Images et texte, texte et images
Par Jörg Colberg
J’ai lu récemment un entretien avec Moyra Davey où il était question du rôle du texte associé à la photographie. « L’écriture véhicule des idées et des sentiments d’une manière très stable, affirme Davey, alors qu’une photographie est ambiguë et peut être source de distorsions bien plus importantes que le texte. » À la lecture de ces lignes j’ai d’abord acquiescé. En effet, telle est bien la manière dont les choses fonctionnent, ou plutôt, telle est bien la différence entre le texte et l’image. Sauf que plus j’y repense moins je suis sûr d’être d’accord avec cette déclaration. Au point où j’en suis de ma réflexion, je dirais que l’affirmation de Davey est peut-être valide s’agissant du texte et de l’image considérés comme deux entités distinctes. En revanche, dès qu’on les fait interagir, je ne pense pas qu’il soit encore possible de formuler aucune vérité toute prête sur ce que le texte et l’image produisent séparément. Il faudrait alors plutôt se demander ce que le texte et l’image inventent ensemble, comment chacun influe sur l’autre, dans une relation qui me paraît potentiellement complexe.
Dans le monde de la photographie, pour autant que j’en puisse juger, cette approche s’avère peu courante. Les photographies y sont presque toujours prises depuis le siège du conducteur alors que le texte est, dans le meilleur des cas, écrit sur le siège du passager. Je crois comprendre d’où vient ce décalage. C’est qu’avec les photographes il faut toujours qu’il n’y en ait que pour les images. Partant, la plupart des séries photographiques soit sont dépourvues de texte, soit le relèguent à un rôle sévèrement atrophié.
Il est évident, et au moins en partie pour des raisons historiques, que l’usage du texte varie d’un contexte à l’autre. En photojournalisme par exemple on emploie des légendes. Le milieu est d’ailleurs fréquemment secoué par des débats enflammés au sujet de leur validité et/ou de leur véracité. La photographie documentaire intègre des textes souvent très développés mais qui sont généralement écrits par d’autres auteurs et souvent peuvent presque exister par eux-mêmes.
Dans le champ de la photographie plasticienne l’usage du texte est très sérieusement réduit, au point que les images n’ont parfois pas de titre, sans parler de légendes. C’est une approche tout à fait valable qui peut donner de très bons résultats. Mais en même temps c’est étrangement restrictif. Pourquoi se priver du texte, pourrait-on se demander, si celui-ci est en mesure d’élever l’œuvre au-delà de ce que les images parviennent à atteindre ? Ce qui me ramène à la citation de Davey, car elle me semble toucher un point crucial s’agissant de comprendre pourquoi tant de photographes sont si réticents ne serait-ce qu’à envisager de recourir au texte (ignorons l’argument selon lequel, « si j’avais voulu utiliser le texte, je serais devenu écrivain », qui est rien moins qu’une dérobade incroyable de stupidité). Le texte, admet-on généralement, est de loin plus précis – ou, pour reprendre les mots de Davey, plus « stable » – que l’image, de sorte qu’il impose ses limites à l’image. Depuis une dizaine d’années j’entends cette idée formulée de diverses manières, et je pense qu’elle est totalement fausse.
Là où la question devient passionnante, c’est lorsqu’on commence à s’intéresser à des artistes qui mêlent le texte et l’image dans leur travail. Prenez Sophie Calle. Feuilletez un de ses livres, n’importe lequel, sans lire le texte : il est probable que vous en ressortiez franchement perplexe. La plupart des images ne sont pas très intéressante en elles-mêmes. Ce n’est même pas nécessairement Calle qui les prend. Et en abordant l’œuvre par l’autre bout, c’est-à-dire en lisant le texte sans tenir compte des images, le résultat serait similaire. Ce n’est que lorsqu’on considère texte et image ensemble que toute la beauté de l’œuvre se déploie. C’est dans le dialogue entre les deux que le texte et l’image s’élèvent l’un l’autre vers les sommets que cette artiste est capable d’atteindre.
Prenez Jim Goldberg. Omettez le texte, ne serait-ce que par découragement devant son écriture manuscrite parfois difficile à déchiffrer : il y a de quoi se demander ce que son travail a de si intéressant. À quoi riment tous ces appareils et tous ces films de formats différents, et pourquoi ce qu’il fait semble-t-il si décousu ? Il faut faire la démarche de lire les textes en même temps que les images pour que l’ensemble fasse sens. Ici encore les images interagissent avec le texte, et vice versa, dans le but de produire une vérité plus grande que celles qu’expriment les deux langages isolément.
Ces deux artistes utilisent le texte en combinaison avec la photographie ou, dans le cas de Goldberg, en surimpression. On peut aussi, évidemment, se servir du texte qui se trouve représenté dans l’image. C’est ce que fait, par exemple, Lee Fridlander dans sa série Letters from the People, qui est peut-être l’illustration la plus élémentaire du rapport texte/image. L’intérêt de cette approche s’épuise toutefois assez vite. Un cas plus intéressant est celui de la série Signs that Say What You Want Them To Say and Not Signs that Say What Someone Else Wants You To Say (1), de Gillian Wearing. En un sens, ce travail combine les approches de Friedlander et de Goldberg. Personnellement, l’image intitulée « I’m Desperate » me fascine chaque fois que je la vois (et je l’ai énormément regardée).
Ces exemples soulignent une vérité fondamentale : l’association texte/image est pleine de possibilités – raison pour laquelle il est d’autant plus surprenant que le monde de la photographie soit si uniformément réfractaire au texte. Quand j’aborde le rapport texte/image avec mes étudiants, immanquablement arrive la question de savoir à quels artistes se référer. Et à mes propositions, la réponse des étudiants va la plupart du temps dans le même sens : « ce n’est pas ce que j’avais en tête ». L’absence d’un modèle incontournable pour les artistes ambitionnant de travailler le rapport texte/image montre bien qu’il n’existe pas un principe unique de fonctionnement auquel répondrait cette association. Au contraire, chacun peut partir dans la direction qui lui plaît, et manipuler le texte et l’image en fonction des exigences de son projet. Aucun problème. C’est même un très beau point de départ.
Texte et image peuvent être articulés de maintes manières : par exemple en associant un texte très ambigu à une image très « stable », pour reprendre à nouveau le terme de Davey, ou l’inverse, ou n’importe quel état intermédiaire de ce dialogue. Il s’agit pour l’artiste de trouver comment le rapport texte/image fonctionne dans son cas particulier. Ce qui implique de comprendre leur rôle individuel et la façon dont ils s’influencent réciproquement compte tenu de leurs caractéristiques intrinsèques.
Une conséquence positive de l’effet Peckerwood (2) est que nombre de photographes ont commencé à incorporer du texte dans leurs séries, sous une certaine forme. Mais souvent ce texte est destiné à des publications éphémères. Ce qui n’est pas un problème en soi. Mais travailler avec une forme de texte très restrictive est en soi une façon très restrictive de travailler. Quoi qu’on dise du texte en vérité, il est bien plus malléable que les images. Il suffit de penser à l’histoire de la poésie ou aux grandes œuvres de la littérature.
Ce n’est pas le fait que je passe beaucoup de temps à écrire qui m’a amené à m’intéresser au texte. Et ce qui est sûr, c’est que je ne ressens pas le besoin de voir l’écriture devenir la nouvelle lubie du monde de la photographie, même si je dois reconnaître que pour moi ce serait franchement plus stimulant que les sandwiches en plastique et le New Formalism. Simplement, le texte peut être un outil formidable à travailler en dialogue avec un langage visuel. Comme l’ont montré Sophie Calle, Moyra Davey, Jim Goldberg, Gillian Wearing et de nombreux autres artistes, la photographie peut s’enrichir par le texte d’une manière inaccessible par d’autres truchements. Raison supplémentaire pour laquelle je pense que les photographes devraient passer beaucoup de temps à lire, et pas simplement à regarder le travail de leurs collègues : plus on lit, mieux on comprend comment les mots peuvent être utilisés pour exprimer des pensées, des idées et des sentiments, et plus on en apprend sur la force intacte du verbe.
Pour conclure, je dirais que les photographes qui ne prennent en compte le texte qu’après coup (et encore) dans la conception d’un livre de photographie ne font pas beaucoup mieux que ceux qui traitent la mise en page de la même manière. Avec le risque d’aboutir à une sorte de catalogue monté en graine. Il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire sur le catalogue en tant que forme (en fait, cela pourrait faire l’objet d’un futur article). Simplement, si l’on explore un peu l’univers des catalogues on en trouvera de tous les genres, mais on verra que pour les meilleurs d’entre eux la synergie entre la mise en page et le texte a été pensée d’une façon très consciente. Ainsi, il n’y a véritablement d’autre choix que d’envisager l’édition photographique d’une façon qu’on pourrait qualifier d’holistique, sauf à se satisfaire d’une conception du livre photo désormais extrêmement vieillie produisant essentiellement des livres ennuyeux, même avec des images qui ne le sont pas.
(1) Littéralement : « des pancartes disant ce que vous voulez qu’elle disent, et non ce que quelqu’un d’autre veut que vous disiez ». (Ndt)
(2) Jörg Colberg fait ici référence à un terme qu’il a forgé dans un article récent intitulé « The danger of Trends » (« Le danger des tendances »), et qui s’applique à l’influence particulière qu’a eue récemment sur le monde de la photographie le livre à succès Redheaded Peckerwood de Christian Patterson, livre dans lequel la narration repose sur une part de photographies d’archives : « L’effet Peckerwood est double : d’une part une avalanche de livres sont sortis incluant des reproductions de documents trouvés (ou créés pour en avoir l’aspect), souvent sous la forme de fac-similés insérés dans l’ouvrage ; et d’autre part, tout un pan du monde de la photographie s’est découvert une obsession pour la narration sans vraiment comprendre ce que cela signifie. » L’ensemble de l’article, disponible en version originale sur https://cphmag.com/trends/ sera traduit prochainement. (Ndt)
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Frédéric Lecloux en février 2018.
Article original de Jörg M. Colberg paru le 15 janvier 2018 sur Conscientious Photography Magazine.