Comment écrire sur son travail


Par Jörg M. Colberg

Il arrive fréquemment que des photographes me demandent comment faire pour mieux écrire sur leur propre travail. Ce n’est pas un sujet facile à aborder, et certainement pas sans recourir à des exemples spécifiques. J’ai résolu de me lancer tout de même, avec l’espoir que le lecteur intéressé par ce problème en retirera quelque chose.

Avant d’entrer dans les détails je me dois de préciser que j’ai déjà écrit un article sur les notes d’intention auparavant. Lequel, comme ce qui suit, repose inévitablement au moins en partie sur mes goûts personnels, à savoir ceux de quelqu’un lisant beaucoup, écrivant beaucoup (principalement sur la photographie), regardant beaucoup de photographies et enseignant dans un programme de mastère en photographie. Y a-t-il une recette miracle pour écrire sur sa propre photographie ? Il n’y a pas de réponse claire. Ce qui est clair en revanche, c’est que vous devez garder en tête tout parti pris et/ou préférence que vous auriez précédemment décelé dans mes textes.

Il me faut également formuler un présupposé : je considère que le photographe désire être compris. Autrement dit, je considère que son intérêt est de trouver les mots qui non seulement parlent de son travail d’une manière intelligente et captivante, mais de surcroît qui puissent être compris par les gens les plus divers, y compris ceux qui ne détiennent pas de diplôme supérieur en philosophie (ou en quelque autre matière obscure). Si ce n’est pas le cas, si pour le dire autrement, votre jargon artistico-prétentieux vous convient, il n’est pas nécessaire de poursuivre plus avant la lecture de ces lignes.

Comment écrire sur ses photographies ? D’abord, il faut être capable d’examiner sérieusement les images. Et il faut entamer l’écriture avant que le travail soit terminé. Écrire sur son travail, cela ne consiste pas à réaliser les images d’abord et à passer à l’écriture en suite. Ce n’est pas une bonne idée. Il vaut mieux faire les images et écrire en même temps. Examiner le résultat à la fois en termes d’images et de texte, et voir ce qui fonctionne. Réévaluer en permanence ce résultat. Ne pas essayer de plier les photographies au texte (sauf dans le cas d’un travail tout à fait conceptuel).

Si ce dont le texte parle ne se retrouve pas dans les images, il y a un problème. De la même manière que les images existantes doivent orienter celles à venir, elles doivent également guider l’écriture.

Mais si ce qu’on écrit n’est pas dans les images on peut au moins en tirer une leçon : il est possible qu’on ait une vision périmée de ce qu’on fait. Ce n’est pas grave du tout. En réalité, pour autant qu’on soit ouvert aux possibilités qui en découlent, c’est un très beau cadeau. Les projets prennent parfois des directions imprévisibles. Il faut être ouvert à ces possibilités – elles permettent de faire plus de (souvent meilleures) photographies, et c’est aussi là qu’on peut trouver des clefs pour le texte.

En même temps il faut lire attentivement ce qu’on a écrit et essayer de comprendre pourquoi ce n’est pas dans les images. L’idée n’est pas forcément d’introduire dans les images ce qui n’y est pas, mais de comprendre ce qui se passe. Peut-être y a-t-il dans le texte, par exemple, des points de résistance, des hésitations. Les reconnaître peut aider : est-ce vraiment moi qui ai écrit cela ? Pourquoi hésité-je à aborder tel aspect particulier ? Que puis-je en déduire ?
Mieux on comprend ce qu’on fait, plus il sera facile de prendre des photographies et d’écrire à leur sujet, mais aussi de les éditer.

Je crois très fortement qu’un bon éditing requiert une compréhension approfondie des images. Compréhension qui peut être essentiellement inconsciente. Les bons éditeurs photo le sont parce qu’ils sont capables de saisir ce qu’il y a dans un travail en un rien de temps, et d’en produire une série qui très vite offre une cohérente bien plus grande que la matière brute. Comment ces éditeurs photo font-ils, je ne sais pas bien. J’ai du plaisir à sélectionner des photographies, et la plupart du temps c’est pour moi facile et fluide. Mais j’ai du mal à en déduire des généralités. Il est en tout cas nécessaire d’être très ouvert et réceptif au travail.
C’est en partie pour cette raison que les photographes font souvent de si médiocres éditings : être ouvert et honnête avec soi-même est extrêmement difficile, même avec les meilleures intentions. Approfondir la compréhension de son travail par l’écriture peut alors aider. Il est probable qu’un photographe capable d’écrire sur son travail sera aussi capable d’en tirer un bon éditing.

S’agissant de la photographie, l’écriture doit toujours commencer par ce que les images contiennent.

Je répète : si ce dont parle le texte ne se retrouve pas dans les images, il y a un problème (même si le texte a l’air bon).

Cela étant dit, il ne faut pas non plus écrire à propos de ce que les images contiennent. Il ne faut pas décrire les photographies. Il faut se rendre compte que le lecteur n’est pas aveugle. Et par la même occasion, qu’il n’est probablement pas idiot : nul besoin d’expliquer ses photographies.

Un problème qui concerne beaucoup de photographes, c’est qu’il se sentent forcés par je ne sais qui de pondre un charabia illisible. Je ne sais d’où peut venir cette idée. Peut-être de la pléthore d’abominables notes d’intention artistique qu’ont déjà produites les galeries et les maisons d’édition de livres de photographie pour promouvoir leur marchandise ? Possible. Peut-être des trop nombreux commissaires qui enjolivent leur travail par du jargon ? Encore possible. La vérité pourtant, c’est que personne ne demande aux photographes d’écrire du charabia. Personne n’attend d’eux qu’ils s’efforcent d’impressionner le public en rehaussant un texte déjà mal écrit par du blabla pseudo-intellectuel mâtiné de références à des philosophes français. En fait, si votre galeriste vous dit que c’est ce qu’il faut, vous feriez peut-être bien de chercher meilleure représentation.

Mais alors comment faire ? Comment aborder la question de l’écriture ? Comme je l’ai déjà dit, il ne faut pas commencer par la fin en essayant de plaquer trois mots sur un travail achevé. L’écriture doit commencer quand on est au cœur du projet. Tout photographe devrait écrire (et lire – beaucoup). Le geste de consigner une pensée sur le papier – ou dans un coin de disque dur – est plus libérateur qu’on ne le pense. On n’utilise sans doute jamais qu’une petite fraction de la matière totale, mais il est toujours étonnant de constater ce qui peut sortir du subconscient – le même subconscient qui dicte une si grande part de ce que les images contiennent.

Aux photographes je donne toujours ce conseil de base : écrivez avec des mots simples et une voix claire : la vôtre. Ce que les images transmettent, il faut que le texte le transmette aussi. Il faut donc savoir comment agissent les images, et ensuite être capable de transposer cela dans l’écriture. En tous cas, pour y parvenir il faut pratiquer beaucoup. Écrire et écrire encore, sans craindre de faire des erreurs.
Il faut que l’écriture progresse avec les images. Qu’elle soit guidée par elles et si possible, les guide à leur tour. Qu’il y ait un équilibre. En cas de doute cependant, ce sont les images qui priment.

Ce qu’il y a de beau dans un faux départ, dans un échec, c’est que c’est un départ : un événement qui vous transporte ailleurs. Si quelque chose sonne faux, c’est l’occasion d’apprendre. Chercher à comprendre pourquoi cela sonne faux dira des choses sur les images, et par extension, sur l’écriture elle-même.
La forme de l’écriture devrait suivre celle de la photographie. Il peut sembler trivial de le souligner, mais il est étonnant de constater le nombre de gens qui ne prennent pas cela à cœur. Quand on a une série de photographies très poétiques, pourquoi ne pas écrire à leur sujet dans la même veine ?
L’interaction entre le texte et les images est affaire délicate. Mon expérience me montre que les gens se laissent influencer par les mots dans leur manière de regarder des photographies. En d’autres termes, ils lisent une note d’intention, et s’ils ne voient pas dans les images ce qu’affirme cette note, ils critiquent alors les images. Cela nous apprend deux choses. Primo, que les gens font plus confiance aux mots qu’aux images. Secundo, que les gens relèvent très bien les incompatibilités entre ce qu’ils lisent et ce qu’ils voient.

Partant, écrire sur son travail équivaut à s’assurer d’avoir dissipé toute incompatibilité. Car de toute façon le lecteur les relèvera instantanément. On aura beau tenter de les dissimuler derrière de la rhétorique et des citations, les gens ne sont pas stupides : ils verront qu’on est en train d’essayer d’esquiver quelque chose.
Bien sûr, il est possible de regarder les images et de lire le texte ensuite. Cela donne aux images une plus grande chance de fonctionner par elles-mêmes. Mais s’il y a une incohérence, elle se verra toujours.

Comment écrire sur ses images alors ? Imaginons un photographe qui ait pris des notes sous forme de textes, de phrases ou sous toute autre forme en même temps qu’il photographiait. Pour celui-là, l’écriture sera probablement plus aisée. Plus on se rapproche de la compréhension des images au plan photographique comme au plan de l’écriture, plus on a de chance d’aboutir à un bon texte.

Imaginons maintenant quelqu’un qui n’ait pas écrit sur son travail, peu importe la raison. Les règles rencontrées jusqu’ici sont : pas de jus de crâne artistique foireux, pas d’explication, pas de description. Quatrième règle : bannir absolument le style NPR (1). La NPR fait très bien ce qu’elle a à faire, à savoir présenter des sujets intéressants d’une manière qui n’offense personne, et permette à chacun d’être un petit peu mieux informé. Mais personne ne veut écrire de la sorte sur son travail. Il ne faut pas essayer de plaire à tout le monde. Ni de se prémunir contre toutes les éventualités.
Cela ne veut pas dire non plus que le texte doive être polémique. Ce n’est pas obligatoire. C’est néanmoins possible. Et si c’est nécessaire, alors qu’il le soit vraiment ! Libre à chacun de décider. Pour cela, il faut savoir d’où l’on parle. À quoi s’intéresse-t-on en tant qu’artiste ? Par quoi veut-on que les gens se sentent concernés ?
Apportez une réponse à la question suivante : pourquoi moi, lecteur, devrais-je me sentir concerné par vos images ?
Il est de la responsabilité du photographe de faire en sorte que le lecteur se sente concerné par ses images. Autrement dit, le photographe ne doit pas attendre du lecteur qu’il s’y intéresse. Et il ne doit pas reprocher aux gens de ne pas se sentir concernés par ses propres obsessions. Il n’a qu’à provoquer cet intérêt au lieu de se plaindre ! Évidemment, la plus grosse partie du travail incombera toujours aux images. Mais le photographe a quelques moyens de leur prêter main forte – par exemple par l’écriture.
Cela dit, le travail du photographe n’est pas d’être un commercial. S’il on part du principe qu’il se sent concerné par ses images, il semble évident qu’il aimerait que cette ferveur soit partagée par d’autres. Il lui faut donc montrer aux gens combien son travail lui importe, mais sans se comporter comme un charlatan. Pas de novlangue commerciale. Et encore une fois, résister à la tentation d’écrire de manière à plaire au plus de monde possible. Un photographe n’est pas marchand de savon.

Se sentir concerné par ses images est crucial. Si un photographe ne se sent pas concerné par son propre travail, pourquoi se fatigue-t-il à être photographe ? Pourquoi devrais-je me sentir concerné si le photographe s’en moque ?

Posons donc comme acquis le fait que le photographe se sent concerné par son travail. Il y a dès lors certaines phrases et certains mots passés par toutes les bouches qu’il lui faut éviter comme la peste. En voici un : « intéressant ». Il ne faut jamais, au grand jamais, dire qu’on travaille sur un sujet parce qu’on le trouve intéressant. Il y a des tas de choses que les gens trouvent intéressantes, néanmoins il y en a bien peu qu’ils jugent mériter l’attention que requiert un travail photographique abouti. C’est une chose d’éprouver de l’intérêt pour un sujet. C’en est une autre d’avoir le courage de travailler sur ce sujet pendant une longue période. D’où vient ce courage ?

Pour l’amour de Dieu, qu’un photographe ne vienne pas me dire que par ses images il explore ou enquête sur quelque chose. Non. Il n’enquête pas. Il n’est pas un scientifique (et s’il l’est, qu’il publie son travail dans une revue scientifique). Je n’ai aucun problème avec les scientifiques (après tout, j’en fus un pendant des années). Toutefois, s’agissant de sa photographie, de son art, un photographe fait sans doute beaucoup de choses mais pas enquêter. Il n’est pas un observateur désintéressé appliquant les protocoles en vigueur pour aboutir à une description la plus objective possible d’un événement.

On ne fait pas des images qui parlent de quelque chose. Si, bien sûr, toutes les images parlent de quelque chose. Mais pour un photographe, la note d’intention est le dernier endroit où le dire. Au reste, dans un bon travail parlant de quelque chose, il y a aussi un enjeu. C’est cela qui compte. Quel est l’enjeu du travail. Il ne s’agit pas de l’expliquer (pas d’explication ! Je l’ai déjà dit !). Simplement, quel que soit l’enjeu d’un travail, celui-ci constitue un bon point de départ pour rédiger une note d’intention.

La réalité, c’est que tout le monde ne peut aimer ou se sentir concerné par votre travail. C’est comme ça. Pas la peine de s’en inquiéter. Donc en écrivant sur vos images, il ne faut pas se préoccuper d’essayer de plaire à tout le monde (je rappelle : on n’est pas sur la radio publique !). Au contraire, il faut écrire en accord avec soi-même. Si on le fait correctement, les lecteurs que les images séduisent seront également séduits par le texte.

Autrement dit, avec le texte comme avec les photographies il s’agit de commencer par se faire confiance, puis d’acquérir la conviction que l’ensemble trouvera son lectorat.

Une bonne façon de penser un texte sur son propre travail est d’écrire autour, plutôt qu’à propos des images. Comme je l’ai mentionné plus haut, le lecteur n’est pas aveugle. Inutile de lui décrire ce qu’il voit. Ni de lui expliquer ce qu’on voudrait qu’il voie. Certains voient autre chose que ce qu’on escomptait ? Et alors ? Veut-on restreindre ce que le lecteur peut retirer des images ?

Écrire autour de ses images, cela signifie produire un texte qui véhicule des idées très proches de celles portées par les images, quoique par d’autres biais. Par exemple en donnant certains éléments que la photographie ne peut transmettre. Écrire autour ses images, cela signifie ajouter un peu de sa personnalité, de son propre bagage – offrir au lecteur un angle différent pour aborder les images et leur auteur.

On voit bien, dans la manière dont beaucoup de photographes célèbres présentent leur travail, qu’ils parlent autour des photographies et non à leur propos. En fait, beaucoup de photographes sont très réticents à parler de leurs images, car cela casse la magie. L’idée est d’être un peu comme un magicien (dans le monde réel), dont le stratagème consiste principalement à divertir l’attention du spectateur. Mais comme la photographie est en apparence tellement descriptive, beaucoup de photographes ont du mal à jouer ce rôle. C’est pourtant là que se trouve l’art de la photographie.

Pour finir, il faut recueillir l’avis honnête d’un petit nombre de personnes sur son travail, images et texte compris. Inutile de préciser qu’on évitera de solliciter un être cher ou un membre de sa famille, à moins d’être à 100% sûr de l’honnêteté de leurs remarques. De même, on évitera les gens incapables d’émettre une critique pour quelque raison que ce soit. Cela étant, on s’abstiendra aussi d’éditer ses images en comité. Cela ne marche pas. Il faut juste obtenir un retour honnête de la part de gens de confiance et dont on apprécie les idées, et le répercuter ensuite sur le travail.

Comme je l’ai déjà mentionné, il n’y a pas de recette miracle pour écrire sur ses photographies. Pas plus qu’il n’y a de recette miracle pour prendre des images. J’espère simplement que les multiples conseils qui précèdent aideront les photographes à écrire sur leur travail. Ce n’est franchement pas aussi difficile qu’on pourrait l’imaginer. Tant qu’on reste simple, qu’on reste soi-même, qu’on résiste aux nombreuses tentations (encore une fois : pas d’explication, pas de description, pas de jus de crâne, pas de généralités ineptes), tout ira bien !

 

 


(1) National Public Radio, la radio nationale publique américaine.


Traduit de l’anglais (États-Unis) par Frédéric Lecloux en mai 2016.
Article original de Jörg M. Colberg parus le 21 avril 2014 sur Conscientious Photography Magazine.