Chez soi


Longtemps, le texte intitulé « Une photographie », paru dans Népal (Le Bec en l’air, 2017), m’a servi de texte de démarche. Avec le déménagement et l’entrée dans La Convivialité, il était temps de l’adapter à ce que photographier veut encore dire.

Une photographie. Une de ces images qui existent en moi, sans que je sache où ni sous quels traits, jusqu’au moment où me fait signe une vibration dans le réel – et scintille la découpe à y opérer pour que l’image prenne chair et s’apparie avec sa trace intérieure, latente encore une seconde plus tôt.  Mais face à ce qui prétend devenir photographie, j’ai besoin de temps. Observer monter la nécessité. Connaître. Comprendre. Laisser l’image se charger de ce savoir. Ne pas l’accepter chargée uniquement de l’éclair de la vision. L’éclair est nécessaire mais je ne puis le transposer en photographie qu’en ajournant le geste de la prendre, le temps que la vie dise de quelle sorte d’éclair il s’agissait. Souvent ce n’est qu’un simulacre d’éclair et mieux vaut me taire. Le photographe innocent, ce n’est pas moi. Et si dans ce face-à-face je ne suis pas dissous, alors oui, je prends la photographie. Puis un jour le film revient du laboratoire par le courrier postal. Parmi les images ne disant que ce qu’elles disent je guette une forme familière. Une irradiation. Lorsque je la trouve me soulèvent à nouveau, avec un éclat plus sûr encore qu’au moment de déclencher, vibration, trace et découpe du réel reconnues jadis, à présent sanctionnées par une pincée de sels d’argent couchés sur neuf centimètres carrés de triacétate de cellulose, ou plus récemment par une collection de pixels. Une photographie. Je la reçois comme une greffe d’organe. Aussitôt je me recompose. Je photographie pour boucher mes trous. Et si la photographie échoue à me colmater, l’écriture pallie son insuffisance, colmatant doublement.

Le langage tout en lenteur issu de ce rapport à l’autre et au monde a pendant trente ans puisé son vocabulaire au réel népalais, sur les routes de Nicolas Bouvier ou dans mes souvenirs de Belgique. Venu de la photographie documentaire, j’ai longtemps cru que ce langage consistait à construire et transmettre des outils de questionnement du monde. C’était sans doute plus complexe. Ayant renoncé vite et de mon plein gré à vivre au pays natal, en la ville natale, au quartier natal, j’ai su tôt que j’avais quitté toute appartenance à aucune terre. N’ayant jamais cessé de quitter depuis, j’ai compris que nulle part ne serait jamais chez moi. J’ai toujours pensé que je m’en accommoderais, ou plutôt que ce n’était pas un sujet. La dernière fois que j’ai quitté, ayant rapatrié vingt-trois ans de vie drômoise vers le septentrion, j’ai su au contraire que c’était précisément le sujet : n’avoir cessé de chercher ce chez moi malgré la vanité de cette quête. Ce n’est pas dramatique, mais c’est vertigineux. Rendre compte de ce vertige et de cette vanité est le rôle que j’ai assigné à la photographie et à l’écriture. C’est ce que tous mes livres s’évertuent à raconter.

Enfin, vers ce nord familial et familier, je ne suis pas rentré à vide, plus lourd désormais non seulement d’un monde en dérèglement dont il faut bien apprendre à hériter mais, par surcroît, de l’histoire environnementale de la photographie, inscrite dès ses fondements dans la dépendance aux combustibles fossiles et à l’extractivisme. Ne plus bouger qu’à la marge. Peser les conséquences de chaque action. Le geste de vivre et de créer s’est resserré sur la banalité de mon environnement immédiat, avec une seule question désormais : comment continuer de raconter des histoires avec la photographie dans l’Anthropocène ?

 


Photographie : Mésange bleue, Grand-Fayt, 2024, de la série « La Convivialité ».