La chanson du lahure
Les Népalais, en majorité les hommes mais les femmes aussi, ont de tout temps quitté leur village pendant de longues périodes pour aller gagner leur vie ailleurs, essentiellement en Inde et dans l’agriculture. Plus tard ce sera aussi pour raisons militaires. En effet, quelques temps après son unification par Prithivi Narayan Shah en 1768, le Népal perd la guerre de 1814-1816 contre les Anglais, défaite sanctionnée par le traité de Sugauli. Lequel impose au Népal, entre autres choses, de fournir des soldats à l’armée de la Compagnie britannique des Indes orientales – les Gurkhas. Bientôt, le cantonnement dédié à la formation des nouvelles recrues est basé à Lahore, dans l’actuel Pakistan. À leur retour, ces soldats seront nommés लाहुरे (lahure), en référence au nom de la ville.
Comme l’explique Mallika Aryal1, ils jouissent dans leur village d’un prestige immense, symbolisent la modernité et participent au développement du pays. Leur légende s’installe dans la culture populaire. Et si ce terme de « lahure » garde dès lors une connotation très positive en népalais, il en est aussi venu à désigner tout ce qui vient d’ailleurs, y compris des animaux, et plus récemment, n’importe quel Népalais partant travailler à l’étranger, l’expatrié2, le travailleur migrant.
Une chanson lui est dédié, que tous les Népalais connaissent, dans laquelle le lahure indique comment il convient qu’on donne de ses nouvelles au village. Il en existe de très nombreuses versions. Mireille Helffer, dans Castes de Musiciens au Népal3, en reproduit sur disque et en retranscrit une version très complète. La plus connue est toutefois celle de Jhalak Man Gandharva, parue entre autres sur un 45 tours de la série Nepalese Songs & Melodies du label Ratna Records (ESR-93) en 1975, qu’on peut écouter et lire ci dessous.
Le texte de la chanson
हे बरै
दसै धारा पो नरोए आमा,
बिँचेँ पठाउला तस्विरै खिचेर ।
कस्तो लेख्यो नि भावीले कर्म ललाटैमा लौ हजुर ।
हे बरै
आमाले सोध्लिन् नि खोइ छोरा भन्लिन्
राज है खुल्यो भन्दिए ।
बाबाले सोध्लान् नि खोइ छोरा भन्लान्
रण जित्दै छ्न् भन्दिए ।
दाजैले सोध्लान् नि खोइ भाइ भन्लान्
अंशै बढ्यो भन्दिए ।
भाइले सोध्लान् नि खोइ दाजै भन्लान्
घेरामा पर्यो भन्दिए ।
दिदीले सोध्लिन् नि खोइ भाइ भन्लिन्
चोलो घट्यो भन्दिए ।
चोलो घट्यो भन्दिए ।
बहिनीले सोध्लिन् नि खोइ दाजै भन्लिन्
माइती घटे भन्दिए ।
छोराले सोध्लान् नि खोइ बाबा भन्लान्
टोपी झिक भन्दिए ।
छोरीले सोध्लिन् नि खोइ बाबा भन्लिन्
सुन चुराको दान दिए ।
प्रियाले सोध्लिन् नि खोइ स्वामी भन्लिन्
बाटो फुक्यो भन्दिए ।
भाउजूले सोध्लिन् नि खोइ देवर भन्लिन्
खसी काट भन्दिए ।
चिसै काट्यो नि गोलिले ।
रणमा परी मरे छन् लाहुरे ।
बाबा रुन्छन् लौ वर्ष दिन ।
आमा जुगै भरी लौ हजुर ।
Traduction libre
Hélas !
Puisses-tu, maman, ne pas pleurer comme dix fontaines.
Si je survis je t’enverrai une photographie.
Quelle sorte de destin le divin a-t-il écrit dans mon karma, voyez monsieur !
Hélas !
Mère va peut-être demander : où est mon fils ?
Qu’on lui dise que son sang s’écoule.
Père va peut-être demander : où est mon fils ?
Qu’on lui dise qu’il est en train de gagner la bataille.
Mon grand frère va peut-être demander : où est mon petit frère ?
Qu’on lui dise que sa part d’héritage a augmenté.
Mon petit frère va peut-être demander : où est mon grand frère ?
Qu’on lui dise qu’il est tombé dans une embuscade.
Ma grande sœur va peut-être demander : où est mon petit frère ?
Qu’on lui dise qu’elle recevra moins de cadeaux des frères.
Ma petite sœur va peut-être demander : où est mon grand frère ?
Qu’on lui dise que sa fratrie a diminué.
Mon fils va peut-être demander : où est mon père ?
Qu’on lui dise d’ôter son chapeau.
Ma fille va peut-être demander : où est mon père ?
Qu’on lui donne un bracelet d’or.
Mon épouse va peut-être demander : où est mon mari ?
Qu’on lui dise que son chemin est libre…
La femme de mon grand-frère va peut-être demander : où est mon beau-frère ?
Qu’on lui dise qu’elle tue le mouton.
La balle l’a tué froidement.
Le lahure est mort au champ de bataille,
Le père pleure un an,
La mère toute la vie, voyez, monsieur.
1 Mallika Aryal, « The Gurkhas and Lahore », Nepali Times, #421, 17-23 October 2008. Disponible en ligne sur http://archive.nepalitimes.com/news.php?id=15294.
2 « Expatrié » est la traduction que proposent Marie Christine Cabaud et Ram Panday, dans leur Dictionnaire népali-français, L’Harmattan, 2009. Néanmoins il me semble qu’en l’occurrence « travailleur migrant » est plus adapté, car ces deux termes s’appliquent aujourd’hui à des catégories différentes d’humains en déplacement, « l’expatrié » étant un terme davantage utilisé pour désigner un Occidental travaillant à l’étranger, souvent dans le secteur humanitaire ou diplomatique, pour des salaires élevés, « travailleur migrant » étant réservé à des populations de pays pauvres prêtant leur force de travail à des pays riches.
3 Mireille Helffer, Castes de Musiciens au Népal, un disque microsillon 33 tours 30 cm et deux fascicules imprimés sous coffret, Éditions du département d’ethnomusicologie du Musée de l’Homme, LD.20, 1969.
Photographie : Une photo d’Ananta Parajuli, travailleur migrant dans le Golfe, tenue par son père, Dik Bahadur Parajuli, VDC de Khanbu, 4e circonscription, Silaune tole, district d’Udayapur, Népal, 9 juillet 2016. Série Népal-Qatar, le Vide et le plein.
Merci à mes professeurs de l’Inalco et en particulier ici à Rajesh Khatiwada.