Il est possible de faire moins d’images
Une conversation avec Jean-Robert Dantou
Jean-Robert Dantou à San Cristóbal de Las Casas, Chiapas, Mexique, 26 mai 2016, & à Paris, France, 12-14 septembre 2016 – Frédéric Lecloux à Nyons, Drôme, France, par visioconférence.
Il faudrait qu’une photographie soit plus intéressante que son sujet, et transcende son évidence.
– Jeffrey Ladd 1
Il est tentant de penser qu’un livre de photographies ne puisse être pleinement un livre que dans l’hypothèse où il valide à son tour cette double exigence – et, lorsqu’il y parvient, tentant de chercher à comprendre comment : par quels chemins, quels biais ou quelle frontalité, quelle honnêteté, quelle intelligence.
Les Murs ne parlent pas 2, de Jean-Robert Dantou et Florence Weber 3, fait partie de ces livres de photographies qui, par le soin apporté à la polyphonie des langages, réussissent à dire bien plus que ce qu’ils disent.
Il ne s’agira pas ici de rappeler l’argument du livre. Le lecteur qui le souhaite peut, en introduction à cette conversation, écouter avec profit la récente livraison de l’émission radiophonique Regarder Voir où Brigitte Patient a reçu Jean-Robert Dantou 4. Il ne s’agira pas davantage de décortiquer les enjeux liés aux représentations de la folie, ce qui équivaudrait à réécrire le livre tant ces questions y sont poussées à leurs limites dans le rapport en permanence réajusté entre les images, les textes des auteurs, leurs échanges avec Christian Caujolle et les nombreux documents de travail généreusement reproduits.
Je voudrais plutôt partir alors d’un point de vue de photographe. Car si ce livre me nourrit, c’est avant tout, moi, en tant que photographe, et lui, en tant que recueil de pistes possibles pour continuer à photographier. Pourtant, presque tout part des mots.
[Frédéric Lecloux] Le point de départ de mon envie d’échanger avec toi est cette phrase : « Il est possible de faire moins d’images », qui arrive dès le manifeste liminaire du livre Les Murs ne parlent pas. Proférés par un photographe, ces mots me sont littéralement tombés dessus, à la fois évidents et impensés. Peux-tu expliquer d’où te vient l’intuition de cette possibilité, et à quelle nécessité répond-elle ? Penses-tu enfin que cette possibilité soit absolue, non contingente, ou au contraire que le risque existe qu’il faille faire toujours plus d’images, même si l’on préférerait ne pas ?
[Jean-Robert Dantou] Cela me fait penser à deux choses. La première, c’est que j’ai un rapport très pragmatique au geste photographique : je pense que la contrainte t’oblige. Ainsi je m’entête à travailler à la chambre y compris dans des situations de terrain difficile, comme dans mon projet en cours sur les luttes sociales, malgré la contrainte que cela représente. Sauf que dans des situations d’agitation urbaine comme celles que nous avons connues ces derniers mois lors des manifestations contre la loi El Khomri, c’est un vrai merdier, parce que tout est très mobile, tout va très vite… Certains photographes travaillent à la chambre à main levée, notamment parmi les photographes de presse américains, mais pour moi, ce n’est pas le cas. Je fixe la chambre sur un trépied. C’est lourd. C’est volumineux. Je pars avec dix plans-films. Je me demande régulièrement si cela a vraiment du sens de s’entêter à faire dix images. À faire dix images quand tu aurais envie d’en faire cent. Es-tu obligé de t’entêter à être lourd, à être peu mobile, à avoir du poids sur tes épaules ? La dernière manifestation que j’ai suivie avait lieu sur le port autonome de Gennevilliers. On a couru pendant des kilomètres. Moi, je courais avec ma chambre sur les épaules et je me demandais ce que cela voulait dire.Mais en fait c’est surtout au résultat que le sens s’impose. Je suis très indiscipliné quand je travaille en numérique. J’imagine qu’il existe des photographes sachant attendre longtemps le bon moment, et déclencher uniquement lorsque c’est vraiment nécessaire, et faire disons cent images. Pas moi. Quand j’ai un appareil numérique entre les mains, je ne peux m’empêcher d’en faire mille. Le seul moment que j’ai photographié en numérique pendant les Nuits Debout, c’est un grand concert sur la place de la République qui rassemblait environ trois cents musiciens. C’était la nuit. Je me suis dit : arrête tes conneries, prends ton boîtier numérique. J’ai fait peut-être deux cents images là où d’habitude j’en fais dix. Je ne les ai même pas regardées. J’aurais du mal à te dire pourquoi, mais en fait elles ne m’intéressent plus. En attendant, j’ai l’impression que ce choix du « moins d’images » est très pragmatique. Quand je dois prendre en compte cette contrainte de dix images, je fais attention, je prends le temps.
[F. L.] Attention à quoi particulièrement ? Qu’est-ce qui est différent ?
[J.-R. D.] Déjà, je fais très attention à mon cadre. Je reste un bon moment sous le voile à regarder ce qu’il y a sur le dépoli. Je suis dans l’obscurité, au calme, isolé du reste du monde, et je me dis : cet arbre, est-ce qu’il sert à quelque chose dans l’image ? Qu’apporte-t-il ? Qu’enlève-t-il ? Et cette partie du sol, sert-elle à quelque chose ou non ? Je prends le temps. Je peux prendre une demi-heure à faire mon cadre. Et cette écriture sur le mur, ne vient-elle pas perturber la lecture générale de la scène ? N’ai-je pas plutôt intérêt à me décaler un peu sur la gauche ? Et après, si je me décale comme ceci, est-ce la même chose que si je reste dans cet axe-là mais que j’opère un décentrement ? Ah, non ! je me rends compte que ce n’est pas du tout la même chose… Et comme ça, le cadrage dure longtemps.Ensuite, il y a des possibilités beaucoup plus grandes avec la chambre qu’avec un boîtier numérique. Par exemple si ce panneau, là, me gène parce qu’il y a quelque chose d’écrit dessus qui n’apporte rien à l’image que je veux fabriquer, en numérique le seul choix que j’ai est de déplacer l’appareil. Je change alors mon point de vue. Avec la chambre je peux décider de garder le même point de vue mais de décaler le corps arrière de la chambre. L’élaboration du cadre n’est pas la même. Et concrètement, l’image produite sera aussi très différente. Je ne fais jamais ce travail en numérique, entre autres parce que dans le viseur je n’arrive pas à voir la même chose que sur un verre dépoli de douze centimètres par dix.
Une fois que ce travail est fait, que j’ai défini tous mes réglages, alors je place le châssis, j’enlève le volet et je suis prêt à déclencher. Il peut alors à nouveau s’écouler une demi-heure. Par exemple dans une foule, je regarde tous les éléments. Il y a trois flics qui passent devant la scène ? Tiens, cela rajoute-t-il quelque chose ? Cela enlève-t-il quelque chose ? Cela change-t-il complètement mon propos ? En numérique je vais déclencher à chaque fois. Trois flics passent ? Je déclenche. Une gamine lève la main ? Tiens, je déclenche. Un type passe avec son dalmatien en laisse, je déclenche. Je déclenche à chaque fois, dès que quelque chose se passe. Quand je suis en argentique, je fais un choix avant de déclencher. Quand il se passe quelque chose je me demande ce que cela veut dire et si j’ai envie de le raconter ou non.
Ce qui me décourage beaucoup quand je fais cent ou mille images au lieu d’une, c’est que je trouve que chaque changement dans la scène a des implications qu’il faut du temps pour comprendre. Moi, je ne comprends pas immédiatement que la gamine qui lève la main, là, change complètement la lecture de l’image. Ce sont des choses que je mets longtemps à comprendre. Alors quand j’ai mille images à éditer, j’ai beaucoup de mal à les lire. J’en regarde trois, puis quatre, puis cinq, puis à un moment je n’y arrive plus. Donc faire moins d’image m’oblige véritablement, au moment de la prise de vue, à préciser ce que je veux montrer. Comme je sais que j’ai dix plans films, quand la gamine lève la main, si je décide que ce n’est pas ce que je veux, je ne déclenche pas.
Ensuite dans cette question de « moins d’images » entre en compte un autre aspect très pragmatique qui est la question de la gratuité et des coûts. Peut-être est-ce une préoccupation psychanalytique. Quand je déclenche ça me coûte dix euros : environ quatre euros le film, trois euros le développement, trois euros la numérisation. Donc à chaque déclenchement, je fais attention. En numérique c’est gratuit. Du moins c’est ce que l’on pense. Parce qu’on se rend vite compte que travailler en numérique comporte des coûts invisibles et que ce n’est pas gratuit du tout. Le temps passé à éditer, les cartes mémoire, les disques durs, les ordinateurs, tout cela a un coût réel, mais invisible au moment de la prise de vue. Ce qui fait que tu déclenches sans cesse.
Cela me ramène aux discussions que j’ai eues récemment avec Florence Weber sur la gratuité d’Internet : avec l’accès illimité et gratuit aux informations, quand tu as passé cinq heures à regarder des contenus anxiogènes qui au fond ne t’intéressent pas, tu as simplement perdu ton temps et ton argent. Si tu paies un abonnement à un site d’information qui te plaît, tu fais plus attention. Cette question de la gratuité a un sens aussi dans ma pratique de photographe. Je sais que ça coûte cher quand je fais une photo.
[F. L.] Cette idée de faire moins d’images me touche car en réfléchissant sur la photographie j’en viens parfois à la conclusion qu’il vaudrait mieux de ne plus faire d’images du tout. Il y a en effet quelque chose de paradoxal à placer une œuvre aussi dense que Les Murs ne parlent pas d’emblée sous le signe de la retenue. Dans ton travail de photographe, la question du silence se pose-t-elle, non en tant que respiration narrative mais en tant que point limite de la parole confrontée à sa propre justesse ou sa propre honnêteté ? Je ne parle pas de la liberté que l’organisation sociale lui laisse, j’y reviendrai, mais de choix personnels. Autrement dit, est-ce qu’il est parfois tentant de se taire ?
[J.-R. D.] Il m’arrive régulièrement d’avoir envie de ne plus faire d’image du tout. Je l’explique à plusieurs reprises dans le livre, par exemple dans « le renfort, pas de photographie » [pp. 204-205], face à cette scène de violence sur un patient, pendant laquelle il m’est impossible de photographier – pour des raisons mélangées d’éthique, de respect de la personne qui subit les violences, et de positionnement vis-à-vis de ceux qui opèrent ces violences. Il est parfois plus sage de ne pas faire d’images, c’est sûr. La question se pose y compris à titre personnel : je viens de partir vivre une année avec ma femme et mes enfants au Mexique, et j’ai décidé de partir sans appareil.[F. L.] As-tu quand même emporté un téléphone ?
[J.-R. D.] Oui, j’ai un téléphone. J’ai décidé de restreindre la production d’images à mon intimité, et et je n’ai pas besoin de beaucoup de technique. Ce sont les images de ma famille, de mes enfants, des personnes que nous rencontrons, des lieux dans lesquels nous sommes accueillis. J’en fais peu. Hier j’étais dans un endroit très beau avec mes gamins et ma femme, et je me suis dit : allez, fais quelques images, arrête de ne rien laisser comme traces…Mais je pense que ta question est très profonde. Je me la pose aussi régulièrement, à l’évidence. Nous sommes partis pendant un an afin de voir s’il existe d’autres manières de vivre. L’une des premières choses que j’aie écrites en arrivant ici au Mexique, c’est que j’avais une maladie du présent. Etre présent au monde ou conserver une trace photographique du monde, ce sont deux postures très différentes. Le temps que je passe à prendre des photos de mes enfants, à transférer les fichiers sur un disque, à les éditer, à les imprimer, à aller les chercher, et à les coller dans un carnet, est un temps que je ne passe pas avec eux. Tout ce temps passé pour garder des traces du temps qui passe est un temps qui est prélevé dans notre présent.
[F. L.] C’est du temps que tu enlèves à la vie.
[J.-R. D.] Et j’ai eu envie de partir sans enlever de temps à la vie. Pendant un moment. Pour voir ce que cela fait de ne plus être à la poursuite de quelque chose, mais d’être là, d’être là maintenant. C’est très vrai pour la photographie et je pense que c’est encore plus vrai pour les appareils qu’on nous met entre les mains et que nous avons en permanence sur nous – ordinateurs, téléphones, tablettes, GPS. D’un côté, ces appareils nous aident. De l’autre, ils nous font perdre nos facultés humaines les plus élémentaires : s’orienter, se parler, se toucher.[F. L.] Je suis heureux que tu abordes ce point. La question de la place de la vie dans le travail du photographe s’est posée de façon cruciale pour moi au Népal, où je travaille depuis 20 ans. J’y ai photographié longtemps selon un mode opératoire qui n’était pas celui de la chambre mais avait aussi une certaine lourdeur. Toujours au trépied, je n’avais « que » mon M6 à fixer dessus mais je l’utilisais presque comme une chambre. Puis à un moment ce processus m’a semblé lourd, et m’a semblé surtout provoquer une rupture du cours des choses, de l’instant de vie que j’étais en train de partager avec l’autre. De sorte que j’ai décidé d’arrêter. J’ai repris à zéro le rapport à la photographie et je me suis rendu compte que c’était extrêmement violent pour moi d’avoir toujours cet instant de prise de vue qui m’emmerde parce qu’il est en train d’interrompre un moment que je voudrais ne pas interrompre, mais aussi paradoxalement dont je voudrais garder une trace. J’ai essayé alors d’articuler ces paramètres d’une nouvelle manière, et je suis parvenu à un résultat qui me semble jusqu’à présent insatisfaisant, mais qui présente certains aspects positifs. Ma fille m’a offert un petit appareil en plastique assez merdique qu’elle avait reçu quand elle était petite dans un magazine genre Pif Gadget. J’y ai mis de la pellicule, je suis retourné au Népal et j’ai essayé de photographier dans le flux de la parole, presque sans interrompre le cours de la phrase que j’étais en train de dire ou du moment que j’étais en train de vivre. Le problème est que l’intérieur du boîtier est si mal fabriqué qu’il griffe la pellicule. Je ne sais pas si je vais continuer. Mais c’était nécessaire de réagir à cette question du temps que prend l’acte photographique à la vie. Pour moi la vie précède la photographie. Si tu ne vis rien, l’image que tu fais de ce rien sera du rien. Il faut trouver une solution à cela car nous sommes quand même photographes, nous avons quand même quelque chose à dire sur le monde, normalement.
[J.-R. D.] Une parenthèse technique liée à ton expérience au M6 : il y a quelque chose d’élitiste à parler de la chambre, même si cet outil offre de grandes possibilités. Mais ce dispositif visant à prendre le temps, à se poser, je pense qu’il peut être mis en place avec n’importe quel appareil. À mon avis cela fonctionne parfaitement avec un moyen format et certainement avec un appareil numérique aussi, à condition d’être très discipliné. Je me dis par exemple en ce moment : pars sur le terrain avec une carte d’un giga-octet – reste à voir si des cartes de si petite taille sont encore commercialisées, mais bref, avec la possibilité de faire dix images et pas plus avec un appareil numérique – et vois ce qui se passe. Le dispositif, évidemment, est primordial, peu importe l’appareil.Pour rebondir sur ce que tu viens de dire, beaucoup de photographes que j’aime sont des photographes dont je sens en effet que leur boîtier est un prolongement du corps, qu’il vibre à leur rythme, qu’il fait partie du flux. A contrario, quand tu poses ton M6 sur ton trépied ou que je m’isole sous le voile de ma chambre, nous nous imposons une distance au monde. Quand je suis dans le blocage du port de Gennevilliers avec mon trépied et ma chambre et que j’ai envie de photographier non pas les manifestants de très près, mais plutôt le paysage constitué par les manifestants, les flics et le paysage urbain derrière, de facto je me mets à distance d’un mouvement auquel pourtant je crois. J’aimerais être là parmi les gens mais je n’y suis pas.
Évidemment la photographie peut être autre chose que cette mise à distance, et c’est très beau. Beaucoup de photographes font passer la vie et leur présence au monde à travers la photographie. Ils utilisent des boîtiers légers, ils sont dans le flux, ils vivent avec et à travers leur appareil.
[F. L.] Est-ce qu’il n’existe pas une distance minimale, jamais résorbable ?
[J.-R. D.] Je ne sais pas. C’est une question qu’il faudrait poser à des photographes comme Antoine d’Agata, Mickael Ackerman, Anders Petersen, à des photographes qui ont des boîtiers collés au cœur.[F. L.] D’accord. La prochaine conversation sera avec Antoine d’Agata ! Une deuxième phrase m’a marqué par sa lucidité, dans le chapitre « Objets sous contrainte » à propos de l’objet #29, « le bilan somatique de Carmen » [pp. 54-55].
La voici : « je n’aime pas cette photographie. Elle ne représente pas, comme le font beaucoup d’autres, un objet microscopique, particulier, et unique qui, extrait de son quotidien, me renvoie – ou pas – à mes propres objets, à mes propres histoires. J’y vois plutôt l’illustration d’un concept, d’une abstraction, et dès lors la photographie ne me semble plus être le seul médium approprié pour en rendre compte : un idéogramme, un dessin, une sculpture auraient aussi bien pu faire l’affaire. »
Est-ce simplement parce que ces objets précis, cette seringue et ce garrot, n’appartiennent pas Carmen qu’ils en deviennent abstraits, ou y a-t-il d’autres enjeux ? Du reste, lorsque tu sors de l’association quasi sémantique entre l’objet et son propriétaire dans les deux autres séries du livre (« Psychadascalies » et « Hôpital Bellevue »), cette question de la possibilité de la prise en charge du sens à transmettre par d’autres médiums s’est-elle posée ?
Ce que j’essaie d’expliquer dans ce texte, c’est que parfois les objets se sont imposés. Nous ne sommes pas allés les chercher. Par exemple au tout début, quand je parle pendant des heures et des heures avec Agathe, ce n’est pas moi qui vais chercher l’objet. Il vient. Elle me dit : « le jour où j’ai vu ma brosse à dents tordue, cela m’a fait un truc à l’intérieur, je ne sais pas ce que ça m’a fait… ». Elle n’arrivait pas à comprendre, et moi je ne comprenais pas non plus de quoi il s’agissait. Mais peu après, ou sur le moment, je me rendais compte que l’objet s’imposait.
C’est le problème posé par les dispositifs : une fois que tu comprends que le sujet qui t’intéresse passe par le quotidien et que le quotidien ce sont des territoires et des objets, une fois que tu as compris cela et que tu te dis : je vais développer, je vais creuser, je vais chercher, alors tu cesses de partir de rien, comme c’était le cas avec Agathe. C’est le principe de l’ethnographie : partir sans a priori, sans se dire : « je vais aller chercher ça ». C’est le contraire de la démarche du journaliste qui part en sachant quelle image il doit ramener. Quand tu es ethnographe, tu pars et tu te dis : je ne sais rien. Et tu es perdu, tu es malheureux et c’est dur. Mais tu ne sais rien et le monde s’impose à toi. Alors une fois que le dispositif est en place mais que, face à une situation compliquée comme celle de Carmen, je me demande quel objet pourrait parler de cette situation, cela devient un détournement de l’idée initiale. Cela devient un travail d’illustration. Et l’illustration c’est très bien, mais c’est autre chose.
L’histoire de la photographie, c’est l’histoire de l’émancipation de la photographie par rapport au texte. La photographie, après des décennies, dit qu’elle peut imposer sa propre narration, qu’elle peut exister seule, qu’elle n’est pas là pour illustrer des textes. Pour moi c’est un peu troublant parce souvent dans ce livre la photographie ne peut pas exister seule. Mais je ne dis pas qu’elle est là pour exister en tant qu’illustration. Car c’est là qu’est le piège : chercher des objets qui vont illustrer ce qu’on veut raconter. Il y a plusieurs histoires dans les diptyques qui tombent dans ce piège-là. Ce n’est pas le cas de la pipe [d’Antoine, #3, pp. 14-15], ce n’est pas le cas des écouteurs [de Waël, #11, pp. 24-25]. Il y a beaucoup de moments où ce n’est pas le cas. Mais par exemple les miettes de pain, pour moi, c’est une illustration [« Les miettes de pain de Clémence », Six œuvres manquantes, p. 325]. C’est une vieille dame qui donne à manger à des pigeons dans l’immeuble, et ses voisins ne le supportent pas. Ils appellent l’hôpital psychiatrique et essaient de la faire interner. La psychiatre répond qu’on n’interne pas une vieille dame parce qu’elle donne à bouffer aux pigeons. Voilà. C’était une histoire qui nous intéressait beaucoup parce que c’était le premier cas dans lequel on voyait apparaître les voisins, et moi je suis allé chercher des miettes de pain pour illustrer cette histoire-là. Je pense que ça n’a pas beaucoup d’intérêt photographiquement.
[F. L.] Dans l’entretien radiophonique que tu as accordé à Brigitte Patient tu en parles également. Tu dis : « longtemps la photographie a essayé de s’émanciper du texte car elle y était subordonnée, et de très nombreux mouvements photographiques qui vont de la Nouvelle Objectivité en Allemagne dans les années 30 à la Street Photography américaine imposent l’idée que l’image peut exister seule ». Plus récemment on peut penser à William Eggleston, Michael Ackerman, Anders Petersen, Philip-Lorca DiCorcia où, dans des genres variés, les images tiennent toutes seules, ou prétendent tenir toutes seules, en tout cas chez qui la subjectivité est si omnipotente que le contexte importe peu. Aujourd’hui pourtant, sauf à singer quelques solitudes passées, il me semble qu’une bonne partie de la photographie ne peut presque plus rien dire seule. Elle a besoin du texte, du son, des autres images pour faire sens. Quand elle prétend le contraire, j’ai l’impression que bien souvent elle ment ou se fourvoie. J’aimerais connaître ton avis sur cette question. Est-il possible – est-il encore possible, a-t-il jamais été possible – de poser une parole qui se tienne dans cette seule langue photographique ? As-tu déjà essayé, dans d’autres travaux ?
[J.-R. D.] Je pense vraiment que ça existe, que c’est possible, que c’est difficile. Le travail de Darcy Padilla, « The Julie Project », récemment primé, peut se passer de textes. Bien sûr, Darcy Padilla nous dira le contraire : que le projet tient parce qu’il s’accompagne de textes longs. Mais moi, je pense qu’il s’inscrit dans une tradition documentaire, et non seulement une tradition mais même une histoire documentaire, qui a évidemment vocation à exister sans texte, ou n’a besoin que de textes très brefs. Il y a cependant un combat à mener dans la photographie française, combat qui ne consiste pas à défendre l’idée que l’image ne peut exister qu’avec le texte, mais plutôt à dire qu’il faut aussi une place pour une photographie critique, réflexive, interrogeant sérieusement le monde.Il y a aujourd’hui dans la photographie française un courant « World Press Photo » que je trouve très con. Pour moi c’est de la bêtise mise en image. Courant qui dit : nous ne coupons rien, nous ne touchons à rien, nous sommes là sans être là, les images se font toutes seules, nous ne retouchons pas, les images n’ont pas besoin de texte, les images valent mille mots… Ce courant est à mon sens extrêmement majoritaire dans la photographie et extrêmement peu lucide sur ce que faire une photographie veut dire. Et il domine la sphère médiatique. Ce n’est pas de ce courant-là dont je parle quand je dis que la photographie documentaire peut se passer de texte. Qui peut croire à cette fiction affirmant que le photographe est là et ne touche à rien ? Quand tu es photographe depuis un jour tu sais déjà qu’en cadrant tu touches au réel. Ça me paraît d’une telle simplicité – non pas théorique, mais simplement pratique. Quand tu es là et que c’est ton premier jour en tant que photographe et que tu te dis : ce pot de plante, si je ne l’enlève pas du champ, ma photo va parler de la plante et pas de la manifestation qui est derrière, et que tu te décales, que tu te baisses ou que tu te penches, c’est bon : tu comprends que le geste photographique est une coupure radicale du monde ! Qu’on ne vienne pas me raconter que la photographie n’est qu’objective.
[F. L.] Ça me fait plaisir de te l’entendre dire. Je voulais t’emmener un peu plus loin vers cette question du photojournalisme et de l’objectivité. Elle me semble importante. J’avais écrit à l’époque du World Press Photo 2015 un long article sur ce photographe qui avait photographié Charleroi puis avait été disqualifié.
[J.-R. D.] Ah oui, c’était toi ? Je l’avais lu à l’époque, ça m’avait interpelé. Je vais le relire. Ça s’intitule comment ?[F. L.] « Son cousin dans la voiture » 5. Dans ton manifeste il y a une autre phrase qui m’a plu, c’est « nous avons besoin de traducteurs ». Dans ton esprit, ce sont des traducteurs de quoi à quoi ? Uniquement de langues à langue (dont nous avons certes toujours besoin) ? Ou s’agit-il peut-être ici aussi de traducteurs mots/images, réel/interprétation ? Ou alors souhaites-tu juste laisser au lecteur la possibilité d’interpréter cela comme il veut ?
[J.-R. D.] D’abord c’est un clin d’œil à l’histoire de l’anthropologie, car au fond les anthropologues ne sont que cela, des passeurs qui circulent entre différentes cultures et qui tentent tant bien que mal de les comprendre et de les faire comprendre. Cette question des traducteurs touche à notre rapport politique au monde, Florence Weber et moi-même. Je pense que nous sommes nombreux à être très inquiets de l’état du monde, nombreux à avoir peur de ce qui est en train de se dérouler sous nos yeux. Si l’on prend le seul cas de la France, il y a ici à l’œuvre un processus de peur et d’élimination de l’autre. Et quand on est photographe, il y a mille manière de l’être mais une des manières c’est de passer souvent dans différents milieux, en tout cas pour un photographe documentaire. Les gens qui font ce chemin d’aller voir des univers très différents ont des choses à dire pour pacifier le monde. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai quitté la France. Ce discours de haine permanent, tous les jours dans la rue et les journaux, et depuis peu au comptoir des cafés, pour moi n’est pas supportable, d’autant moins dans un pays comme la France. C’est pour cela que nous avons besoin, je ne parle pas forcément de photographes, mais de ces gens qui sont des passerelles entre les cultures. Des personnes qui comprennent les deux langages. Aujourd’hui en France, nous vivons dans une société si compartimentée que les gens ne sont plus capables de dialoguer ne serait-ce qu’avec leurs voisins, parce qu’ils ne parlent pas la même langue. Ils ont des cultures et des vécus tellement différents qu’ils ne se comprennent pas. Alors ce traducteur, c’est d’une part celui qui va faire le lien entre le colon espagnol et le Tzotzil indigène – sauf que ce traducteur là a souvent œuvré au génocide des peuples indigènes. C’est donc aussi celui qui va réussir à faire se parler un gars qui vit dans un pavillon à Noisy-Champs et un autre qui vit à 300 mètres dans la cité des Camemberts. Parce que ceux-là ne se parlent plus depuis un certain temps.Cette idée des traducteurs me semble venir de Florence Weber – c’est toujours difficile de se remémorer ces choses-là lorsque l’on travaille de manière si étroite ensemble, mais il me semble qu’elle avait résonné avec ma propre expérience. Depuis que j’ai des enfants, quelque chose s’est tendu en moi. Je supporte beaucoup moins qu’avant la bêtise ambiante, l’obsession pour une illusoire sécurité qui nous déresponsabilise, l’infantilisation de la population, la xénophobie d’Etat. Dans mon quartier, des CRS ont tabassé des réfugiés devant mes gamins, cela a été pour moi un moment de rupture. On a et on aura besoin de traducteurs pour que réfugiés et CRS puissent un jour à nouveau s’entendre. À un moment il faudra bien que quelqu’un soit là et dise : attendez, on se calme. Vous êtes CRS, vous êtes réfugiés, trouvons un terrain dans lequel l’humanité que vous partagez peut retrouver une place. Cela apparaissait comme une évidence à l’hôpital psychiatrique. Là-bas, il faudra également dire aux patients, aux infirmiers et aux psychiatres : on arrête tout et on discute. Et pour cela il faut qu’ils arrivent à se comprendre, à envisager le point de vue de l’autre. Là encore il y a besoin de traducteurs : de quelqu’un qui fasse l’intermédiaire entre le patient et le psychiatre. Qui est ce traducteur ? Est-ce l’ethnographe, est-ce le photographe ? Pour moi l’ethnographe possède cette force de s’intéresser aux deux cultures et de comprendre les cultures de l’un et de l’autre. Une fois qu’il les a comprises, il se rend bien compte qu’il y a des terrains d’entente possibles.
[F. L.] Revenons à la question de la représentation de la maladie mentale, tu remontes au XIXe siècle et rappelle que « les photographes de l’époque photographiaient des corps plus que des personnes », et aussi que « la production de photographies ne s’est intéressée qu’à une partie très brève de la vie des personnes, celle de la crise » [p. 85], ou encore que « l’ignorance de la langue du malade » a pu être considérée en médecine mentale comme « une excellente » condition d’observation. Est-ce que finalement, tout un champ du photojournalisme s’intéressant aujourd’hui aux questions sociales, à la guerre ou aux situations de crise, ne fonctionne pas exactement de la même manière, photographiant des manifestations d’un état plutôt que des êtres humains ?
[J.-R. D.] Il y a, cela me semble une évidence, une tendance majoritaire qui perdure dans les médias de masse, à regarder le pauvre, le fou ou l’indigène du point de vue de l’homme blanc vivant dans des conditions de confort suffisamment élevées pour trouver que le monde ne va pas si mal. Le sujet photographié, souvent, devient donc une chose. Il n’y a qu’à voir comment en parlent les services de communication ou les rédactions pour lesquelles les photographes sont amenés à travailler : « celui-là il a une sale gueule », « là c’est bien il sourit », « celui là il a l’air complètement empoté ». La domination fait évidemment partie du rapport de la photographie à son sujet. Le sain d’esprit photographie le « fou », le moderne photographie le « sous-développé », l’homme photographie la femme, le colon photographie l’indigène, le parisien photographie le banlieusard. Cela n’a pas tant bougé que cela depuis un siècle et demi. Mais cela est perturbé par la précarisation qui touche de manière de plus en plus massive les producteurs d’image eux-mêmes, qui souvent finissent par trouver que leur sort n’est pas si différent des personnes qu’ils sont amenés à photographier, et se remettent par là même à voir des sujets, des êtres, des choses qui en fait, à bien y regarder, leur ressemblent. Cependant, cela ne peut fonctionner qu’avec une certaine capacité de mise à distance critique et une forme d’engagement politique ou philosophique. Il y a quelques jours, j’ai discuté avec un jeune photographe ayant suivi les mouvements sociaux du printemps à Paris. Et la seule chose qu’il ait véritablement réussi à me dire, c’est que la place de la Nation était incroyablement photogénique, avec les pavés, les fumées, les CRS, les jeunes émeutiers encagoulés, les violences policières, etc. Photographier le monde implique de le comprendre, au moins en partie, et le fait de voir des armées de photojournalistes intéressés en premier lieu par la photogénie du monde est pour moi un constat amer. Si le monde s’effondre, donner de ce monde une belle image – une image spectaculaire – a peut-être quelque chose d’abject. Quand quelqu’un me dit : « cette image est très belle », je le prends comme une insulte. Je ne fais pas des images pour qu’elles soient belles, je fais des images pour qu’elles posent question.Peut-être l’image doit-elle renoncer à être belle. Et peut-être à cette condition seule pourrons-nous nous poser la question de ses effets – et de son éventuel intérêt.
[F. L.] La force de ce livre est aussi de mettre à nu la fragilité de l’enquête, les doutes, les refus, les processus aussi (listes de mots, protocole photographique des « Psychadascalies », journal de prises de vues de l’« Hôpital Bellevue »…). Cela m’a fait penser, dans un autre champ, au moment ou Georges Rousse décide de montrer les coulisses de son travail parce que l’avènement de la retouche photographique crée une ambiguïté sur le mode opératoire de ses images, ambiguïté qu’il veut lever 6. Pourquoi as-tu ressenti ce besoin de rendre à ce point la « structure » visible ? Geste que je trouve du reste très généreux. Y avait-il aussi une ambiguïté à lever ? Ou cela se joue-t-il ailleurs ?
[J.-R. D.] C’est en effet une volonté très explicite de parler à mon propre camp, celui des photographes, pour rendre visible les mécanismes de la fabrication de ce travail. Je voulais que ce livre soit les deux choses : la mise en forme de ce que nous avons compris, et l’explicitation de notre démarche. Nous renouons dans ce projet avec certaines traditions collectives, de mise en commun de savoirs, de partage et d’échanges intenses, et il était essentiel pour moi que cela apparaisse : que ce livre ne soit pas seulement une démonstration mais aussi une documentation sur nos hésitations, les tensions qui ont traversé le groupe, nos désaccords, et la richesse qui en résulte. Je voulais rendre clair pour la communauté des photographes que ce que nous avons fait est possible, que c’est compliqué, long, exigeant, que cela demande de la patience et de la discipline, mais que le résultat en vaut la peine.[F. L.] Dans le chapitre « Hôpital Bellevue » [pp. 196-197], un simple objet, un torchon, éclaire singulièrement la question posée dans la postface de Christian Caujolle sur les limites de la photographie. Il est impressionnant d’avoir dû anonymiser tout un livre pour un torchon !
Mais ce torchon parle aussi du rapport texte/image. Par exemple une phrase comme « Cette photographie pose la question des effets pratiques de la diffusion des images sur les personnes qui acceptent la présence d’un photographe à leurs côtés », considérée seule face à l’image du torchon, ne permettrait sans doute pas à un lecteur n’ayant pas lu le reste de la double page de comprendre pourquoi cette question est-elle posée par cette image, et encore moins dans quelle mesure. Elle est nécessaire, mais il faut tout ce long texte pour le comprendre.
Par ailleurs, il peut y avoir quelque chose de gênant à ce que le photographe explique au lecteur comment l’image doit être lue. Celui-ci peut avoir l’impression que le photographe pense à sa place. Or je ne sens pas cette gêne dans ton livre. L’explication est juste et bienvenue. Comment dès lors as-tu décidé des limites de ce que devait dire texte pour ne pas tomber dans le piège de la redondance ou de l’infantilisation du lecteur ?
Pour ce qui concerne les limites à donner au texte, cette question s’est posée de manière très concrète peu avant la finalisation de la première exposition des « objets sous contrainte ». Cette série était initialement accompagnée de textes dont la longueur était au moins le double de ce qui a été finalement publié dans le livre. La plupart des textes initiaux se terminaient par des explications : cette décision de l’aide soignante est liée à sa position sociale dans l’équipe, cette décision du tribunal est liée à la trajectoire professionnelle du patient ou du juge, cette décision de l’aidant est liée à sa position dans sa fratrie, etc. Et nous avons finalement décidé, une heure avant de partir en impression et à la fin d’une nuit de travail qui n’en finissait pas, de supprimer toute cette dimension d’expertise explicative, de laisser les textes ouverts, qu’ils se lisent, chacun, comme une question posée, laissant le lecteur libre de s’approprier la complexité des situations.
[F. L.] Dans un texte consacré aux problèmes que pose l’écriture au sujet de son propre travail 7, Jörg M. Colberg dit ceci : « Qu’un photographe ne vienne pas me dire que par ses images il explore ou enquête sur quelque chose. Non. Il n’enquête pas. Il n’est pas un scientifique (et s’il l’est, qu’il publie son travail dans une revue scientifique). […] S’agissant de sa photographie, de son art, un photographe fait sans doute beaucoup de choses mais pas enquêter. Il n’est pas un observateur désintéressé appliquant les protocoles en vigueur pour aboutir à une description la plus objective possible d’un événement. » Or dans sa postface à ton livre, Christian Caujolle dit : « la photographie comme outil d’investigation » [p. 334].Tu te situes plutôt du côté de l’un ou de l’autre ? Ou alors te sens-tu peut-être comme le physicien quantique bien conscient que lorsqu’il « enquête » sur la position d’une particule, il dérange sa vitesse ou sa charge ?
[J.-R. D.] Cette citation de Colberg me semble très datée sur ce que peut-être la science, qu’elle soit dite « dure » ou « molle », car quel que soit le camp dans lequel elle s’estime être située, la science a accepté depuis bien longtemps l’idée selon laquelle la présence du scientifique bouleverse l’objet même de la recherche. Cela est une évidence dans le champ des sciences sociales, pour lesquelles l’essentiel du travail réside souvent dans la mesure même du déplacement qu’implique la présence du scientifique sur l’objet qu’il étudie. Autrement dit, en tout cas pour ce qui concerne l’ethnographie, une part importante du travail du chercheur est de comprendre pourquoi telle personne lui a répondu et pourquoi telle autre non, pourquoi telle personne a un intérêt pour l’enquête et telle autre la refuse catégoriquement, et c’est en trouvant les réponses à ce type de questions que commence sa compréhension du milieu étudié. La photographie que je pratique et que je défends est à l’évidence une exploration du monde, et les dispositifs et protocoles que je mets en place forment une enquête. En revanche, je ne suis pas un scientifique mais un photographe. Et nous avons l’ambition de publier nos travaux à la fois dans des revues scientifiques et dans le champ artistique, avec l’idée de décloisonner des univers tout à fait compatibles.[F. L.] Tu as fait le choix de travailler sur un sujet a priori difficilement photographiable pour des raisons juridiques ou de règlement intérieur aux lieux d’accueil (droit à l’image, interdit professionnel). Tu y es sans cesse confronté à des réalités humaines ou matérielles que tu ne peux photographier. Tu dois sans cesse réajuster ta place. Il me semble dès lors que cela fait apparaître avec d’autant plus de force la justesse des circonstances dans lesquelles tu peux effectivement photographier, et de l’image qui en découle (par exemple lorsque tu as donné à l’institution et au soigné ou à ses responsables légaux des garanties éthiques et morales sur l’usage qui sera fait de l’image. Cela me fait penser à nouveau à la photographie de situation de crise où les questions juridiques de droit à l’image soit ne s’appliquent pas par absence d’état, soit sont présumées non applicables par des photographes que cela arrange et qui jugent que l’éloignement de jouera en leur faveur. Ainsi, en t’attaquant au «pire », au plus difficile « apparemment », je trouve que tu débarrasses la photographie de l’autre de ses aspects les plus violents, et poses les bases d’un code de conduite morale qu’on pourrait appliquer à d’autres situation à photographier, où ce ne serait plus l’institution qui interdirait telle ou telle image, mais le photographe qui se disciplinerait lui-même. Peut-être cela serait-il d’ailleurs salutaire pour la photographie… Es-tu d’accord avec cette idée ou est-ce moi qui vais trop loin ?
[J.-R. D.] Je réfléchis effectivement depuis plusieurs mois, dans le cadre d’un nouveau projet, à la possibilité de mettre en place les bases d’un code de conduite émergeant directement des photographes. Comme je t’en ai parlé, je photographie actuellement les différents mouvements de lutte, de résistance et de mobilisation qui se développent sur le territoire français. Et la situation de répression policière et judiciaire féroce à laquelle nous faisons face nous place dans une position très dangereuse. En effet, en diffusant la photographie d’une personne assise sur une place en train de participer à une assemblée populaire, nous courrons le risque que cette photographie soit utilisée pour l’identifier dans une autre situation – par exemple dans une situation où cette même personne s’attaque à une banque, une caméra de vidéo-surveillance, ou à la vitrine d’une compagnie d’assurance. Lorsqu’une personne s’attaque à la vitrine d’une banque, elle est la plupart du temps masquée, mais des éléments permettent néanmoins de l’identifier : la couleur de ses chaussures, un bracelet, son sac à dos, etc. Ainsi, la photographie où il apparaît à visage découvert sur la place avec ces mêmes éléments personnels va être utilisée pour l’identifier. Ce cas très particulier d’identification d’un suspect par recoupement de photographies s’est vérifié dans plusieurs procès de militants lors des soulèvements du printemps dernier. La solution à ce problème est loin d’être trouvée, et invite à nouveau à une grande prudence. L’une des pistes de réflexion est la création d’une signalétique (un badge, un autocollant, un brassard porté par le photographe) permettant à un manifestant de savoir que le photographe qui est en train de le photographier s’engage par exemple à masquer les visages sur ses images. Mais la réflexion est totalement ouverte, et il me semble qu’elle ferait du bien au milieu du photojournalisme.Si tu me le permets, j’aimerais terminer en revenant à ta question sur la possibilité continuer à faire des photographies, car la question se pose aussi pour moi de manière politique. Si comme de nombreux penseurs, scientifiques ou philosophes l’affirment, notre civilisation occidentale est bel et bien la pire des choses qui soit arrivée à l’humanité – génocide des indiens d’Amérique, Traite des esclaves, holocauste, largage de bombes nucléaires sur des populations civiles, matérialisme exacerbé de nos sociétés, glissement anthropologique du collectif vers l’individu et sa solitude, absence au monde, destruction massive des espèces animales et végétales – alors la question qui se pose à nous est la suivante : pouvons-nous nous contenter d’être les observateurs de la destruction en cours ?
1 Jeffrey Ladd, « Escape, by Danila Tkachenko », Hatje Cantz fotoblog, 6 octobre 2014, cité par Jörg M. Colberg, in « It is what it is », Conscientious Photography Magazine, 13 octobre 2014. Disponible en ligne sur : http://cphmag.com/it-is-what-it-is/. Traduit par Frédéric Lecloux, « It is what it is/Sur l’évidence », blog Aux Bords du cadre, 18 octobre 2015. Disponible en ligne sur : www.fredericlecloux.com/it-is-what-it-is-sur-levidence/. Texte original de la citation : « A photograph should be more interesting than the subject and transcend its obviousness. »
2 Jean-Robert Dantou, Florence Weber, Les murs ne parlent pas, éditions Kehrer.
3 Pour en savoir plus sur les auteurs, le lecteur peut consulter par exemple la page de Jean-Robert Dantou sur le site de l’Agence VU’, et celle de Florence Weber sur l’encyclopédie en ligne Wikipédia.
4 Brigitte Patient, « Jean-Robert Dantou, représenter la folie », émission Regarder Voir, France Inter, 24 avril 2016. Disponible en ligne sur : http://www.franceinter.fr/emission-regardez-voir-jean-robert-dantou-representer-la-folie.
5 Frédéric Lecloux, « Son cousin dans la voiture », blog Aux bords du cadre, 21 mai 2015. Disponible en ligne sur : www.fredericlecloux.com/son-cousin-dans-la-voiture/.
6 Voir par exemple Walid Salem, « Georges Rousse : “La Base sous-marine est une cathédrale” », Rue 89 Bordeaux, 13 septembre 2014. Disponible en ligne sur : http://rue89bordeaux.com/2014/09/georges-rousse-base-marine-cathedrale/.
7 Jörg M. Colberg, « How to write about your photographs », Conscientious Photography Magazine, 21 avril 2014. Disponible en ligne sur : http://cphmag.com/how-to-write/. Traduit par Frédéric Lecloux, « Comment écrire sur son travail », blog Aux Bords du cadre, 29 mai 2016. Disponible en ligne sur : www.fredericlecloux.com/comment-ecrire-sur-son-travail/. Texte original de la citation : « Please don’t tell me you’re investigating or exploring something with your pictures! You’re not. You’re not a scientist (unless you are literally one, in which case you publish the work in a scientific journal). […] When it comes to your pictures, your art, the last thing you’re probably doing is investigating something. You’re no disinterested observer following widely accepted rules that strive to result in as objective an observation as possible. »