A-t-on vraiment besoin de concours et de prix ?
Par Jörg Colberg
Voilà un moment que je voulais aborder ici une question apparemment pressante, ou du moins qui l’est à mes yeux, et qui revient souvent lorsqu’on discute avec des photographes et des critiques : les concours et les prix. Essayons donc, en invoquant l’indulgence du lecteur, de rassembler nos idées.
Pour commencer, je suis subjugué par le nombre de photographes capables de faire suivre leur nom ou leur profession du syntagme « lauréat de tel ou tel prix ». Existe-t-il tant de prix que cela ?
En outre, parmi les trois principaux prix de photographie (Hasselblad, Deutsche Börse et Pictet), deux sont financés par des organismes dont on peut à bon droit se demander si leur contribution au bien commun est à la hauteur de ce que leur philanthropie photographique voudrait faire accroire. Personnellement, le fait qu’un fabriquant d’appareils attribue un prix de photographie me semble parfaitement normal. Mais une société cotée en bourse, ou une banque ? Ces gens ne portent-ils pas une part de responsabilité, par exemple, dans la crise financière de 2008 qui a ruiné tant de personnes ? Est-ce bien le genre de soutien que la photographie souhaite s’assurer ?
Ensuite il y a ces scandales récurrents qui éclatent à propos de tel ou tel concours. Au World Press Photo, par exemple, on affronte avec bravoure les défis posés par la manipulation des images. La polémique en cours mise à part (qui de mon point de vue n’est pas si bien définie que cela, mais c’est un autre sujet), il incombe à ses organisateurs, du moins en théorie, de passer en revue des milliers de candidatures. Face à une telle masse d’images, tout concours est confronté à la même gageure : comment faire pour rendre justice à chacune d’entre elles ? Clairement, les jurés ne disposent pas du temps suffisant pour regarder chaque image pendant plus d’une seconde, voire moins. Pour autant que j’en puisse juger, le World Press parvient assez bien à établir des palmarès peu sujets à caution. Mais on n’est jamais à l’abri d’une négligence, ou d’un mécontent qui le fait savoir sur Internet. Et ainsi éclate le nouveau « scandale ». Donc les concours à succès non seulement doivent départager le « meilleur » (si cela veut dire quelque chose) parmi des milliers de dossiers, mais encore doivent-ils se plier à toutes sortes de vérifications liées aux questions d’éthique et de manipulation. C’est une tâche insensée.
Au-delà de ces soucis organisationnels, on peut en outre se poser la question de savoir pourquoi faudrait-il que chaque année, l’univers de la photographie de presse soit incarné par une seule image, surtout étant données la pléthore de candidatures que les prix reçoivent et la quantité de photographies que nous voyons tous les jours. Y a-t-il encore vraiment un sens à sélectionner une photographie parmi des milliers pour dire quelque chose sur le monde, quel que soit le sujet ? Je n’en suis plus si sûr. Ni en photographie de presse, ni même dans les autres genres.
Régulièrement du reste éclatent d’importantes controverses d’ordre éthique. La dernière en date à ma connaissance concerne un photographe qui non seulement a dupliqué une partie de l’image d’une autre pour se l’approprier (!), mais qui a, de surcroît, photographié une « travailleuse du sexe », mineure, en train de se faire violer, puis a présenté cette image à un concours qui l’a utilisée à des fins promotionnels (le lecteur trouvera plus d’infos au sujet de cette polémique dans cet artice paru sur le site Petapixel et cet autre sur le site Photo Fundamentalist) (1). Outre les problèmes éthiques directement induits par ces images, ce qui me laisse perplexe est que ledit photographe fût à ce point enclin à obtenir une récompense pour ses images. Il ne s’agit pas de le stigmatiser personnellement : il a juste suivi un processus visiblement courant pour de nombreux photographes : soumettre son travail à des concours, en s’acquittant bien souvent de « frais de participation », pour obtenir un prix.
Mettons que dans votre potager vous ayez obtenu un légume particulièrement beau ou gros, ou que vous possédiez un chien ou un chat particulièrement charmant : dans de tels cas, oui, je peux comprendre que vous les présentiez à un concours dans l’espoir d’obtenir quelque reconnaissance pour ces particularités. Mais voir appliquer ce même principe au monde de la photographie, surtout quand les images en question illustrent des situations atroces, j’avoue ne pas bien comprendre.
J’ai moi-même organisé pendant quelques temps un concours sur ce site. Je l’avais imaginé d’une manière qui allât à l’encontre de ce que j’estimais, et estime toujours, dérangeant dans la plupart des concours. D’abord il était gratuit. Ensuite les membres du jury étaient invités à départager les images sans connaître les noms des auteurs, ceci afin de mettre chacun sur pied d’égalité. L’année dernière cependant, j’ai décidé que l’édition 2016 serait la dernière. L’idée même de concours a fini par me sembler pernicieuse.
Évidemment, d’un point de vue purement commercial, organiser un concours gratuit était idiot. J’aurais pu gagner un sacré paquet d’argent chaque année si j’avais instauré des « frais de participation ». Après tout, les autres ne se gênent pas. C’est précisément ce qui m’irritait depuis longtemps dans les concours : ils ne sont souvent que des moyens à peine camouflés de flouer les photographes (pas tous, bien sûr, mais beaucoup). Il y a beaucoup de raisons pour lesquelles tout cela me déplaît, en particulier parce que les photographes y sont mis sur pied d’inégalité : ceux qui ne peuvent se permettre de jouer le jeu sont perdants d’avance.
Alors sérieusement, à quoi servent les concours et les prix ? De mon point de vue, j’ai beau tourner la question dans tous les sens, ils créent simplement trop de problèmes. Je veux bien croire qu’il y a quelque chose d’agréable à gagner un prix (même si je ne peux l’affirmer sans réserve, étant moi-même exempt de toute récompense). Encore une fois, pour les légumes ou les chiens, je vois l’idée. Mais pour les photographies ?
Surtout à notre époque où il y a tellement d’images – et dans le tas, tellement qui sont bonnes – quel sens y a-t-il à en décorer un petit nombre ? Pour poser la question plus précisément, quel sens y a-t-il, à part de se remplir les poches en collectant des « frais de participation » ou alors, pour deux des trois prix les plus importants, de redorer l’image d’organisations guère convenables ?
Quelle est la valeur enfin d’un concours ou d’un prix lorsqu’il en existe autant ? Si tant de photographes sont « lauréats de tel ou tel prix », si tant de livres de photographie font partie d’une présélection étroite (souvent pas si étroite que ça) de prétendants à tel ou tel prix, que distingue-t-on encore dans une telle profusion ?
Un dernier point. Il existe des preuves abondantes que l’utilisation de Facebook rend malheureux : « auprès des personnes ayant renoncé à Facebook pendant une semaine ont été mesurés des taux de satisfaction supérieurs à ceux des personnes restées connectées aux réseaux sociaux ». Alors si vous êtes sur Facebook (je n’y suis pas) et que vous n’êtes lauréat de rien, voir défiler toutes ces annonces pour tel ou tel prix vous rend-il en rien plus heureux ? Pas sûr…
(1) Textes en anglais seulement, comme pour tous les liens reproduits dans cette traduction. (ndt)
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Frédéric Lecloux en juin 2017.
Article original de Jörg M. Colberg paru le 5 juin 2017 sur Conscientious Photography Magazine.