés sur cette question. Ainsi de Sylvie Bonnot, qui décolle la gélatine de ses tirages de photographies de forêt guyanaises pour repositionner cette « mue » sur d’autres supports – un travail qui nous oblige à réfléchir autant à l’avenir de la forêt qu’à l’adéquation entre technique et propos 39. Ainsi encore de Julian Charrière, qui ravive l’héliographie, la technique primitive de Nicéphore Niépce, en tirant ses images de puits de pétrole américains sur des plaques d’acier inoxydable sensibilisée au bitume provenant de ces mêmes puits. Cette mise en abyme entre support et sens a pour ambition de nous faire prendre conscience des liens fondamentaux entre photographie et énergie fossile. Ces artistes ne renoncent toutefois ni à la chimie ni aux voyages carbonés pour collecter leurs images, mais nourrissent puissamment notre esprit critique. Une autre piste est celle suivie par le Virtonais Lucas Leffler. Inspiré par l’histoire de l’usine Agfa-Gevaert, fabricant belge de matériel photographique et de pellicules dont l’activité rejeta pendant des décennies de l’eau polluée à l’argent dans un ruisseau voisin, il parvient à sensibiliser de la boue draguée dans ce ruisseau. Mais lui non plus ne fait pas l’économie de la chimie, qui mélange à ses boues un sensibilisateur de commercialisation courante. Et pour que la boue révélée, fixée et séchée, tienne verticalement une fois le tirage accroché au mur, Lucas Leffler est contraint d’enduire son support avec de l’acétate de polyvinyle, un polymère toxique. Ce ne sont que des exemples. Ces recherches matérielles dites « alternatives » ressortissent en réalité à un courant fécond de la photographie contemporaine, célébré par au moins deux festivals : la Biennale de l’image tangible à Paris, et la Biennale de l’image possible à Liège. Pour ma part, utiliser la terre de la ferme et l’eau de la citerne pour produire des tirages de mes photographies du jardin est un chemin symboliquement attirant. Mais d’une part, puisque c’est fait, pourquoi le faire ? Et d’autre part, déontologiquement, l’ « alternativité » d’un tel processus reste toute relative puisque sa dépendance à la chimie industrielle est loin d’être abolie. Serait-ce alors une bonne manière de poser la question de la place de photographie dans l’Anthropocène ? Ne serait-ce pas me tromper de sujet que de vouloir mêler à la terre du jardin des produits industriels à renouveler constamment ? Du reste, la couleur ne risque-t-elle pas de me manquer très vite ? Ne faut-il pas, modestement, continuer à essayer de faire avec ce qu’on a, et de moins en moins ? Dans un entretien, Lucas Leffler dit rêver, quoique pour des raisons davantage performatives qu’écologiques, réaliser des photographies ex nihilo, uniquement avec ce qu’il a sous la main, depuis la fabrication du papier jusqu’à la fixation de l’image finale, dans des conditions similaires à une réclusion sur une île déserte 40. Jusque-là, je le suivrais volontiers.

A contrario, une propriété de tout support numérique est sa non-pérennité. C’est le casse-tête contemporain des bibliothécaires et professionnels de la conservation, qui doivent gérer des archives n’étant consultables ou n’existant absolument que sous forme numérique : sans un transfert perpétuel d’un support à l’autre des données les codant, ces archives seront un jour muettes, et ce qu’elles étaient vouées à transposer, perdu. Pour quand, ce jour ? Nul ne sait. Dix ans, peut-être. Cent ans, probablement. Alors que dans cent ans, une diapositive prise par Saul Leiter en 1949, un autochrome issu des Archives de la Planète financées par Albert Khan dans les années 1910 ou un calotype anonyme de 1845, pas moins qu’un manuscrit bouddhique du Ve siècle ramené de Dunhuang par Paul Pelliot en 1908, s’ils n’ont été détruits par l’eau, le feu ou les champignons, seront toujours sinon compréhensibles, du moins regardables. Et dans dix mille ans ? Les humains d’aujourd’hui ne sont même pas capables de se figurer aucune manière d’avertir sans ambiguïté les générations futures de la toxicité des déchets nucléaires qu’ils enfouissent sous l’écorce terrestre. Alors la pérennité notre histoire numérique…

Photographier en numérique, quelque contre-intuitif que ce soit, pourrait ainsi relever d’une prise de position à la fois politique, poétique et métaphysique consistant à accepter l’impermanence de nos réalisations, comme un écho paradoxal à la protohistoire de la photographie où nul n’était encore parvenu à fixer l’image obtenue au fond de la camera obscura. David Horvitz a poussé cette poétique de l’impermanence jusqu’à se faire l’opérateur direct de la disparition de ses photographies : à chacune des 16 260 minutes qu’a durée son exposition The Submersion of Images à la galerie Jean-Kenta Gauthier à Paris, entre le 15 octobre 2022 et le 21 janvier 2023, une image issue de ses archives numériques personnelles a été projetée puis effacée. La série d’ouvrages Nostalgia 41 en présente une sélection sous la forme d’un court texte de description précédé du nom du fichier et suivi de sa date de création. Mais l’évanescence n’est pas l’apanage de la numérisation de nos vies : jouant avec la photosensibilité incoercible de ses anthotypes, Léa Habourdin les a exposés, notamment aux Rencontres d’Arles, derrière des volets que le public était libre d’ouvrir, averti que le choix de les voir en accélérerait l’estompement.

Accepter la perte. Prise de position tentante, car une conséquence de notre départ de la Drôme et de notre tentative d’inventer plus au nord un lieu « où atterrir » 42, c’est précisément celle de la perte. L’intime de cet arrachage, et l’intime de l’exigence de ne plus émettre de CO2 qu’à la marge, c’est d’abord la perte. Certes par choix, majoritairement familial et partiellement climatique, mais perte tout de même. Perte d’un lieu et des liens qu’il nourrissait, perte en apparence anecdotique du tilleul deux fois centenaire et de la cabane qu’il avait accepté d’accueillir, perte de la lumière drômoise pourtant indissociable de la sécheresse, perte d’une partie de mon rapport au Népal sauf à y retourner à pied, perte des repères quotidiens… Et bien d’autres pertes sans doute que l’évolution du système-Terre imposera. Comme le disent Johann Chapoutot et Dominique Bourg 43 et tant d’autres : dans l’Anthropocène, il va falloir – il faut déjà – apprendre à renoncer.

J’en suis là. Faire du jardin un lieu de retrouvailles avec une dimension humaine de l’espace, du temps et du toucher, pour en sortir une forme qui me dépasse… Y travailler avec les outils numériques à ma disposition mais peut-être aussi en plongeant dans l’épaisseur du tirage. Diffuser le moins possible. Et si je parviens à acquérir quelques-uns des outils de la science historique, apporter à l’histoire environnementale de la photographie une petite pierre en m’attachant à questionner mes collègues sur leur rapport aux contradictions de notre métier. Ayant au passage renoncé à deux certitudes déjà, encore que bien modestes : dans « Départiciper » j’avais affirmé un peu vite non seulement que je cesserais de me positionner sur le marché des bourses et des subventions – c’est donc raté –, mais aussi que je ne photographierais pas mes oignons fût-ce par révérence pour Denis Brihat – raté aussi : les deux sont désormais choses faites.

Ces tentatives de « continuer de raconter des histoires avec la photographie » résisteront-elles aux « exigences éthiques et écologiques que nous impose collectivement la pérennisation de la participation de l’espèce humaine au système-Terre » et aux bouleversements d’ores et déjà en cours ? Quelle qu’en soit l’issue, il ne s’agira pas de donner à ces tentatives valeur d’exemplarité ou de paradigme mais, simplement, d’aller rigoureusement au bout d’une expérience. En chemin, sans doute me faudra-t-il en outre revoir la formulation de cette question et en particulier de la subordonnée relative qui la clôt. Car son insuffisance, au sens de Nicolas Bouvier citant Antonin Artaud 44 – ou plutôt d’ailleurs sa suffisance, tant j’y parle à la place d’autrui –, la rend peut-être déjà obsolète. En l’état, elle laisse en effet sous-entendre que dans la lutte contre le désastre, la « pérennisation de notre participation au système-Terre » serait l’enjeu d’une part unique et d’autre part uniformément accepté – mais sans que je m’avance à dire par qui, ce qui manque de précision et donne à penser qu’à tout le moins il le serait par moi sans réserve, ce qui pour être franc n’est pas tous les jours le cas. Par surcroît je laisse accroire que la poursuite de ce but nous « imposerait un comportement » qui rencontrerait l’unanimité parmi les humains, ce qui est loin d’être acquis vue la divergence des approches face au dérèglement, ne serait-ce qu’entre les tenants de l’érémitisme et ceux de la barbarie. Le terme le plus juste y est sans doute celui de « participation » : s’il faut que nous soyons encore là et que cela ait un sens, il me semble que cela devrait être en assumant de participer au monde plutôt qu’en l’assujettissant, c’est-à-dire en ayant choisi d’appartenir à un système d’interactions partagées le plus égalitairement possible à l’échelle du vivant. À défaut de quoi le reste du vivant préférerait probablement que nous quittions la partie. Ce qu’élude donc cette formulation, c’est la prise en compte des conditions de cette participation. Car en suggérant que l’enjeu de l’Anthropocène est notre survie et, en creux, que la nature quant à elle se débrouillera toujours bien seule, cette phrase pourrait nourrir un courant de pensée illimitiste ou spéciste en vertu duquel l’humain aurait toute liberté de faire ce que bon lui semble puisque la vie lui survivra. Il est sans doute vrai que des formes de vies subsisteront quelle que soit l’ampleur des bouleversements, ne serait-ce que dans les profondeurs inatteignables de la Terre. Il n’en demeure pas moins que toute branche coupée par nous – plusieurs dizaines de milliers déjà – est un crime irréparable dont nous devrons un jour être tenus comptables. Choisir de brûler ce qui reste à brûler plutôt que de sauver ce qui peut encore l’être est une manière bien lâche de se soustraire à cette responsabilité. C’est pourtant le choix dominant. Face à quoi, désemparé par la faillite des réponses collectives, quand je parle d’ « exigences éthiques et écologiques », je crois que je ce que je veux exprimer, c’est juste le désir égoïste de ne pouvoir être traité de criminel par la génération de ma fille au motif que je n’aurais pas fait ce que je pouvais pour réduire mes émissions de gaz à effet de serre et ma collaboration à la destruction du vivant. Je ressens de manière aiguë ce constat de Jean Vioulac : « Les lieux où nous vivons perdent progressivement leur statut de pays pour acquérir celui de radeau » 45. À cet égard, l’enjeu écologique de notre déménagement septentrional est certainement dérisoire. Mais avoir pu choisir notre radeau le rend peut-être par surcroît amoral.

Au lieu de céder à cette consternation, l’enjeu est ici modestement de proposer d’autres récits fictionnels et terrestres, racontés à partir de soi sans être autocentrés, depuis le jardin mais sans fantasme d’autarcie. Des histoires de joie et de résistance, que nous nous sentirons légitimes de léguer à nos enfants. Car « de toutes les manières que nous envisagions le futur, c’est la fin probable de la modernité. Mais qu’est-ce que cela veut dire dans le concret des actions quotidiennes ? Nous ne le savons pas. Et rien dans les savoirs ne nous y prépare » 46. Nous n’avons d’autre choix qu’essayer.

Grand-Fayt, février-septembre 2024

 


1 Frédéric Lecloux, « Départiciper », blog Aux Bords du cadre [en ligne], 25 mai 2023. URL : https://www.fredericlecloux.com/departiciper-photographie-et-ecologie/.
2  Ivan Illich, La Convivialité, Paris, Seuil, 1973.
3  Adélaïde Bon, Sandrine Roudaut, Sandrine Rousseau, Par-delà l’Androcène, Paris, Seuil, coll. « Libelle », 2022.
4  Jason W. Moore (dir.), Anthropocene or Capitalocene, Oakland, PM Press/Kairos, 2016.
5  Donna J. Haraway, « Anthropocène, Capitalocène, Plantationocène, Chthulucène. Faire des parents », Multitudes, n°65, Hiver 2016, et Vivre avec le Trouble, Vaulx-en-Velin, Les éditions des Mondes à faire, 2020.
6  Pierre de Jouvancourt, « Qui a tué l’Anthropocène ? », Terrestres [en ligne], 8 avril 2024. URL : https://www.terrestres.org/2024/04/08/qui-a-tue-lanthropocene/.
7  Andreas Malm, Avis de tempête. Nature et culture dans un monde qui se réchauffe, Paris, La Fabrique, 2023.
8  The Intergovernmental Panel On Climate Change (IPCC) [Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec)], Synthesis Report of The IPCC Sixth Assessment Report, Genève, mars 2023. URL : https://www.ipcc.ch/report/sixth-assessment-report-cycle/.
9  Arno Bertina, SebecoroChambord, un journal de résidence, Domaine national de Chambord/Ciclic, 2013, pp. 70-72.
10  Frédéric Lecloux, Territoires du cinématographe, Marseille, Le Bec en l’air, 2022, p. 222.
11  Danièle Méaux, Photographie contemporaine & anthropocène, Landebaëron, Filigranes, 2022.
12  Boaz Levin, Kathrin Schönegg (dir.), Image Ecology, Leipzig, Spector Books, 2023.
13  Pierre Charbonnier, Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques, Paris, La Découverte, 2020, p. 13.
14  Alexandre Monnin, Emmanuel Bonnet, Diego Landivar, Héritage et fermeture. Une écologie du démantèlement, Paris, Divergences, 2021, pp. 23 sq.
15  Voir Allan Sekula, « Trafics dans la photographie » [1981], in Écrits sur la photographie, Paris, Beaux-Arts de Paris, 2013.
16  Voir notamment : Pascal Blanchard et al. (dir.), Sexe, race et colonies, Paris, La Découverte, 2018, et Daniel Foliard, Combattre, punir, photographier, Paris, La Découverte, 2020.
17  Gilles Saussier, « Situations du reportage, actualité d’une alternative documentaire », in Jean-François Chevrier, Philippe Roussin (dir.), Communications, n°71, 2001, p. 309.
18  Vilém Flusser (2004), Pour une philosophie de la photographie [1996], Belval, Circé, 2004, p. 90.
19  Voir notamment : Teresa Castro, Brenda Lynn Edgar et Estelle Sohier (dir.), « Les histoires écologiques de la photographie », Transbordeur – photographie histoire société, n° 8, Paris, Macula, 2024.
20  Boaz Levin, « The pencil of cheap nature: Towards an environmental history of photography », Philosophy of Photography, Special Issue: « Violence: Part 2 », vol. 14, n°1, 2023 pp. 19-47. C’est moi qui traduis.
21  Siobhan Angus, Camera Geologica, Durham, Duke University Press, 2024.
22  Raj Patel, Jason W. Moore, A History of the World in Seven Cheap Things: A Guide to Capitalism, Nature, and the Future of the Planet, Londres, Verso, 2018, p. 23, cité par Boaz Levin, op. cit. C’est moi qui traduis.
23  Voir notamment : François Jarrige, Technocritiques, Paris, La Découverte, 2016, et Jacques Ellul, Le Système Technicien, Paris, Le Cherche Midi, 2012.
24  Paul Virilio, La Vitesse de libération, Paris, Galilée, 1995.
25  Ivan Illich, Énergie et équité, Paris, Seuil, 1973.
26  Frédéric Lecloux, Territoires du cinématographe, Marseille, Le Bec en l’air, 2022, p. 212.
27  Dominiq Jenvrey, « Sur la transformation », AOC [en ligne], 21 février 2024. URL : https://aoc.media/opinion/2024/02/20/sur-la-transformation/.
28  Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position, Paris, éditions de Minuit, 2009, p. 12.
29  Dusan Kazic, Quand les Plantes n’en font qu’à leur tête, Paris, La Découverte, coll. « Les empêcheurs de penser en rond », 2022.
30  Série « L’Explication, la paix, l’oubli » (2013-2015). URL : https://www.fredericlecloux.com/epo.
31  Frédéric Lecloux, « Le Bruit de fond anonyme du monde », blog Aux Bords du cadre [en ligne], 17 juin 2018. URL : https://www.fredericlecloux.com/le-bruit-de-fond-anonyme-du-monde/.
32  Frédéric Lecloux, Territoires du cinématographe, Marseille, Le Bec en l’air, 2022, p. 153.
33  Voir notamment : Frédéric Lecloux, « L’autre nom d’une gratitude », in Denis Brihat, Indes, 1955, portfolio à compte d’auteur, 2022, et « Postface », in Denis Brihat, Robert Doisneau, Jean-Pierre Sudre et. al., Bonne année, Marseille, Le Bec en l’air, 2017.
34  Voir les séries « Journal d’un autre », 2014. URL : https://www.fredericlecloux.com/portfolio/journal-dun-autre/ et « Figures avec paysages absents », 2017. URL : https://www.fredericlecloux.com/nottingham.
35  Joan Fontcuberta, Manifeste pour une post-photographie, Arles, Actes Sud, coll. « Manifestes », 2022, p. 14.
36  Alexandre Monnin, Emmanuel Bonnet, Diego Landivar, op. cit., p. 30.
37  Cyril Béghin (dir.), Chantal Akerman. Œuvre écrite et parlée, Paris, L’Arachnéen, 2024, p. 97.
38  Charles Baudelaire, « Salon de 1859. II. Le Public moderne et la photographie », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p. 1035.
39  Sylvie Bonnot, L’Arbre-Machine, Paris, Loco, 2024.
40  « Printing with mud » entretien avec Lucas Leffler, Alternative Processes [en ligne], 17 mai 2023. URL : https://www.alternativeprocesses.org/post/printing-with-mud.
41  David Horvitz, Nostalgia, 3 vol., Mexico, Gatto Nero, Munich,Taube, 2021-2022.
42  Bruno Latour, Où atterrir ?, Paris, La Découverte, 2017.
43  Dominique Bourg, Johann Chapoutot, Chaque geste compte. Manifeste contre l’impuissance publique, Paris, Gallimard, coll. « Tracts », 2022.
44  Nicolas Bouvier, L’Usage du monde, Genève, Zoé/Droz, 1999, p. 374.
45  Jean Vioulac, « La Catastrophe qui vient », Le Grand continent [en ligne], 30 mars 2024. URL : https://legrandcontinent.eu/fr/2024/03/30/la-catastrophe-qui-vient/.
46  Dominiq Jenvrey, op. cit.


Photographie : Fougères et gravats, 24 avril 2024, de la série « La Convivialité ».


Ce texte fait partie d’une recherche artistique sur la possibilité de photographier dans l’Anthropocène, entamée par nécessité et poursuivie avec le soutien de l’Aide individuelle à la création de la Direction régionale des affaires culturelles du ministère de la Culture. Merci à Léa Bismuth pour son écoute. Le titre de travail de cette recherche, La Convivialité, est directement emprunté à celui du livre d’Ivan Illich (Le Seuil, 1973).