It is what it is / Sur l’évidence
Par Jörg M. Colberg
Parfois c’est quelqu’un d’autre qui formule de façon simple et claire ce que depuis longtemps on pense – et raconte. Dans une critique récente d’un livre de photographie (1) pour le blog de l’éditeur Hatje Cantz, Jeffrey Ladd exposait son critère de base en photographie : « il faudrait qu’une photographie soit plus intéressante que son sujet, et transcende son évidence ». Mais oui ! J’aurais aimé l’écrire moi-même ! Pour être franc, je ne comprends même pas pourquoi j’ai eu du mal à exprimer cette idée de façon succincte, par exemple face à des étudiants. « Il faudrait qu’une photographie soit plus intéressante que son sujet, et transcende son évidence ». Imprimez cela, et affichez le dans un endroit bien visible.
Il va sans dire que je souhaite aborder ce critère dans le contexte photographique dont traite ce site, à savoir, dans les grandes lignes – ou vulgairement –, celui de la photographie artistique. Si l’on fait une photo pour un passeport, les prérequis seront sans doute différentes. Si l’on documente des expériences scientifiques par la photographie, la dernière chose à faire serait de chercher à en produire autre chose qu’un document photographique le plus fidèle possible. Mais dans l’art… Pour tout dire, on pourrait presque utiliser ce critère comme définition de la « photographie artistique » : une photographie qui transcende l’évidence du sujet.
Cette règle souffrira des exceptions, mais guère nombreuses – comme ce devrait être le cas pour les règles et leurs exceptions. Il faut souvent un examen plus attentif pour saisir ce qui est en jeu, au risque du désaccord sur la question de savoir si la règle est enfreinte ou non. Prenons par exemple les typologies de Bernd et Hilla Becher. Au premier abord, ces photographies semblent bien déroger à la règle, puisqu’elles sont à peine plus intéressantes que les châteaux d’eau, gazomètres et autres réservoirs qu’elles représentent. Pourtant, chaque fois que les choses ont l’air aussi simples, elles ne le sont généralement pas. Devant une grille de 12 châteaux d’eau dans une exposition, quelque chose d’intéressant se passe, qui fonctionne malgré son évidence.
Comme toujours donc avec les règles, ces exceptions existent. Parler des dernières, cherchant à discréditer les précédentes, voilà qui est tentant. Or les exceptions aux règles n’ont du sens que lorsqu’elles ne sont pas appliquées par pur principe – en d’autres termes par esprit de contradiction –, mais lorsqu’elles découlent d’une compréhension rigoureuse de ce que les règles signifient. Il y a de multiples façon d’atteindre à une telle compréhension profonde. L’une des meilleures manières d’accroître sa connaissance de la photographie est de regarder les images des autres. Avec les images des autres, les œillères tombent qui rendent l’étude de son propre travail si difficile.
Récemment j’ai passé beaucoup de temps à réfléchir à deux des propriétés les plus élémentaires d’une photographie, la forme et le contenu. « Il faudrait qu’une photographie soit plus intéressante que son sujet, et transcende son évidence. » D’accord, pour autant qu’il ne s’agisse pas d’un contenu sans forme, un contenu dont la forme photographique ait été négligée, écartée, impensée…
Disons que vous voyez un objet intéressant quelque part et que vous voulez le prendre en photo. Comment allez-vous vous y prendre ? Votre photographie sera une photographie de cet objet, d’une forme ou d’une autre. Mais laquelle ?
Ce qui suit pourrait passer pour une sorte de digression, mais j’espère que le lien avec ce qui précède finira par être clair. Il y a deux ans environ, j’ai acheté un iPad, pour découvrir ce que ce type d’ordinateur peut faire pour la photographie. Comme je l’ai vite appris, on peut installer sur un iPad des applications en réalité conçues pour iPhone. J’ai donc téléchargé Hipstamatic, Instagram et différentes autres applications.
Je n’ai réalisé qu’un bon moment plus tard – lorsque j’ai fini par céder et acheter un iPhone – que l’expérience d’Instagram était totalement différente de ce que je pensais. Sur l’écran d’un iPad, une photographie Instagram a une taille raisonnable. Sur l’iPhone en revanche, les images sont très petites. La taille des smartphones tend visiblement à croître – en voyage il y a peu, j’ai vu une femme tenir à son oreille ce qui ressemblait à une petite tablette –, mais ils restent petits.
Pour celui qui a grandi avec les smartphones, mon commentaire sur la petite taille de leur écran peut sembler dénué de sens. Pour celui qui a grandi avec les journaux, en revanche, il est tout à fait pertinent. C’est un fait, les images sur l’écran d’un smartphone sont sensiblement plus petites que celles qu’on trouve dans les journaux (sans même parler de la plupart des livres de photographie ou de tirages encadrés accrochés sur un mur). En principe, la taille en tant que telle n’est pas un très bon critère pour juger une photographie. Mais la taille a des conséquences sur ce que j’ai commencé de discuter plus haut, la forme et le contenu, et sur comment « il faudrait qu’une photographie soit plus intéressante que son sujet, et transcende son évidence. »
Avec un petit écran et, comme c’est le cas sur Instagram, un cadre carré, les possibilités sont franchement limitées (il existe des applications qui inscrivent votre image non carrée dans un cadre carré en y ajoutant des bords blancs, mais alors l’image originale est considérablement réduite). Une image reposant sur une composition complexe et un contenu nécessitant une attention méticuleuse pour en déchiffrer les potentiels de sens est, selon toute vraisemblance, amenée à disparaître dans le flux Instagram, vue la masse d’images qu’on y trouve représentant un sujet de grande taille en plein milieu du cadre, de préférence dans des couleurs attirant l’attention.
Comme je l’ai écrit précédemment (2), sur des sites comme Instagram la photographie résulte du désir de partager une expérience (dans l’idéal – mais bien sûr, comme tout réseau social, Instagram tend largement à devenir un outil de marketing.) Pointer du doigt une caractéristique de la forme d’une photographie sur Instagram ne remet pas vraiment en question le médium lui-même. Au mieux Instagram l’enrichit, contribuant à faire entrer la photographie dans nos vies.
Cela étant dit, on peut toujours se demander quel rôle jouent les applications sur les petits écrans des smartphones dans notre réflexion sur la photographie, vu que sur ces écrans, le jeu est faussé au détriment de la forme, et au bénéfice du contenu (de préférence simple et rapide).
Toutefois, en quoi rien de cela importe-t-il ? Pourquoi devrions nous nous préoccuper de la moindre de ces questions ? Pourquoi une photographie devrait-elle être plus intéressant que son sujet ? De mon point de vue, elle le doit, parce que je trouve l’évidence ennuyeuse. C’est peut-être amusant de regarder une fois, disons, des images de fruits déformés. Mais plus que ça ? Après les avoir vues, qu’apprendra-t-on à les regarder encore, d’autre que : « Ha ! Ha ! j’avais oublié celui-là ! » ?
Au bout du compte, la question à laquelle tout photographe doit répondre se réduit à ceci : « Comment vais-je rendre ceci mien ? » – quel que soit le « ceci » en question. Et je pense que pour trouver une réponse, il faut se faire à l’idée qu’il y a cet obstacle, l’évidence, qui malheureusement accompagne la photographie. Surmonter cet obstacle exige de travailler obstinément, de regarder et faire beaucoup d’images, si bien qu’à un moment donné, les photographies seront plus intéressantes que leur sujet, et transcenderont leur évidence.
Le photographe et son lecteur en seront récompensés. Ce dernier découvrira des photographies vers lesquelles il se sentira enclin à revenir pour faire de nouvelles expériences. Et le premier, celui qui fabrique les images, fera l’expérience d’un dialogue plus profond avec le médium photographique, où ce qui se trouvait face à l’appareil se voit transformé en une image qui raconte plus que ce qu’elle montre.
(1) Texte en anglais seulement. (Ndt)
(2) Texte en anglais seulement. (Ndt)
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Frédéric Lecloux en octobre 2015.
Article original de Jörg M. Colberg paru le 13 octobre 2014 sur Conscientious Photography Magazine.