Dialectique des attentes
par Jörg M. Colberg
Il y a quelques semaines j’écoutais un photographe parler de son travail. Il était question des marchés financiers et de leur fonctionnement, et en particulier de l’exécution informatisée des transactions financières et de l’accélération de cette tendance, tandis que dans le même temps la généralisation des politiques néolibérales, croissant tout aussi vite, détruit un modèle sociétal que tenaient pour acquis bon nombre d’entre nous (disons les plus de 30 ans). En résumé, le photographe s’était attelé à la tâche sisyphéenne d’essayer, au moyen d’images, de parler d’une chose qui, tout en détenant un pouvoir immense, n’existe pas sous une forme tangible.
Je fus frappé par une question posée par un autre membre du public. La personne demandait au photographe s’il était également dans son intention de fournir des réponses ou des solutions aux problèmes qu’il soulevait. Je me souviens avoir réagi de façon assez viscérale. Ne pas éclater de rire réclama tous mes efforts. Comme s’il n’était pas suffisamment compliqué de photographier l’informatisation du trading et les conséquences sociales de la fin de la sécurité de l’emploi, par surcroît faudrait-il encore que le photographe soit en position de proposer des solutions à des problèmes sur lesquels peinent même certains experts en la matière comme les économistes ! Cela m’a fait réfléchir à ce que nous en sommes arrivés à attendre à la fois des photographies et de ceux qui les fabriquent.
Aussi importantes que soient les photographies pour nous, ce ne sont jamais que des images. Jadis existant sur support papier, soit sous forme de tirage soit imprimées dans un livre ou un journal – ce qui est toujours le cas pour certaines –, la plupart sont désormais de la même nature que les transactions financières exécutées par les superordinateurs des banques : ce sont des bits et des octets, dotés d’une visibilité provisoire.
À en juger par le pouvoir qu’ont les photographies sur l’imagination humaine, il y a chez elles quelque chose de totémique. Nous moquons ou dénigrons ce que nous appelons des tentatives « primitives » de représentation du cosmos, de la vie ou de la mort, par des cultures en apparence moins élaborées que la nôtre. Et cependant, face à une photographie, nous faisons preuve d’un primitivisme similaire, regardant un morceau de papier ou un motif affiché temporairement sur l’écran d’un ordinateur comme si nous regardions la réalité même qui s’y trouve représentée. Voilà qui est étonnant.
Nous conférons aux images toutes espèces de vertus, dont le pouvoir présomptif de changer les choses. Une photographie nous dit-on, quand nous ne nous le disons pas nous-mêmes, peut changer ceci ou cela – peu importe quoi. En réalité, de telles affirmations résistent à peine à un examen même hâtif – qu’on leur prête le pouvoir de mettre fin à une guerre ou toute autre compétence.
Dire que les photographies sont totémiques est juste une façon de dire qu’aujourd’hui nous nourrissons à l’égard des photographies, et par extension de ceux qui les fabriquent, des attentes formidables qu’ils ne peuvent simplement pas satisfaire. Un photographe ne peut documenter les maux du capitalisme néolibéral et y apporter en plus les remèdes. Un photographe de guerre ne peut ramener les images que nous prétendons avoir besoin de voir, et dans le même temps faire cesser la guerre qu’il photographie. Cela n’est tout bonnement pas possible.
Les photographies ne sont vraiment que des images. Ni plus ni moins. Ce n’est pas leur fonction de changer quoi que ce soit. Il est possible que ce soit la nôtre, et que ce qui nous pousse à changer, ou à contribuer à changer les choses, provienne en partie d’une photographie. Mais ça s’arrête là. Et pourtant nous requérons d’une photographie qu’elle en fasse toujours plus. Chaque fois que se produit un événement important, nous n’avons de cesse que naisse une photographie emblématique qui puisse en quelque sorte faire office d’ambassadrice de cet événement. Cet emblème en vient alors à signifier l’événement, réduisant ainsi la complexité d’une réalité à une simple image. Que gagne-t-on à un tel comportement, sinon la simplification d’une situation sans doute assez complexe à cette chose tellement simple et simpliste qu’est une image ?
De la même manière, les créateurs d’images voient souvent dans leurs photographies beaucoup plus que ce qu’elles contiennent en réalité ou ce dont elles sont effectivement capables. Il n’est qu’à questionner n’importe quel élève d’une école de beaux-arts ou photographe de guerre pour mesurer ce que les attentes quant au pouvoir des photographies peuvent avoir de franchement absurde.
La vérité, c’est que la photographie ne peut remplir son propre rôle que si nous, son public, acceptons le nôtre. Au lieu de proclamer que les photographies changent ceci ou cela, il vaudrait mieux reconnaître que les images n’ont de pouvoir que dans la mesure où nous leur en octroyons. Le pouvoir que nous attribuons aux photographies n’est pas consubstantiel des photographies, non plus qu’il ne surgit d’entre elles par magie. Au contraire, c’est nous qui le leur conférons, en quantité non négligeable. Nous voyons dans les images bien plus que ce qu’elles véhiculent.
Lorsque nous manifestons notre exaspération face à des images qui ne produisent pas l’effet que nous en attendions, nous devrions plutôt nous blâmer d’avoir conçu à leur égard des attentes irréalistes ou absurdes. Il en va de même lorsqu’on confronte les photographes à tel résultat que leurs images serait censés produire (ou ne pas produire). Pour une large part la photographie est toujours créée avec cette idée qu’on fabrique une image qui va être vue par un lecteur et que par magie cette image poussera ce lecteur à agir. La plupart du temps ce n’est simplement pas le cas.
À titre d’exemple, nous avons tous vu les images horribles de Guantanamo. Eh bien vous savez quoi ? L’établissement est toujours en activité.
Les technologies numériques ont bouleversé la fabrication des images, cependant notre façon de penser l’image n’a guère évolué depuis le XIXe siècle. La véritable révolution de la photographie aura lieu lorsque nous comprendrons enfin ce qu’une photographie produit effectivement – et notre rôle dans ce processus. Vus sous cet angle tous ces débats sur, par exemple, la mise en scène, sont purement accessoires. Savoir si une photographie est mise en scène ou non est franchement sans importance tant que nous ne comprenons pas les attentes qui motivent nos réactions souvent viscérales.
Enfin, j’ajouterai que la raison principale de mon intérêt pour ce qu’on nomme la photographie artistique tient sans doute à ce que c’est le territoire où la photographie est non seulement la plus proche des attentes de ses lecteurs, mais en est par surcroît la plus consciente. On peut penser de l’art ce qu’on veut, mais quant à la photographie, nombre de ses acteurs sont vraiment à l’avant-grade du médium, interrogeant l’idée de vérité en photographie, et explorant les possibilités du langage une fois établi ce qu’il est légitime d’en attendre.
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Frédéric Lecloux en août 2015.
Article original de Jörg M. Colberg paru le 17 mai 2015 sur Conscientious Photography Magazine.