La Convivialité I


Journal d’Anthropocène après un déménagement en Avesnois

À Pierre Bergounioux

En mai 2023, j’ai publié sur ce blog un texte à la fois réflexif et programmatique intitulé « Départiciper ». Ce texte tente, avec lucidité mais désir, de circonscrire la question suivante : étant donné l’Anthropocène, comment continuer de raconter des histoires avec la photographie tout en vivant à la hauteur des exigences éthiques et écologiques que nous impose collectivement la pérennisation de la participation de l’espèce humaine au système-Terre ?

Malgré quelques culs-de-sac, « Départiciper » se conclut sur une intuition positive : « Si je devais encore utiliser la photographie pour extérioriser mes questions (…), c’est à partir du jardin qu’il me faudra chercher les moyens de les formuler ». Or en mai 2023, mon jardin était dans la Drôme et, mal remis du terrible été 2022, à sec. Au passage, m’ayant asséché avec lui. Ce double assèchement a précipité un départ. En janvier 2024 nous avons rapatrié vingt-trois ans de vie drômoise vers une ferme du septentrion où l’eau ne manque pas, établissant dans le même mouvement les conditions pour penser et créer à partir d’un jardin viable.

Ce journal est une tentative de garder trace des réflexions, prises de positions, actions, aspirations et contradictions déclenchées par ce rapatriement, et de leurs conséquences personnelles, professionnelles, créatives, écologiques et anthropologiques.

Il complète la galerie de notes de terrain présentée sur ce site, qui sera mise à jour régulièrement. Il sera complété au fil du temps par d’autres livraisons, d’autres textes de réflexion, et des recherches visuelles élargies.

*

Première partie : 12 janvier – 14 juillet 2024

12 janvier – 22 avril : journal à retardement, consigné a posteriori

12 janvier 2024

Maison des Blaches vidée. Déménageurs partis. Soirée chez Angelo aux Pilles. Clôturé vingt-trois ans de vie drômoise là où elle avait commencé. Sonja en moins, morte le 9 novembre dernier, le lendemain de mes 51 ans.

Les Blaches, Nyons – Les Pilles, 10 km en automobile, 910 gr de CO2 1.

13 janvier

Au revoir un peu triste avec Angelo, Corinne, et Robert. Première partie du trajet vers le Nord. Étape chez l’ami Max Pavoux à Coutansouze dans l’Allier. Arrivés là-bas dans le gel. Reçus dans la chaleur.

Les Pilles – Les Blaches – Coutansouze, 360 km en automobile, 32,760 kg de CO2.

14 janvier

Belle soirée avec Max et sa famille. Seconde partie du trajet. Arrivés dans ce qu’il va bien falloir considérer comme étant chez nous.

Coutansouze – Grand-Fayt, 589 km en automobile, 53,599 kg de CO2.

15 janvier – 25 janvier

Tenté d’atterrir.

Des trajets locaux, nombreux, mais pas recensés, notamment pour acheter des outils. Sans doute quelques centaines de kilomètres.

26 janvier

Aller-retour vers Bruxelles. C’est la première fois que j’y vais d’ici en automobile pour la journée. C’est pour l’enterrement de la maman de Benoît. Ramené Olga.

Grand-Fayt – Église Saint-Alix de Woluwe-Saint-Pierre – Forest – Woluwe-Saint-Lambert – Grand-Fayt, 253 km en automobile, 23,023 kg de CO2.

27 janvier – 4 mars

Toujours tentant d’atterrir.

Entamé dans cette période une conversation par courriel avec Dominiq Jenvrey, philosophe, suite à son article paru le 21 février sur AOC, « Sur la transformation ». Lui ai envoyé « Départiciper ». Il a réagi.

Écrit en quelques jours un dossier pour une demande de bourse. Le premier de ce genre depuis des années. C’est l’Aide individuelle à la création de la Drac d’ici. Malgré « Départiciper » d’ailleurs, puisque je fais le contraire de ce que j’y dis vouloir faire : « arrêter d’essayer de faire entrer mon envie de créer dans les innombrables moules subventionnels à l’usage des vingt-cinq mille photographes de France », mais pour faire quand même ce que j’y dis vouloir faire : écrire et photographier dans mon jardin. J’y cite Jenvrey, qui m’inspire beaucoup. Pris mes premières images au jardin pour donner un cadre, et les premières depuis la fin des Territoires du cinématographe en mars 2022. Et les premières venues de moi seul depuis 2015. Rien de transcendant, mais un pas est franchi.

Décidé, plus ou moins concomitamment, et toujours sur le même sujet – rapatrier la création au jardin tout en critiquant la photographie comme moteur de l’Anthropocène –, de présenter ma candidature au doctorat de recherche et création de l’école d’Arles, à partir du texte du dossier pour la Drac, que j’ai commencé de développer. Motivations ? Natacha, qui accepte de me suivre comme directrice de thèse, et dix mille euros par an pour lire, écrire et photographier, ce qui n’est pas assez pour boucler l’année, mais assez pour commencer de lire, écrire et photographier sans trop m’angoisser pour la subsistance.

Premiers aller-retours en train vers Paris dans la journée depuis la gare d’Aulnoye-Aymeries. Train normaux, si l’on puit dire : gare à douze kilomètres, ligne sans TGV, donc sans tarif augmentant progressivement en fonction du remplissage, ce symptôme exécrable du siècle, pas de réservation, et un temps de trajet raisonnable : une heure et cinquante minutes. Le 6 février pour VU’, et le 29 avec Marie pour aller voir la belle exposition Rothko à la détestable fondation Louis Vuitton.

Des trajets locaux encore, nombreux encore, toujours pas recensés. Sans doute quelques centaines de kilomètres.

Grand-Fayt – Aulnoye-Aymeries – Grand-Fayt, 24,4 km en automobile, 2,220 kg de CO2.
Aulnoye-Aymeries – Paris Nord – Aulnoye-Aymeries, 368 km en train, 9,130 kg de CO2 2.
Grand-Fayt – Aulnoye-Aymeries – Grand-Fayt, 24,4 km en automobile, 2,220 kg de CO2.

Grand-Fayt – Aulnoye-Aymeries, 12,2 km en automobile, 1,110 kg de CO2.
Aulnoye-Aymeries – Paris Nord – Aulnoye-Aymeries, 368 km en train, 9,130 kg de CO2.
Aulnoye-Aymeries – Grand-Fayt, 12,2 km en automobile, 1,110 kg de CO2.

5 et 6 mars

Arrivés à Valence le 5 mars au soir en automobile. En Drôme pour deux choses.

La première : demain soir, concert du Louis Sclavis Quartet, avec Ana Luis, Bruno Ducret et Keyvan Chemirani, jouant les musiques de leur disque Les Cadences du monde, pour la première fois avec une projection des images de L’Usure du monde qui les ont inspirées. Le lendemain, répétitions et amitiés, avant un spectacle que j’aimerais inoubliable.

Grand-Fayt – Valence, 710 km en automobile, 64,610 kg de CO2.

7 mars

La seconde : transmettre la maison à sa bientôt nouvelle propriétaire, Anaïs Vaugelade, l’autrice de La Soupe aux cailloux. Mais avant, déjeuner de truffes préparé par Odile pour une vingtaine de convives, à l’ancienne auberge d’Aubres. Angelo m’avoue avoir fixé la date de ce repas collectif en sachant que nous serions là. Visite guidée de la maison pour Anaïs et son ami en début d’après-midi. Soirée aux Pilles chez Angelo.

Valence – Aubres – Les Blaches, Nyons – Les Pilles, 121 km en automobile, 11,011 kg de CO2.

8 mars

Rendez-vous à Nyons pour clôturer notre vie ici. Banque et autres futilités. Les Pilanthropes le soir. Fin de soirée chez Angelo.

Les Pilles – Nyons – Les Pilles, 13,8 km en automobile, 1,256 kg de CO2.

9 mars

Retour vers cette ferme qui est désormais chez nous, mais pas encore ressentie comme tel.

Les Pilles – Grand-Fayt, 814 km en automobile, 74,074 kg de CO2.

10 mars – 16 mars

Tentant d’atterrir encore. Des trajets locaux, plus rares, pas davantage recensés. Quelques dizaines de kilomètres.

17 mars

Aller retour vers Bruxelles pour les anniversaires familiaux.

Grand-Fayt – Schaerbeek – Grand-Fayt, 253 km en automobile, 23,023 kg de CO2.

18 mars – 21 avril

Énergie essentiellement dirigée vers les ateliers d’écriture pour VU’ et le texte de présentation de mon projet de doctorat. À Paris en train le 30 et le 31 mars avec Marie pour retrouver Yann et pour l’anniversaire de Michel, mon professeur de guitare.

Danièle Méaux a gentiment relu mon texte de présentation de mon projet de doctorat. Elle l’a trouvé intéressant, mais manifestement catastrophiste. Comment lui donner tort ? On y sent bien que je fais un peu semblant d’être enthousiaste pour la proposition de création, atterré par l’Anthropocène. Mais je ne parviens pas à faire décoller cette partie, à lui faire prendre un peu de distance d’avec moi. Mon problème est simple : je ne trouve personne qui veuille bien prolonger ma réflexion sur la possibilité de l’action en prenant pour point de départ ce que dit le Giec, donc la fin de l’organisation moderne du monde. Dès qu’on parle de restriction des libertés, de conséquences à grande échelle, on est perçu comme catastrophiste. Je ne sais si toute prise de parole est vaine ou délétère dans l’Anthropocène, mais je ne trouve personne qui me dise autre chose que : certes, mais il faut bien continuer de parler. Est-ce vrai ? Faut-il vraiment continuer de parler ? L’argument favorable, c’est que si on se tait, on se replie. Le repli est largement vu comme un mal. J’accède volontiers à ce jugement : très peu d’humains sont prévus pour l’érémitisme. Mais de là à en tirer une justification pour le business-as-usual ? Le business-as-usual est aussi une forme de repli. De ce qu’il ne soit pas possible, ou permis, ou souhaitable de se taire, la plupart des gens à qui je parle en déduisent qu’ils peuvent et doivent continuer de parler, donc de parler comme ils l’ont appris et l’ont toujours fait. Puisque le catastrophisme est interdit, et que le silence en réponse est interdit : business-as-usual. Mais personne ne se dit qu’il faut peut-être parler différemment. N’y a-t-il pas une voie médiane ? Cette voie passerait-elle par l’art ou par le faire ? Que voudrait alors dire « parler différemment » ? Ne sommes-nous pas déjà bien nombreux à penser « parler différemment » ? Comment évacuer le fait que toute prise de parole sur l’Anthropocène aggrave l’Anthropocène ? Continuer de voyager et communiquer comme si de rien n’était n’est pas soutenable. Comment inventer une autre parole ? J’en parlerai avec Danièle Méaux. Je ne trouve aucun endroit où faire le lien entre ce que la science dit – stop –, et des comportements ou des prises de parole publics qui prennent les avertissements du Giec au sérieux. Parfois l’impression d’être seul au monde, ou plutôt, seul hors du monde, car le monde ne veut pas prendre le Giec au sérieux. Mais je suis comme tout le monde : je continue à faire usage de mon automobile pour des trajets que j’estime d’une part nécessaires et d’autre part, impossibles d’effectuer autrement.

Le 19 mars, trouvé un document enregistré sur mon ordinateur sous le nom « mes problèmes », où est écrit ceci : « mes problèmes autrefois : rejoindre Lhassa à partir de Kashgar, le col de Shandur depuis Astor, comprendre ce que veut dire Rimbaud quand il dit “Pas une famille d’Europe que je ne connaisse”. Aujourd’hui : que mon ordinateur soit à jour, réviser les freins de ma 504, récupérer le trop perçu de mon abonnement Internet ». Recopié ces lignes ici, et supprimé ce document.

Le 28 mars, Sylvain Besson, directeur des collections au Musée Niépce, a accepté la donation que je souhaite faire au musée de l’intégralité de mon fonds photographique. En trente ans de pratique de cet étrange médium, très peu de gens m’ont dit oui. En 1997, Olivier Föllmi m’a dit oui, je préfacerai ton premier livre de photographies de voyage. En 2001, Lise Sarfati m’a dit oui, tu peux être photographe. En 2003, Christian Caujolle m’a dit oui, tu peux entrer à l’agence. En 2004, Éliane Bouvier m’a dit oui, tu peux commencer ton voyage depuis notre maison de Cologny, dos au cimetière où repose Nicolas. En 2007, Fabienne m’a dit oui, je serai ton éditrice. En 2017, Denis Brihat m’a dit oui, je veux bien te raconter quelque chose sur ma vie de photographe. Et ce 28 mars, Sylvain Besson m’a dit oui, tes images sont les bienvenues chez nous. Il me faudra un moment pour comprendre toute la force de ce nouveau oui.

Le 8 avril, chez la notaire à Orchies, vendu la maison.

Grand-Fayt – Aulnoye-Aymeries – Grand-Fayt, 24,4 km en automobile, 2,220 kg de CO2.
Aulnoye-Aymeries – Paris Nord – Aulnoye-Aymeries, 368 km en train, 9,130 kg de CO2.
Grand-Fayt – Aulnoye-Aymeries – Grand-Fayt, 24,4 km en automobile, 2,220 kg de CO2.

Grand-Fayt – Orchies – Grand-Fayt, 68,1 km en automobile, 6,197 kg de CO2.

22 avril

Reçu ce message de Dominiq Jenvrey :

« Cher Frédéric,

Je suis en train de travailler au dossier “Terrestre” de la revue Les Temps qui restent, cette nouvelle revue qui prend la suite des Temps Modernes, et qui sera en ligne la semaine prochaine. Ce dossier serait pour octobre 2024. Je pensais à une iconographie photographique, directement identifiable. Je sais que c’est un peu tôt avec votre projet de thèse à venir, mais auriez-vous déjà quelques photographies à nous soumettre, que je pourrais montrer aux autres membres de la revue ? Des photographies qui seraient de la rencontrologie terrestre de votre jardin… »

Filé au jardin. J’ai été heureux. J’ai vu des choses nombreuses que je n’avais jamais vues. J’ai retrouvé le plaisir de faire des photographies. Je lui ai envoyé ma sélection.

*

27 avril – 14 juillet : journal en temps « réel », consigné quotidiennement

27 avril

Photographié une mésange bleue dans le mur extérieur de fournil.

Pensé avoir lu que Dominiq Jenvrey était spécialiste de Pierre Guyotat, et me suis souvenu qu’en 2016, ma sœur m’avait pour mon anniversaire abonné à Critique, et qu’un numéro de cette revue cette année-là était consacré à cet auteur. Ouvert le numéro pour la première fois depuis. Je l’avais à l’époque sans doute moyennement parcouru, sinon il m’en serait resté des traces. Lu le texte d’Alain Badiou et celui d’Emanuele Coccia. J’ai l’impression de presque avoir accès à quelque chose d’important, mais qui m’échappe juste avant de se transformer en compréhension, ou en point d’appui.

28 avril

Filmé une mésange sur la mangeoire, avec le gros appareil de Marie, et de près. Tenté de filmer les moineaux entrant et sortant du mur extérieur de la cuisine, deux fois douze minutes trente de mur inanimé. Jeté. Tenté aussi un plan large sur la prairie, d’habitue, ou à certaines heures, pleine d’agitation. Douze minutes trente de pissenlit se balançant. L’après-midi, encore filmé beaucoup d’oiseau. Difficile d’accepter que c’est là une activité qui mérite de lui donner du temps. Et pourtant, résister dans l’Anthropocène, c’est aussi résister à la vitesse. Mais est-ce là ce que j’ai envie de dire : prendre le temps de regarder et filmer des oiseaux ?

29 avril

Matinée sur l’ordinateur, en vidéo-conférence pour VU’. Après-midi, presque fini mon dossier pour le doctorat. Pas fait d’images. Pas de films.

30 avril

Clôturé mon dossier de candidature au doctorat, déposé sur la « plate-forme », comme ils disent. Comme à l’arrière d’un camion qui va l’emporter je ne sais où. La photographie d’une fougère encore enroulée sur elle-même parmi d’autres plantes rudérales sur un tas de gravats laissés au fond du jardin, prise le 22 avril suite à l’incitation de Dominiq Jenvrey, sert de couverture à mon dossier. Avec cette référence directe à Blossfeldt poussant sur ces ruines de l’ancienne ferme entassées là, je n’ai compris qu’aujourd’hui son lien avec le titre de mon projet doctoral : « Hériter de la photographie dans l’Anthropocène »

1er mai

Avant de partir voir les parents de Marie, photographié les limaces que Marie récolte sur la serre pour les donner aux poules du voisin.

Au retour, familiarisé avec les us locaux : plus de boîte aux lettres. C’est la coutume, dit le maire au téléphone : le premier mai, les jeunes du village ramassent ce qu’ils trouvent sur la voirie et le portent devant la mairie. Je veux bien voir celle ou celui qui a « ramassé » la boîte aux lettres avec son béton accroché encore au poteau. « Vandalisme ? », risqué-je. Du tout : « coutume ». Le maire n’en démord pas : notre boîte aux lettres n’était sans doute pas assez ancrée au sol, sinon ils ne l’auraient emportée. Las. Symboliquement, c’est assez fort. Au prétexte de la coutume, ce qui nous a été arraché, c’est un lien avec le monde extérieur parmi les plus fondamentaux des sociétés modernes : la liberté pour chacune et chacun, organisée par l’état, de recevoir du courrier.

Filmé des oiseaux dans le mur du fournil. Trouvé l’espèce de ceux qui vivent dans l’angle : ce sont des étourneaux sansonnets.

Grand-Fayt – Lez-fontaine – Solre-le-Château – Lez-fontaine – Grand-Fayt, 54 km en automobile, 4,914 kg de CO2.

2 mai

Journée de vidéo-conférences pour VU’. Rien fait d’autre. Si : un nouveau texte de Jenvrey sur AOC. Lu. Prendre le temps de le lire mieux. Le maire est passé : il défend sa coutume. Et avale difficilement ma critique d’icelle. स्वगत !

3 mai

Filmé un couple d’oiseaux à l’entrée d’un trou nouvellement repéré dans le mur de l’étable. Je ne connais pas l’espèce. Je demanderai à Bruno.

4 mai

Brûlé des branchages, débroussaillé. Les oiseaux d’hier sont un peut-être un couple de sizerins cabarets, mais l’un ressemble plus à une mésange charbonnière. C’est une collocation, ce mur ! Toujours aucune nouvelle de Dominiq Jenvrey suite à l’envoi de mes images. A-t-il aimé ? Est-ce important ? Renvoyé une nouvelle sélection.

5 mai

Lu sur le site du Monde un début d’article, comme toujours puisque je ne suis pas abonné, sur une vague de chaleur en Asie du Sud-Est. La forêt brûle autour de Katmandou. Aux Philippines, les évêques ont appelé les fidèles à prier pour le retour de la pluie et la baisse des températures. C’est Lagaan. Le Guardian confirme la chaleur dans cette région. Le Guardian est gratuit, mais je leur donne des sous tous les mois. J’ai plus de facilité à donner de l’argent pour aider des journalistes indépendants à fournir à tous une information gratuite, qu’à en donner à des milliardaires pour avoir accès à une information sinon payante, quelles que soient les qualités et l’éthique des journalistes qu’ils emploient.

Journée dehors. Les parents de Marie sont venus. Réparé les portes de la serre, remis une gouttière à l’abri de la 2CV, nettoyé le petit bâtiment à côté, pendant que Marie et sa maman ont planté des courgettes et des courges, butté les fèves, et désherbé. Commencé d’installer un palissage pour l’actinidia, l’arbre à kiwis.

6 mai

En route vers Paris pour VU’. Pas de train à sept heures cinquante-quatre aujourd’hui, pour une raison que j’ignore. Dû partir une heure plus tôt. Arrivé à l’agence vers neuf heures, à pied depuis la gare du Nord. Trop tôt pour le seul rendez-vous que j’ai pris pour moi, à dix heures et demi avec Michel, mon professeur de guitare : j’ai obtenu à nouveau l’autorisation de l’accueillir à la galerie, fermée le mardi, pour un cours. Son chez lui est trop petit pour me recevoir. En attendant, installé au café du coin. Faim. Le muesli fruit curd quotidien préparé par Marie, façon Katmandou 1999, remonte à six heures du matin déjà. Je commande un petit déjeuner. Le couteau pour tartiner ce bout de pain n’arrive pas. Je me lève le demander et ne vois pas qu’à l’instant où j’avance vers le comptoir, une trappe s’ouvre sur le monte-charge en sous-sol. Je bute, chute, l’angle de la trappe s’enfonce dans mon ventre, me blesse juste sous les côtes, et les rouages du dispositif m’éraflent la jambe. Je suis affalé à terre. Le serveur qui a appuyé sur le bouton commandant la trappe est gêné. Je le comprends. Mais l’outrance de sa gêne est anormale. Les larmes ne sont pas loin. Je demande du désinfectant. Il revient avec un sourire complice et une serviette imbibée de vodka, c’est tout ce qu’il a trouvé. Comme je remonte des latrines, il m’interpelle avec sérieux, et me raconte l’histoire de son fils autiste féru de trains qui a jadis raté la marche en descendant du RER la première fois qu’il l’a pris tant il était excité, et les séquelles. Il m’offre le petit déjeuner. Toute mon énergie aspirée par cette trappe. Arrivé à VU’ étourdi. Trois heures ensuite avec Michel, moitié cours, moitié déjeuner. Puis mentorat. Hagard. Bonne humeur pourtant, échanges féconds. Transmetteur. Très Bouvier, façon « Nous honorons notre raison sociale ». Dans le train du retour, Dominis Jenvrey a répondu. Il ne me dit pas ce qu’il pense de mes images, mais toujours aussi gentil. Le premier numéro des Temps Qui restent est sorti.

Grand-Fayt – Aulnoye-Aymeries – Grand-Fayt, 24,4 km en automobile, 2,220 kg de CO2.
Aulnoye-Aymeries – Paris Nord – Aulnoye-Aymeries, 368 km en train, 9,130 kg de CO2.
Grand-Fayt – Aulnoye-Aymeries – Grand-Fayt, 24,4 km en automobile, 2,220 kg de CO2.

7 mai

Matinée en vidéo-conférence sur l’ordinateur pour VU’. Après-midi ratée. J’ai cru pouvoir me libérer pour aller au jardin ou exercer à la guitare les conseils rapportés de mon cours avec Michel à l’Agence, mais toutes sortes d’obstacles informatiques ont opposé leur fin de non-recevoir à mon désir de liberté. J’avais par exemple, dès avant le déménagement, engagé mes rentrées financières auprès d’une banque s’autoproclamant éthique. J’aimerais beaucoup me passer d’une banque. Peu d’usages du monde le permettent aujourd’hui. Dès qu’on échange avec autrui son temps contre de l’argent, il est quasi impossible de s’y soustraire. J’aimerais mais n’ai pas trouvé la solution. Le statut d’artiste-auteur, à tout le moins et comme bien d’autres, oblige à la tenue d’un compte en banque. Mais ce que font les banques avec notre argent, que du reste nous payons pour leur confier, est au mieux opaque, et plus probablement moteur de l’aggravation de la destruction de l’habitabilité de la Terre. J’ai joué le jeu d’un endroit proclamant l’inverse : clarté et investissement délétères nuls. Raté. Techniquement, ne suivant pas. Dernier d’une série d’écueils, voilà que je n’ai plus accès à ce cyniquement nommé « compte client » sur Internet. Mes rares sous, et un an de charges sociales dues à l’Urssaf, dans la nature. Inutilisables. Je vais devoir renoncer à cette tentative, retourner dans le circuit classique, et subir ceci de savoir que le peu que j’ai sert à fabriquer des armes et du dioxyde de carbone. Trop « petit geste », sans doute. « Banque étique » est un oxymoron : banque égale banque. Capital égal capital. Partant, pas écrit, pas joué, pas jardiné.

8 mai

Et mal dormi. Éveillé à six heures, pissé, retour au lit, tentative infructueuse de prolonger le sommeil, debout à la demie. Café, nettoyage du poêle, feu, vaisselle, gymnastique, douche… Après quoi il est passé huit heures. Je n’ai pas fait cinq minutes de gammes que mon téléphone sonne. Sonnerie assortie de toutes sortes d’obligations. Quand vient dix heures trente, l’heure de partir retrouver les parents et ma sœur pour l’anniversaire de son fils, je n’ai pas eu une demi-heure à moi. Le reste de ces quatre heures parties à quoi ? Là-bas, neveu, sœur et vieux pleins de joie et de légèreté. Rentrés pour le souper.

Grand-Fayt – Chimay – Falaën – Grand-Fayt, 179 km en automobile, 16,289 kg de CO2.

9 mai

Peu avant de quitter la Drôme, j’étais allé montré ma bouche à mon dentiste, à Die. « C’est une bouche en bonne santé », m’avait-il dit. « Partez sans crainte, et revenez au besoin. Plusieurs patients prennent l’avion pour me voir ». Raté. Arrivé ici sous antibiotiques et fait connaissance avec les déserts médicaux. Dès le 15 janvier j’ai cherché à me faire soigner. J’ai obtenu un rendez-vous pour le 19 juin. Si ce n’est pas pour avoir accès aux soins dans des délais raisonnables, mais uniquement pour pouvoir consommer ce qu’il est prescrit de consommer, je ne comprends plus l’insistance avec laquelle l’Occident continue de promouvoir son avancée sur le reste du monde. Cette antienne nous est familière, enfants des années 1980 : là-bas ils n’ont pas de médecins, etc. Aujourd’hui je crois pourtant que NayanTara à Katmandou va plus rapidement chez le généraliste ou le spécialiste que moi.

Guitare, écriture, repas, jardin. Filmé les oiseaux dans les murs, joyeux, affairés, bruyants, peu farouches. Guitare : Michel m’a fait remarquer l’autre jour que je jouais pour l’instant trois pièces de liberté sud-américaines (que je ne parviens pas à jouer encore librement, mais le chemin est pris) : le Café 1930 de Piazzola, la Mazurka-Chôro de Villa-Lobos, et Evocación, le prélude de la Suite del recuerdo de Jose Luis Merlin. Cacher le métronome. Trois pièces de liberté : il va m’en falloir, avec cette thèse qui peut-être s’annonce.

10 mai

Il faut que je trouve des antibiotiques. Hôpital : pas de médecins. Centre dentaire : fermé. Pharmacie : pas de médicaments sans prescription. Finalement, quelqu’un décroche à Die, et envoie pour moi une ordonnance à la pharmacie d’Avesnes. Moi qui n’avais plus pris d’antibiotiques depuis des années, c’est la troisième fois en six mois.

Essayé, à un moment, de prendre des photographies dans le jardin en plein soleil. Rien vu. Rien compris. Fini par passer la sarcleuse entre les pommes de terre naissantes pour me donner une contenance. Mais après le repas, quand le soleil a glissé sous l’horizon, tout me redevient lisible. Dû pourtant me forcer à sortir photographier. N’étaient les doigts, et le repas à préparer pendant que Marie était à la piscine, j’aurais bien continué la guitare.

Grand-Fayt – Avesnes-sur-Helpe (hôpital, clinique dentaire, pharmacie) – Grand-Fayt, 23 km en automobile, 2,093 kg de CO2.

11 mai

Toute la matinée dans l’atelier, à construire un cadre ceint d’un rebord que les limaces ne puissent escalader, avec des planches et des cornières en aluminium de récupération laissées dans l’étable par les précédents propriétaires. Marie y a planté des salades. Travaillé Piazolla, et repris la suite de Robert de Visée. Photographié les feuilles des plants de choux raves transformées en dentelle par les limaces, et des lumières de fin de journée. Comment ne pas devenir décoratif, ni systématique ?

Entamé la leçon inaugurale de Gilles Clément au Collège de France 3. Ce texte est un programme de vie.

12 mai

Le cadre a fonctionné. Les salades sont intactes. Partis voir un tout petit vide-grenier à Boué, sur la route du Nouvion. Rentré par de toutes petites routes. Je voudrais faire tout cela à vélo. Je n’y arrive pas.

Construit un second cadre de protection contre les limaces, plus petit, de la taille des nombreuses chutes d’aluminium qui trainent dans l’étable, sans devoir faire de découpe. Ces animaux-là aiment les orties. On leur en a laissé partout, et celles qu’on coupe repoussent de suite.

Grande activité des paysans ce dimanche, qui commencent la fenaison avant la pluie annoncée cette semaine. Ce matin déjà, croisé plusieurs tracteurs sur des routes minuscules. Et cet après-midi, un attelage passe dans la rue de la Berlière toutes les quelques minutes. La taille de ces engins défie la raison. À Nyons, nous ne voyions pas ce type de machines. Le modèle agricole dont ce surdimensionnement découle et qu’il perpétue est ici en acte, au quotidien, devant notre porte, devant notre jardin de résistance.

Fini la leçon de Gilles Clément. À relire d’urgence en prenant des notes. J’ai l’impression que tout y est, c’est le cadre dans lequel travailler.

Photographié une mésange bleue dans le mur au-dessus de la porte du fournil. Posé le trépied en équilibre sur la poignée de la porte, l’appui de la fenêtre de la grange et une échelle, approché l’appareil à moins d’un mètre de l’entrée du nid, et déclenché à distance avec la tablette de Marie.

Grand-Fayt – Boué – Grand-Fayt, 31 km en automobile, 2,821 kg de CO2.

13 mai

Ce matin, photographié à distance et en peu de temps, depuis la cuisine, deux oiseaux de la même espèce, très proches en apparence l’un de l’autre, mais sans doute pas le même individu. Bruno m’en a indiqué l’espèce, que je n’étais pas capable d’identifier : ce sont des moineaux domestiques mâles. Il m’a aussi expliqué pourquoi, dans l’angle du mur au-dessus du collecteur des gouttières du fournil et de la grange, j’ai pu filmer à la fois des étourneaux sansonnets et des moineaux domestiques. C’est que les étourneaux, selon lui, sont prompts à semer la pagaille dans les nids des autres. Cela explique sans doute aussi pourquoi ces étourneaux n’entrent pas systématiquement dans le nid, comme si les individus des autres espèces les en empêchaient. Journée d’ordinateur, vidéo-conférences pour VU’. Marie a planté une courgette dans le petit cadre de protection contre les limaces. En fin d’après-midi, pendant qu’elle était à la piscine, construit un cadre supplémentaire, de la même taille.

Bernard, l’employé communal qui était gentiment venu enlever un tas de branchages en début d’année avec son tracteur, est passé chercher le griffon qui rouillait dans le jardin. Le reste du métal avait été emporté par un ami des précédents propriétaires, mais le griffon, en bon état, sur les conseils de Bernard, nous l’avions gardé. Je ne crois pas que j’aurai un jour un tracteur auquel l’atteler. On lui en fait cadeau. Pour le remercier d’avoir scellé la boîte aux lettres dans un nouveau socle en béton l’autre jour, je lui ai offert une bouteille de Vinsobres de mes réserves, une cuvée Claude de chez Vallot. Il a fait mine de refuser, de se demander où était la Drôme, puis a pris la bouteille avec un grand sourire.

14 mai

En train vers Paris avec Marie. Trouvé un dentiste en urgence. Pluie triste dès Saint-Quentin, alors qu’à Grand-Fayt, le réveil à six heures s’est fait sous le soleil. Vu l’exposition de la Maison européenne de la photographie : une sélection de leur collection, Annie Ernaux pour prétexte. Ce n’est pas tous les jours qu’on voit des originaux de Garry Winogrand, Dolorès Marat ou Daido Moriyama. Mais le lien avec l’œuvre d’Ernaux ? Vu ici le degré zéro du rapport photo-textuel. Dents : il n’a rien voulu faire. Il va falloir que je retourne à Die. Le cabinet décroche : j’ai un rendez-vous le 22 juin. Ramené des DVD des films de James Benning, que Bruno m’a fait découvrir.

Grand-Fayt – Aulnoye-Aymeries, 12,2 km en automobile, 1,110 kg de CO2.
Aulnoye-Aymeries – Paris Nord – Aulnoye-Aymeries, 368 km en train, 9,130 kg de CO2.
Aulnoye-Aymeries – Grand-Fayt, 12,2 km en automobile, 1,110 kg de CO2.

15 mai

Journée en vidéo-conférence, n’était une heure en fin d’après-midi à labourer de nouvelles parcelles du terrain où planter oignons et choux de Bruxelles.

16 mai

Vidéo-conférences encore, et relecture du mémoire d’Olga. Construit un grand cadre, j’aimerais dire par commodité anti-limaces, mais je ne le ressens pas comme ça. Il leur indique seulement une petite portion de jardin où elles ne sont pas les bienvenues. Ce n’est pas fait contre elles, mais avec elles. Comment nommer ce cadre alors ? Cadre à limaces ? De deux mètres sur un, quoi qu’il en soit.

17 mai

En train vers Paris pour VU’. Malgré la pluie, Marie a planté les choux de Bruxelles dans le cadre à limaces.

Grand-Fayt – Aulnoye-Aymeries – Grand-Fayt, 24,4 km en automobile, 2,220 kg de CO2.
Aulnoye-Aymeries – Paris Nord – Aulnoye-Aymeries, 368 km en train, 9,130 kg de CO2.
Grand-Fayt – Aulnoye-Aymeries – Grand-Fayt, 24,4 km en automobile, 2,220 kg de CO2.

18 mai

En ville le matin pour acheter des planches afin de construire davantage de cadres à limaces, et une bouteille de gaz, qui dépasse les quarante euros désormais. L’après-midi, désherbé les pommes de terre et répondu à des courriels en retard.

Grand-Fayt – Avesnes-sur-Helpe (supermarché, marchand de matériaux) – Grand-Fayt, 23 km en automobile, 2,093 kg de CO2.

19 mai

Posé les plaques sur la 2CV de papa, et fait le tour du village, pour la première fois depuis qu’elle est descendue du camion le 15 janvier. C’était émouvant, et en même temps absurde. Que faire de cette automobile dont je n’ai aucun usage sauf celui d’entretenir des souvenirs, et qui éthiquement me pèse ?

Autour de Grand-Fayt, 1,4 km en 2CV, 0,210 kg de CO2 4.

20 mai

Partis assez tôt vers la brocante de Prisches, le village voisin, sentir l’atmosphère locale, les intérêts des gens, le tissu social dans lequel nous devrions essayer de nous faire une place. Fête du chien. Une sonorisation diffuse les tubes de Jean-Jacques Goldman repris par une chanteuse qui en reproduit tous les clichés. Trouvé un Chick Corea, Delphi, un enregistrement d’improvisations au piano. C’est typiquement le genre de trajet qu’il faudrait faire à vélo. Je n’y parviens pas. Le temps est encore trop compté. La paresse prend le dessus.

Les parents de Marie sont venus déjeuner avec son neveu. Passé l’après midi dehors. Désherbé, buté les pommes de terre, palissé les petits pois avec Michel, fabriqué un cadre à limaces. Marie et sa maman ont planté des fleurs.

Grand-Fayt – Prisches – Grand-Fayt, 14 km en automobile, 1,274 kg de CO2.

21 mai

Deux séances de travail en vidéo-conférence le matin. L’après-midi, courses en ville. Entamé Geneviève Pruvost, Quotidien politique. Écrit à Dusan Kazic, à une adresse hasardeuse. Un premier message m’était revenu. J’aimerais lui proposer de participer à l’appel à projet de l’ADAGP pour artiste et chercheur travaillant sur le thème de l’écologie. Un peu de guitare. Trouvé quelques photographies en fin de journée. Enfin réussi à photographier la 504, je crois.

22 mai

Tondu pour la première fois tout le terrain ce matin. On y voit plus clair. Après-midi hésitante, cru pouvoir trouver des oiseaux, mais interrompu trop régulièrement par la pluie, incapable de rester au même endroit dix minutes, j’ai abandonné. Construit un cadre à limaces. Marie dans la serre tout l’après-midi.

23 mai

Dusan Kazic a répondu. Nous nous parlerons dimanche. Photographié des moineaux dans l’angle de la grange et du fournil, à hauteur de corniche.

24 mai

Ce matin des étourneaux picoraient dans le parterre de pierres que Marie a dégagé de plusieurs centimètres d’épaisseur de terre l’autre jour. Posé l’appareil à un mètre, sur le trépied, avec l’intention de le commander de l’intérieur. Ils ne sont pas revenus. L’un d’eux a arpenté tout le périmètre de la zone en évitant méthodiquement d’entrer dans le champ. Des mésanges ont fait mine de s’y intéresser. Plus tard, un rouge-queue est passé un peu vite, et un merle me tournant le dos. Un peu frustré, pour me donner une contenance, je suis allé construire deux cadres à limace. J’ai ensuite dirigé l’appareil vers le mur de la cuisine, dans un trou duquel vit un couple de moineaux. L’un a bien voulu se laisser photographier, une fois comme guettant l’intérieur du nid en attendant qu’on lui réponde, et une fois dans un élégant vol. Pendant que je les observais, un autre moineau a passé un bon moment à la fenêtre de la chambre au-dessus du fournil, qui n’est pas encore aménagée. Il frappait de son bec à la vitre et semblait chercher quelque chose à l’intérieur.

Parti à la déchetterie porter des gravats sortis de terre qui attendaient depuis longtemps. Quand j’aurai fini d’évacuer les reliefs de la vie des précédents occupants, je crois que je pourrai revendre cette automobile.

Grand-Fayt – Avensnelles – Grand-Fayt, 24,8 km en automobile, 5,059 kg de CO2 5.

25 mai

Au lever, photographié le pélargonium là où Marie l’a mis, sur le petit coffre dans la véranda, devant un mur abîmé par le temps et par une saignée de passage de câbles électriques rebouchée au silicone gris brillant. Photographié aussi un coquelicot butiné par un bourdon sur fond de vieille porte en bois. Et Ghislaine de Féligonde, de plus en plus belle, avec des fleurs oranges à l’éclosion, et pâlissant petit à petit. Buté les pommes de terre qui ne l’avaient pas encore été dans le grand carré. Pour la parcelle annexe, plantée un peu plus tard, il faudra encore attendre une semaine. Parlé une petite heure avec Olivier Jeannin de ses tentatives au collodion et de son laboratoire à bicyclette.

Depuis que nous sommes arrivés ici, j’ai attrapé de l’eczéma aux endroits les plus inatteignables du dos. Ça démange péniblement. Trouvé à Lille un rendez-vous pour mi-juin chez un médecin et homépathe uniciste.

26 mai

Mis un moment, alors que j’en ai déjà arraché beaucoup, à comprendre que cette mousse dans les graviers de l’allée était à photographier. La vigueur de sa prise de pouvoir sur le minéral ! Refait une photographie de la bougie d’allumage sortie de terre l’autre jour en désherbant les pommes de terre. Au Leica, ne pouvant m’approcher qu’à un peu moins d’un mètre avec le 75 millimètres, on la voyait mal. Avec le gros appareil de Marie, je peux faire des très gros plans. Je ne l’utilise que pour cela, et pour filmer.

Lu hier dans le récent numéro de Transbordeur sur la photographie et l’écologie, un article sur la pollution issue du Cibachrome, et la manière dont la firme Ciba (Chemische Industrie Basel) l’a prise en compte lors de l’installation d’une usine de traitement photographique dans la banlieue de Fribourg en Suisse dans les années 1960. De ce texte un peu technique, je retiens à première lecture la très haute nocivité pour l’environnement de cette industrie, et la volonté de la firme d’en amoindrir les conséquences lors des rejets d’eaux usées dans la rivière voisine. Il serait intéressant de connaître les quantités de produits nocifs rejetés par les autres traitements de développement et de tirage industrialisés au plus fort de la demande du grand public. Vues les millions et millions de fois que ces processus étaient répétés, j’imagine que les retombées de cette activité de loisir et professionnelle ne devaient pas être neutres. Je me demande comment la photographie argentique en est arrivée à bénéficier aujourd’hui d’une aura de pureté par rapport au numérique. Si l’on peut discuter de ses avantages artistiques et esthétiques, cette pureté ne correspond à rien de réel me semble-t-il. Plus j’avance dans ces prises de note au jardin, plus je me dis qu’accepter de faire ce travail en numérique en renonçant à cette fausse pureté artistique de l’argentique, est le geste permettant le mieux de répondre à ma question initiale : comment continuer de raconter des histoires avec la photographie dans l’Anthropocène. Ma visite chez Négatif + l’autre jour à Paris a été éclairante. J’y ai déposé quelques films qui attendaient dans le frigo depuis des années. Et un film négatif couleur, développé mais non tiré, appartenant aux anciens propriétaires de la maison, et qui se trouvait dans l’archive dont nous avons hérité. L’ambiance au guichet de ce laboratoire, les produits en vente, le prix des pellicules multiplié par deux ou trois en quelques années, le prix des travaux, le comportement et le langage des employés au guichet, la réception des commandes sur tablette avec obligation de renseigner soi-même son adresse de courriel, tout sent l’école de commerce, la volonté de faire croître financièrement un marché de niche en le mettant à la mode contemporaine, avec comptes en lignes, envoi de fichiers de numérisation par lien de téléchargement et, pour les plus assidus, possibilité de récupérer ses négatifs… Je ne me vois pas dépenser des milliers d’euros dans ce circuit de production visuelle ayant transformé un outil de travail en gadget de luxe. Cela serait d’ailleurs peu compatible avec mes exigences écologiques. Sans même parler des retombées de la toxicité de leur production, la question de savoir combien de kilomètres parcourent les produits et les films avant de devenir des photographies ne semble pas davantage qu’autrefois prise en compte par les acteurs de ce marché en plein sursaut. Même pas une modeste tentative de green washing. Autrefois ce n’était pas dans l’air du temps, ce qui n’est pas une excuse mais un début d’explication. Aujourd’hui ce serait plutôt du cynisme. Alors certes, le numérique n’est pas aussi magique, mais peut-être qu’il y a là un geste artistiquement impur à accomplir.

Filmé des oiseaux près du seau en galvanisé. Comme chaque fois, au début pendant les quatre ou cinq premières minutes après avoir lancé le tournage et m’être éclipsé, rien d’apparent ne se passe et les oiseaux se font attendre. C’est le temps sans doute qu’il leur faut pour accepter ou oublier que je suis venu poser le dispositif.

Parlé une petite heure avec Jean-Xavier à Nottingham, qui va venir nous voir avec sa famille début août.

Parlé une heure aussi avec Dusan Kazic, à qui j’avais écrit, outre pour participer à cette bourse proposée par l’ADAGP à un binôme chercheur ou chercheuse et artiste pour travailler sur le thème de l’écologie, pour lui dire tout le bien que je pense de son livre. La photographie l’intéresse beaucoup. Il me parle de sa nouvelle enquête sur le suicide des agriculteurs, qu’il refuse de nommer suicides mais tient pour des homicides involontaires. Il a discuté déjà avec Karoll Petit, qui avait participé à un stage que j’avais donné à Angers en 2016, et avec qui je suis longtemps resté en contact. Elle a fait un travail photographique sur le suicide des agriculteurs, qu’elle m’avait demandé de l’aider à mettre en forme pour une bourse. Il pense que ce pourrait être un bon sujet à proposer à deux pour cette bourse. Bon, pourquoi pas, mais par rapport à Karoll ça va être gênant. Je ne sais où elle en est de son travail. Je vais rencontrer Dusan à Die le 21 juin pour en parler.

27 mai

En route vers Paris pour deux jours de mentorat, et rencontrer Dominiq Jenvrey. Passé prendre le petit déjeuner chez les parents de Marie. Réflexe automobile. Arrivé vers quatorze heures à Paris. À VU’ pour travailler.

Grand-Fayt – Lez-Fontaine – Aulnoye-Aymeries – Grand Fayt, 54 km en automobile, 4,914 kg de CO2.
Aulnoye-Aymeries – Paris Nord, 134 km en train, 4,565 kg de CO2.

28 mai

Installé tôt dans un café de la place d’Italie, bientôt prise dans un nuage de fumée claire émanant d’une manifestation de cheminots. Dominiq Jenvrey arrive un peu après onze heures, comme prévu. Sympathie réciproque immédiate et évidente. Longue discussion, empressée tant nous avons de choses à nous dire. Je lui expose ma vision du rapport texte-image. Lui écoute avec attention. Si je mets des photographies dans Les Temps qui restent, il ne faudra pas que ce soit pour faire joli ou ne dire que ce que disent déjà les textes. Raison pour laquelle je pourrais selon lui prendre par au dossier en propre, par le mélange d’un texte et d’images. Ce serait évidemment formidable de figurer dans cette revue dès le début de ma thèse. Beaucoup parlé de Bruno Latour, mais aussi de que faire sérieusement, concrètement pour rester terrestre, et pour assumer nos contradictions sans en faire des prétextes pour agir n’importe comment. Nous n’avons que peu parlé de Pierre Guyotat, abordé en fin de discussion, mais nous y reviendrons ultérieurement.

En fin d’après-midi, nouvelle conversation avec Sylvain Besson à Niépce pour préciser les modalités de ma donation. C’est toujours aussi émouvant de petit à petit prendre la mesure de ce que cela veut dire. Lui et une de ces collègues viendront en octobre visiter l’archive. On va signer le contrat très bientôt.

29 mai

Passé chercher des cordes à la Guitarreria. Puis à VU’ pour la présentation collective des travaux du mentorat devant l’ensemble de l’équipe de l’agence, du fonds Régnier, et moi, qui ai deux élèves en photographie et tous en atelier d’écriture. Je me demande parfois pourquoi je suis le seul mentor assistant à ces présentations. Mais je ne parviens pas à concevoir mon travail sans être présent à ces moments. C’est un peut gênant. Je devrais peut-être parvenir à ne pas m’en mêler.

Paris Nord – Aulnoye-Aymeries, 134 km en train, 4,565 kg de CO2.
Grand-Fayt – Aulnoye-Aymeries – Grand-Fayt, 24,4 km en automobile, 2,220 kg de CO2.

30 mai

Matinée en vidéo-conférence avec d’anciens élèves souhaitant mon aide pour savoir que faire de leurs travaux. Pluie immonde, à tout faire regretter. Marie aurait besoin de s’échapper d’ici quelques temps. Elle commence à accumuler funestement les heures de pluie et d’insomnie. On part à Louvroil acheter un meuble pour enfin ranger cet atelier où mes outils sont tous enfermés dans des boîtes, et trois bricoles à Leroy-Merlin. Entrer là-dedans est toujours déjà détestable. On ne devrait pas. Cette zone concentre tout ce que ce monde a prévu pour nous faciliter la vie, et ce faisant nous l’ôter. Et pourtant il faut bien parfois un sac de mortier ou trois vis. Aujourd’hui c’était mauvais. À l’entrée, des policiers armés et munis de gilets pare-balles en voulaient à une jeune femme noire et voilée, qu’ils soupçonnaient d’avoir commis je ne sais quel larcin. Ils rigolaient entre eux alors qu’elle essayait de prouver son innocence. Qu’elle fût feinte ou réelle, je me suis senti honteux d’être un homme blanc et riche en passant devant elle acheter mes outils. En rentrant il a commencé à pleuvoir. J’ai réparé une rallonge électrique, puis j’ai rempli mon meuble d’atelier et trié des vis. Pas de photographie. Pas d’oiseau. Marie a cueilli les épinards. Dalbhat le soir, avec pour la première fois, le saag de notre jardin. Quelque chose débute peut-être ici.

Grand-Fayt – Feignies – Hautmont – Grand-Fayt, 59,3 km en automobile, 5,396 kg de CO2.

31 mai

Matinée en vidéo-conférence pour le mentorat. Marie a blanchi les épinards pour les congeler. J’espérais avoir le temps de le faire avec elle, mais la discussion m’a emmené trop loin. J’ai laissé Marie tout faire toute seule. Après-midi administrative. En ville, courses alimentaires et bricolage. Un peu de guitare le soir.

Grand-Fayt – Avesnes-sur-Helpe (supermarché, magasin de bricolage) – Grand-Fayt, 23 km en automobile, 2,093 kg de CO2.

1er juin

Marie est partie chercher Olga à la gare de Quévy, côté belge 6. Je fais un feu. Recommencé à allumer le poêle depuis mon retour de Paris. Il fait froid et humide, et triste.

Filmé des oiseaux dans leur nid, sur la poutre dans l’étable. On entend les petits. Le mâle et la femelle viennent les nourrir. Je ne sais à quelle espèce ils appartiennent. Envoyé un des films à Bruno, qui répond un peu plus tard : c’est un rouge-queue noir femelle. Le mâle n’est pas loin, dit-il. Il a raison, il apparaît sur un autre film. Le couple a élu nid dans un ancien nid d’hirondelles.

Marie ramène Olga, de belle énergie. Ellle termine ses études dans un mois. Elle a trouvé un appartement à La Haye avec son ami, je vais lui fabriquer des étagères. Nous irons la déménager fin du mois.

En préparant le repas, refait quelques images des rouges-queues avec le Leica.

Joué de la guitare tard, Olga et Marie chantant, comme autrefois, des morceaux à deux ou quatre accords que je fais tourner en fermant les yeux et en les écoutant harmoniser leurs voix, Ode to my family avec Olga en Dolores O’Riordan (juste pour le chant, de préférence…), et nos tubes de son adolescence, Obstacles de Syd Matters et Smalltown Boy

2 juin

Samuel est venu avec ses trois enfants. Je n’avais vu Jacob et Dolorès qu’en photographie, et Suzanne dans les bras de sa mère à quelques mois à peine. On est parti à Maroilles chercher des tartes éponymes. Balade dans le village. C’est tranquille. Ils repartent en fin de journée pour un apéro chez le père de Samuel. La maison est imprégnée de l’odeur de la tarte au Maroilles. Ce n’était pas très bon, mais l’ambiance était bonne.

Mal aux dents. Genoux qui se déboîte. Eczéma dans le dos. Le corps m’explique que le déménagement a peut-être été pris un peu à la légère.

Grand-Fayt – Maroilles – Grand-Fayt, 11,4 km en automobile, 1,037 kg de CO2.

3 juin

Matinée guitare et désherbage, mais pas longtemps. J’ai l’impression que tout le temps que j’aurais de disponible pour aller au jardin, je le perds à apprendre à mon corps que nous avons dit adieu à la Drôme. Quelque chose ne va pas. Guitare encore un peu. Dîné dehors. Visité le potager comme on visite un ami lointain.

Grand-Fayt – Maroilles – Grand-Fayt, 11,4 km en automobile, 1,037 kg de CO2.

4 juin

Vidéo-conférence pour VU’ ce matin. Tondu une bonne partie du terrain avant le déjeuner. Vidéo-conférence encore l’après-midi. Fini de raser le terrain ensuite. J’ai l’impression que dans pas longtemps les graminées auront repris l’avantage sur les autres herbes, et qu’on pourra commencer à laisser des îlots plus sauvages ici et là. Car pour le moment, ce que nous faisons ressemble davantage à un gazon qu’à une prairie. Tard, avant la pluie, vissé tout ce qui me restait de cornières en aluminium sur des planches autour des haricots pour empêcher les limaces d’entrer.

L’autre jour, je ne sais plus quand, j’ai oublié de noter, regardé le film sur le Népal dans la série « L’Usage du Monde » de Stéphane Breton, dont j’avais trouvé les DVD en occasion. Continué ce soir, avec celui sur la Russie. Il faudrait parvenir à dire ce qui est remarquablement juste dans ces documentaires. L’absence de voix hors champ y est essentielle, mais ne fait pas tout.

5 juin

Nuit infernale. Réveillé vers deux ou trois heures avec une toux grasse et une respiration sifflante, impossible à apaiser avant une bonne heure. Vidé ce qui restait de propolis. Rendormi tard. Ce n’est pas la première fois, mais c’est la plus violente. Attrapé ce mal de gorge au début de notre séjour, peut-être à Paris en février, peut-être ici, je ne sais, avec toux, fièvre et rhinite. Cru à une petite crève comme il arrive. La crève a passé, mais la toux a résisté. Elle est toujours là. Depuis, parler longtemps est difficile et irrite la gorge, ce qui est handicapant dans mes activités pédagogiques. Il y a des hauts et des bas. Mais depuis quelques temps, la toux me prend dans la nuit.

Les haricots ont gagné. Les limaces avaient de toute manière assez à manger ailleurs.

Ce matin les rouges-queues sont en affaire. Dès que j’entre dans l’étable, les petits poussent leur bec hors du nid. J’installe le dispositif. La mise au point avec le 75 millimètres qui ouvre à f/1,4 est délicate. Même à f/8 et à un mètre de distance, si je fais le point sur l’avant du nid et qu’un parent arrive au milieu du nid, il sera légèrement flou et la poutre derrière encore davantage. D’autant plus délicat d’ailleurs que mon objectif est atteint de ce qu’ils appellent sur les forums de spécialistes un focus shift, un « décalage de mise au point », c’est-à-dire que ce que le télémètre dit souffre d’une légère imprécision par rapport à la mise au point réelle. Or à cette distance, le moindre millimètre compte. L’aide à la mise au point intégrée à l’appareil, elle, fonctionne et permet d’obtenir un résultat correct. Je commande l’obturateur depuis la véranda. Comme le boîtier n’est pas silencieux, chaque fois que je déclenche ils pensent qu’on leur apporte à manger et sortent leur bec. Ils coopèrent ! Quelques photographies donc. Somme toute assez communes : des images oiseaux au nid, il y en a plein le flux, mais avoir pris celles-ci me bouleverse.

Regardé un film sur le Gabon de la série de Stéphane Breton. De beaux personnages, mais à trois ou quatre reprises le réalisateur nous donne son sentiment hors champ, et je sors du film, il me faut un moment pour y entrer à nouveau. C’est le premier où intervient une telle voix. Ce n’est pas utile.

6 juin

Nuit moins rude. Toussé encore, mais rendormi vite.

Parti tôt le matin à Hautmont chercher des armoires pour l’appartement d’Olga trouvées sur Internet en seconde main. Rapporté de la propolis de la pharmacie. L’après-midi, fabriqué un support en bois pour ma guitare. Appelé Olga.

Grand-Fayt –Hautmont – Grand-Fayt, 41,6 km en automobile, 3,786 kg de CO2.

7 juin

Un peu de guitare ce matin. Il y a quelques temps, quand j’ai pris rendez-vous avec le musée Guimet pour montrer mon travail, j’ai aussi imaginé montrer celui des amis népalais, Prasiit, Uma, Kishor, Sagar, et Shikhar, et bien sûr NayanTara. Uma et Kishor ont répondu, et plus tard Prasiit, gentiment mais avec méfiance, sous un angle politique : refuser de vendre ses tirages à un musée d’état occidental en manière de protestation contre l’hégémonie de l’Ouest. C’est une base à une nouvelle discussion, j’imagine.

Parti en ville avec la 504 chercher des planches, cornières et ferrailles de grande longueur pour protéger le potager contre les limaces. Passé par Petit-Fayt et Cartignies pour changer. C’est un peu plus long, mais on roule moins vite, et on n’est pas houspillé par les camions et les pressés qui collent à la benne du petit camion. Installé une partie de ce matériel autour des haricots. Un peu de guitare encore. Très mal aux mains. L’arthrose j’imagine. Benoît au téléphone. Karima a ses papiers. Ils vont pouvoir venir cet été.

Grand-Fayt – Avesnes-sur-Helpe – Grand-Fayt, 25 km en automobile, 2,275 kg de CO2.

8 juin

Les parents de Marie sont venus. Anne et Marie ont désherbé l’allée. Tondu encore. Puis avec Michel on a commencé de rapetasser le mur ouest de la petite étable, qui donne des signes de faiblesse. Rejointoyé un pan et commencé à réparer un autre dont plusieurs briques tombaient. Ces bricolages nous ont menés jusque treize heures, j’ai fait une omelette aux champignons et on a mangé dehors. Après le repas Michel a dit : je suis près pour la sieste, et ils sont partis. Guitare un peu. Les pommes de terre se font attaquer par le mildiou.

Passé des disques des années 2003 à 2007, les trente-trois tours que je recommençais à acheter à mesure que tombait le salaire d’Africultures. Pas mis Sun Kil Moon, parce que je l’ai trop écouté, le Marko, comme disait Olga petite qui pensait qu’il s’appelait Marko Zelek. Mais Sufjan Stevens, Andrew Bird, Belle & Sebastian, Syd Matters, Devendra Banhart, Alt-J, Teenage Fanclub, toutes ces musiques que la médiathèque nous permettait de découvrir et autour desquelles Angelo, Sonja, Robert, Gérard et Sandrine créaient un cadre aimant, aimable, propice. Dalbhat ce soir. Puis regardé Minuscule, comme quand Olga était petite.

9 juin

Nuit toujours pénible, réveil avec toux grasses vers deux ou trois heures, respiration sifflante et peine à me rendormir. Je n’en suis pas encore à penser comme Marie qui l’autre jour se sentait comme une vieille dame de 80 ans, mais mon rapport à mon corps a changé de registre. Voté tôt. On sent bien que notre vote écologiste se lit sur notre visage. Quelque chose dans notre manière d’occuper l’espace n’est pas naturel ici, la façon dont on nous parle le montre. C’est le maire qui tient le bureau, avec des volontaires.

Partis ensuite vers Saint-Michel-en-Thiérache. Les parents de Marie nous offrent le concert de Claire Lefilliâtre, avec viole de gambe, théorbe et tantôt clavecin tantôt orgue. Nous avions entendu Claire Lefilliâtre avec Vincent Dumestre dans une petite église près de Paris il y a des années, peut-être à Saint-Leu-la-Forêt, je ne sais plus, en janvier 2016. C’étaient les Leçons de ténèbres de Couperin. C’était très beau. Nous étions heureux de la revoir. Elle est toujours aussi simple et humaine, délicate et puissante à la fois. Malheureusement l’acoustique de l’église est inadaptée aux instruments. Le théorbe est muet. Tout le concert, j’ai tendu l’oreille pour essayer d’isoler ses fréquences parmi celles de l’orgue ou de la viole, mais elles s’y dissolvent. C’est dommage car c’était la première fois que j’entendais un théorbe.

Fin de dimanche assommé par les résultats électoraux. Parmi les rares communes de France où les écologistes arrivent en tête, Les Pilles, Drôme… Angelo vend un coin de maison au village… Ici, sur 214 votants, Entre les Le Pen et Lassalle (91, 15 et 13 voix), cela fait 119 votes pour l’extrême–droite.

Longue conversation réconfortante avec Fabienne, que j’ai appelée tard et qui a décroché.

Grand-Fayt – Abbaye de Saint-Michel-en-Thiérache – Grand-Fayt, 82 km en automobile, 7,462 kg de CO2.

10 juin

Pluie lourde. Réorganisation du week-end du 30 juin à cause des élections anticipées, nous devons aller à Bruxelles aider Olga à rendre son appartement et l’emmener à La Haye, et rentrer avant dix-huit heures le dimanche, et maintenant lui trouver une procuration…

Cueilli du persil au jardin. Avec cette humidité, le mildiou progresse à toute vitesse.

Dans la boîte aux lettres, on a glissé un bulletin du parti communiste… Quelque chose se lit donc sur notre visage, mais d’encore un peu imprécis.

Trouvé un mélange d’huiles essentielles qui apaise ma toux : inule odorante, myrte verte et eucalyptus globuleux. Odeur prégnante.

11 juin

Mieux dormi avec ces huiles. J’ai quand même hâte de voir un médecin.

Parti pour Paris. Soutenance de Jean-Robert Dantou tout à l’heure. Soirée chez ma cousine Ingrid ensuite. Demain et après, mentorat, et vendredi en route pour Lyon, soutenance de Valérie Cuzol.

À la quatrième tentative téléphonique et plus d’une demi-heure d’attente, l’ambassade de France à Bruxelles me confirme qu’Olga pourra venir faire valider sa procuration chez eux et si elle le fait assez tôt, qu’elle va pouvoir voter.

La soutenance de Jean-Robert est exceptionnelle. La qualité des échanges, les éloges sur le travail, le niveau intellectuel de la parole, la force humaine de son engagement pour la photographie, tout est très fort. Patricia Morvan et Mathias Nouel sont là, à la fois par amitié et au nom de l’Agence VU’. Rencontré Arno Gisinger, rapporteur de la thèse, brillant et charmant. Il débute son intervention par une mise en contexte du lieu dans lequel nous nous trouvons, l’amphithéâtre d’honneur des Beaux-Arts, à partir des peintures d’Ingres et de Delaroche qui s’y font face, en convoquant Baudelaire et Flaubert, du petit lait ! Il m’invite à venir discuter avec lui à Paris 8 début juillet. Rencontré aussi Nathalie Delbard, de l’université de Lille, qui présidait le jury, et qui m’a invité à venir présenter mon projet devant ses étudiants.

Soirée avec Ingrid, à parler photographie comme au temps de Tendance Floue, dans un petit restaurant italien, dans la rue de Montreuil où habite Olivier Culmann, et où il m’avait reçu au tout début de cette aventure photographique. Épuisé en fin de journée.

Grand-Fayt – Aulnoye-Aymeries – Grand-Fayt, 24,4 km en automobile, 2,220 kg de CO2.
Aulnoye-Aymeries – Paris Nord, 134 km en train, 4,565 kg de CO2.

12 juin

Quitté Ingrid vers neuf heures. À dix heures à l’agence. Journée minutée entre mentorat et autres rendez-vous. Reçu entre autres François Pragnère pour lui prêter la Short Story de Thomas Boivin, qui me fait découvrir Derek Jarman et son jardin potager au pied d’une centrale nucléaire. Effondré de fatigue ensuite.

J’ai l’impression d’être quelqu’un d’autre que celui qui rêvait d’être au potager. Et il se précise que je vais devoir ajouter à mon statut d’auteur un statut d’auto-entrepreneur pour pouvoir exercer davantage d’activités accessoires. Ce n’est pas grand chose, mais ces obligations administratives m’angoissent.

13 juin

Dernière présentation collective du mentorat, qui se passe bien pour tous.

J’ai envie de rentrer faire des images. La soutenance de Jean-Robert m’a stimulé. Envie de complexifier le sujet, d’y introduire d’autres dimensions. Mais mon sujet, repartir du jardin en réaction à l’Anthropocène, a-t-il un sens face au problème que pose le fait de vivre entouré par la haine ? Mes notes photographiques me semblent dérisoires. Comment dépasser mes propres préoccupations, universaliser ce propos, dans un monde au bord du gouffre ? À quoi sert ce que nous faisons ?

Après-midi tranquille, à discuter avec les unes et les autres du mentorat, au gré de leurs allées et venues dans l’agence. Émeline, mon élève initiale, Ophélie dont j’ai repris l’accompagnement en cours de route, Étienne, Simon et Julie que j’ai aidés à mettre des mots sur leur travail… Je me sens chez moi dans cet endroit, avec  elles et eux autour et ces centaines de livres de photographie à proximité. Sorti des livres de la bibliothèque pour les montrer à qui voulait bien : Lars Tunbjörk, Anders Petersen, Vanessa Winship, Israël Ariño, Steeve Iuncker… Vers dix-huit heures c’est fini, on prend un verre au jardin. Ligne neuf à Chaussée d’Antin-La Fayette. À Saint-Ambroise, un homme monte, différent des autres. Il agrippe le pilier central d’une main et de l’autre sort un livre que je reconnais instantanément, Le Journal d’Aran et d’autres lieux de Nicolas Bouvier, collection « Petite Bibliothèque » des éditions Payot, série « Voyageurs », ancienne édition à bord bleu, exemplaire dont la couverture, le dos et la quatrième ont été recollés sur une reliure renforcée. « Excellente lecture », risqué-je. Il ne répond pas. Je n’ai pas vu qu’il a des engins dans les oreilles. Ayant senti que je lui parlais il les ôte et moi, je répète : « excellente lecture ! vous découvrez ? » – je veux dire Bouvier. « J’y pars ! » – il veut dire Aran. « Vous avez lu L’Usage ? » « Oui, et la Chronique ! » « Alors il faut lire les poésies ! » « Le Vide et le plein ! », fait-il avec un large sourire… Au revoir monsieur… C’est étrange que Nicolas soit venu me faire signe ce soir.

14 juin

Levé à six heures. Brève gymnastique, café, en route vers la gare et Lyon pour la soutenance de Valérie. Arrivé à Lyon. Marcher de la gare à l’université est d’une tristesse spécialement inappropriée aujourd’hui. Ville sale, pluvieuse, fermée, sans espoir. J’ai envie de retourner photographier mes limaces. Repéré l’université. Autour, nulle brasserie où attendre jusqu’à treize heures. J’échoue au Ninkasi Guillotière, un bar à la modernité détestable, vide, fausse, froide, mais au moins je peux m’asseoir deux heures avec un thé, et écrire. D’abord à une table haute, mais ils ouvrent une porte à côté de moi par laquelle entrent des marchandises et un courant d’air. Déménagé vers une table basse dans un coin près de la vitre, mais l’enseigne en néon derrière moi grésille à haute voix. En faire abstraction prend du temps. Retour à l’université pour la soutenance de Valérie. Son ami Denis me hèle de je ne sais où, et me fait porter une glacière pleine de Crémant. Des années maintenant, mais il n’a pas changé. Valérie sous pression, inquiète. Le jury est amène. La soutenance se passe bien. Étonnant toutefois comme Valérie répond aux questions de façon plus elliptique que Jean-Robert. Elle dit d’elle-même être une personne de l’écrit, non de l’oral. Je la crois à moitié. Les membres du jury parlent beaucoup de notre film. Je suis heureux d’être venu. Impression qu’elles et ils ont plaisir à savoir que j’ai fait le trajet et suis dans la salle. Très petitement mais tout de même, ma présence semble ajouter à la valeur de ce film, dont toutes et tous soulignent le rôle dans la démonstration de Valérie. Émilie est là aussi, du musée Niépce. Heureux de la revoir. Un pot dans la cour ensuite, le Crémant apporté par Denis. Belle conversation avec Constance de Gourcy, qui avait défendu notre film en Allemagne il y a quelques temps. Retour à la gare par le tramway avec Françoise Lestage, elle aussi membre du jury. Train retardé. Arrivée à Bruxelles largement après onze heures du soir. Taxi vers la rue de Latour. Le chauffeur me raconte son parcours. Francophone, maghrébin, il a déménagé à Grammont, Geraardsbergen en Flandres, pas loin de Gammerages où mamy et bon-papa louaient jadis une fermette que j’avais revisitée à l’époque de Brumes. Mon chauffeur a appris la langue en trois ans de cours du soir. Ses voisins lui en savent gré. Parlé flamand toute la fin du trajet, avec plaisir et fluidité, comme sur le même pied tous deux : des francophones qui avons fait l’effort de la langue de l’autre et pour qui l’effort a été récompensé par l’aisance. Un moment de Belgique : deux Bruxellois francophones, moi fils de Wallons et lui de Maghrébins, parlent flamand dans un taxi sans se poser de question, naturellement, sincèrement, joyeusement. La France rend-elle accessible cet endroit-là de l’humanité ? Cet homme n’est pas loin de me faire pleurer. Mais pas le temps : parents veilleurs pour m’accueillir. Une Chimay dans la cuisine à papoter avec les vieux jusque minuit et demi.

Paris Gare de Lyon – Lyon – Bruxelles, 464 km en train à grande vitesse, 0,803 kg 7 de CO2.
Lyon – Bruxelles, 707 km en train à grande vitesse, 1,223 kg de CO2.

15 juin

Fête de famille à Woluwe ce midi. Retour rue de Latour. Fabriqué une pièce pour réparer un fauteuil chez Olga. Repas du soir tranquille.

Grand-Fayt – Forest – Woluwe-Saint-Lambert (Marie seule) – Forest – Schaerbeek, 130 km en automobile, 11,83 kg de CO2.

16 juin

Chez Olga. Réparations diverses. Rangement. Vaisselle à l’eau froide. Déjeuner de pizza place Albert, tous les ingrédients importés d’Italie, comme chez Don Panino à Nyons. Partis vers quinze heures.

À la maison difficile de me sentir bien. Très fatigué, toux, eczéma. Même pas envie d’aller au potager où Marie se rend de suite. Je ne suis pas sûr d’être très heureux ici. Un peu de guitare. Trié des mails. Les petits ont quitté le nid. L’étable est toute vide. Le nid dépenaillé.

Schaerbeek – Forest – Grand-Fayt, 114 km en automobile, 10,374 kg de CO2.

17 juin

Dormi tôt hier soir et mal, insomnie dès quatre heures. Aller-retour vers Paris pour poser ma guitare, avec Marie qui va voir l’exposition Van Eyck au Louvre pour son dernier jour d’ouverture. À dix heures et quart devant l’atelier d’Émeline Chevalier. Une toute petite porte en bois coincée entre deux façades de commerces. C’est au fond de la cour. Belle rencontre. Atelier émouvant, petit, ancien, calme. Conversation déviant rapidement sur la photographie qu’elle pratique en amateure avec un vieux Praktica, et sur la sorte de résistance que représente de continuer à faire ce qu’on a à faire à petite échelle, le plus manuellement possible. Papoté une heure quasi, comme si on se connaissait de longue date, nous vouvoyant poliment. j’ai voulu aller voir l’exposition Hannah Villiger à Beaubourg, mais il y avait deux jours de fille là-devant. Rentré ici épuisé.

Aucune envie, aucun désir de ce lieu. Soleil pourtant ce soir, et belle lumière. Marie de plus en plus à l’aise au jardin, de plus en plus heureuse. Tout ce que j’avais rêvé que je désirerais après le déménagement, elle y va naturellement et moi, je n’y parviens pas. Elle parle même de se lancer dans le maraîchage en complément de la peinture et des fleurs. Je l’y vois parfaitement. Je laboure, sarcle ou maçonne quand c’est nécessaire, mais spontanément je n’y vais pas. Dans « Départiciper », quand je dis que dans l’homme de Florac binant son lopin « je me suis reconnu », c’est donc faux : j’ai reconnu un de mes fantasmes, mais en réalité auquel je n’ai pas accès même quand les conditions sont réunies. Et sur ce fantasme, j’ai bâti un projet de doctorat.

Grand-Fayt – Aulnoye-Aymeries – Grand-Fayt, 24,4 km en automobile, 2,220 kg de CO2.
Aulnoye-Aymeries – Paris Nord – Aulnoye-Aymeries, 368 km en train, 9,130 kg de CO2.
Grand-Fayt – Aulnoye-Aymeries – Grand-Fayt, 24,4 km en automobile, 2,220 kg de CO2.

18 juin

Ce matin dans la cuisine, quatre-vingts pour cent d’humidité, qui me transperce. Fait du feu pour couper ce brouillard qui étouffe. Comme chaque fois depuis mi-mai, date approximative à partir de laquelle Marie estime que l’été devrait s’être installé et suffire à rendre la maison agréable, elle s’en émeut, sinon s’en offusque, en tout cas s’en inquiète. Elle dit ne ressentir pas cette humidité. Que moi je l’éprouve avec suffisamment de gêne pour allumer le poêle, et que globalement mon corps ne tienne pas le choc, lui fait se demander sérieusement si nous avons fait un bon choix en venant ici. À vrai dire, entre l’impossibilité d’améliorer la maison tant que le dossier de rénovation est bloqué, l’automne déjà prégnant après un été de deux jours, c’était autour du 10 mai si mes souvenirs sont bons, le mildiou, les limaces, le contexte politique et l’isolement humain, je me le demande aussi. Matinée que je connais par cœur après quelques jours d’absence : trier et distribuer dans les dossiers correspondants les fichiers et courriels ramenés de mes différentes interactions avec le monde extérieur pendant ce séjour.

Parti vers midi pour la gare d’Aulnoye-Aymeries et Lille, rencontrer ce médecin enfin, un généraliste formé en Belgique à l’homéopathie uniciste. Samuel m’attend à la gare, m’emmène prendre une bière, lui un café, puis par le métro jusqu’à Mairie de Croix où ce docteur a son cabinet. Homme amène, empathique, écoutant, inspirant confiance. Il connaît Anne-Marie Lacroix, à Aix, qui avait soigné Olga jadis. Il pose question sur question, semblant en édifier sa conception des tares qui m’affligent et de la pharmacopée adaptée.

Soirée chez Cédric. Parlé de ses projets de livres au Bec et de ce qu’il veut que dire en les publiant. Alice, sa compagne, revient avec ses enfants. Belle rencontre. Découvert le livre Photobook Belge, édité par le FoMu d’Anvers en 2019, dans lequel il y a une pleine page sur L’Usure du Monde, avec un beau texte d’Emmanuel d’Autreppe.

Grand-Fayt – Aulnoye-Aymeries – Grand-Fayt, 24,4 km en automobile, 2,220 kg de CO2.
Aulnoye-Aymeries – Valenciennes – Lille Flandres, 90 km en train, 2,176 kg de CO2.

19 juin

Marie m’attend à la gare. Déjeuner. Lecture du texte pour le livre sur Jean-Pierre Sudre suivie d’une longue vidéo-conférence avec Fabienne, vêtue d’un ample dessus sans manches, il fait trente degrés à Marseille où l’orage menace et pèse. Moi j’ai froid, j’ai mis un gilet et une écharpe.

Dormi tôt.

Lille Flandres – Valenciennes – Aulnoye-Aymeries, 90 km en train, 2,176 kg de CO2.
Grand-Fayt – Aulnoye-Aymeries – Grand-Fayt, 24,4 km en automobile, 2,220 kg de CO2.

20 juin

Marie levée à six heures et demi. Un peu plus tard dans un sommeil partiel j’entends du bruit près de la fenêtre, restée ouverte toute la nuit. Au bout de quelques occurrences du même bruit je m’approche. Un moineau est accroché au rideau. Il déguerpit quand j’arrive. Au même moment, un bruit de débattement dans la gouttière descendant vers le sol. Je descends voir. On dirait qu’un oiseau est tombé dans le tuyau et y reste bloqué. Heureusement la jonction entre la gouttière et les évacuations enterrées se fait par un manchon de plastique facilement amovible. Une fois le bidule ôté, un autre moineau en effet sort affolé des entrailles de la tuyauterie. Ce devait être tellement angoissant d’être enfermé dans ce boyau. Il me faut plusieurs minutes avant de comprendre que le premier moineau est venu me demander de sauver sa ou son semblable.

Vaisselle. Courses en ville. Acheté des planches de contre-plaqué pour faire des étagères pour Olga à La Haye. Tondu et débroussaillé tout autour du potager, que Marie a minutieusement désherbé. C’est tout beau.

21 juin

En route vers Die pour un rendez-vous chez le dentiste demain matin. Paris à neuf heures quarante. Changé de gare. Quelle foule partout ! Train pour Valence, bus pour Die. Arrivé vers quinze heures trente. Retrouvé le cabanon d’Odile, la clef où elle me l’avait indiqué, déplié le lit et mon sac de couchage. Il fait orageux et moite.

Place de la cathédrale, à une terrasse, rendez-vous avec Dusan Kazic, grippé mais venu quand même. Bien causé, une bonne heure, pour écrire un projet ensemble pour la bourse de l’ADAGP, à partir de son nouveau sujet de recherche : le suicide des paysans n’est pas un suicide mais un homicide involontaire commis par les autres vivants dont les paysans s’occupent : blés, vaches… À mon interrogation sur la responsabilité d’un animal à l’égard du droit, il m’apprend qu’au Moyen-âge, quand par exemple un cochon déchiquetait un enfant dans un moment de panique ou de folie, on traînait le cochon en justice. L’ambition de Dusan, c’est à nouveau de montrer que nous, les « modernes », avons mis l’homme au centre de tout et anéanti toute compréhension de la puissance d’agir des autres qu’humains. Visuellement très marqué par les images de chaises vides de Karoll Petit, il a un moment l’idée de reconstituer des scènes de suicide, mais cela, ce serait sans moi. Trop sinistre et trop illustratif. Si c’est moi, je ne pourrai faire autrement que de passer du temps à la ferme en silence à tenter de sentir cette puissance d’agir, pour un jour la photographier. Cela m’aidera aussi dans ma thèse. L’inquiétude à cet égard grandit, car je suis sans nouvelle de l’école, et les candidats étaient censés être auditionnés en juin avant une proclamation des résultats sur le site d’ici la fin du mois. Ça commence à faire tard. Si je n’ai pas ce doctorat, je me persuaderai que c’est parce que j’ai mieux à faire. Mais quoi ?

Dusan s’en va vers dix-huit heures. À une table voisine, il y a la maman de Yonola, avec ses deux fils. Papoté une heure, du travail Yonola à VII, de l’ami Philip qui cherche toujours un chemin, des enfants, de l’avenir… Et de Hirson, ici à côté, dont elle est originaire.

Fête de la musique ce soir. Tout ce que les collines comptent de jeunes vivant dans les marges de l’organisation productiviste du monde sont descendus en ville, accoutrés comme je n’ai plus vu personne depuis six mois, les gars pieds nus, pantalons déchirés, les filles en brassière, des foulards pendant au cou, ceignant les cheveux, des dreadlocks, des boucles d’oreille partout… Et surtout d’autres couleurs de peau, enfin ! Je n’en peux plus de ne voir que des blancs entre Aulnoye-Aymeries et Avesnes-sur-Helpe.

Mangé un bout en chemin vers le cabanon. Lit humide. Du mal à m’endormir. Mais heureux d’être là.

Grand-Fayt – Aulnoye-Aymeries – Grand-Fayt, 24,4 km en automobile, 2,220 kg de CO2.
Aulnoye-Aymeries – Paris Nord, 134 km en train, 4,565 kg de CO2.
Gare du Nord – Gare de Lyon, distance inconnue, 0,014 Kg de CO2 8.
Paris-gare de Lyon – Valence TGV, 568 km en train à grande vitesse, 9,826 kg de CO2.
Valence TGV – Die, 76 km en car de substitution à un train, 5,654 kg de CO2 9.

22 juin

Réveillé par le jour avant six heures. Lu un peu. Lever de soleil magnifique. Odile m’avait dit qu’il y avait du café soluble, mais après avoir fait chauffer de l’eau je constate qu’il est moisi. Après une courte gymnastique j’utilise l’eau pour me laver, dehors, les pieds dans l’herbe humide, face au Vercors. N’aurions-nous pas été plus heureux ici ? Au cabinet à huit heures vingt. Thierry pareil à lui-même. L’extraction a été bien faite. L’os a commencé de colmater la cavité. Dans deux mois il pourra forer dedans. Il va me faire cet implant. Bon, je repars en confiance. Petit déjeuner en sortant du cabinet. Acheté aussi un déjeuner pour le train.

Beaucoup de nostalgie dans cette ville. Pas pour la ville elle-même, que nous avons finalement peu fréquentée, mais pour toutes ces années drômoise qui sont derrière nous, et sur lesquelles nous ne pouvons plus nous appuyer. Parfois nous disons que, n’étaient les parents, c’est par ici que nous serions venus habiter. Pas sûr que nous n’aurions pas souffert également de ce qui nous pesait à Nyons. Nous aurions gardé la qualité de vie et d’alimentation, nous aurions fait le potager sans doute, pour ce que j’ai pu observer dans le quartier du Perrier où Odile a son cabanon, mais il reste une inertie et un rapport au travail qui auraient mis Marie dans l’impossibilité de vivre de ce qu’elle veut faire, un tourisme élevé qui rend l’été pesant, et le revers de la médaille de la prégnance écologiste ici, qui est à mon sens le risque de n’avoir pas de vision d’ensemble de la détérioration du monde et, partant, de ne lutter que dans un entre-soi inoffensif. La difficulté à nous procurer une alimentation de qualité dans le Nord, et le rejet de l’écologie comme moteur du vote d’extrême-droite, sont des réalités que nous ne faisons que découvrir aujourd’hui. Nous n’en avions aucune idée. D’autant moins que les rares fois où nous partions encore en vacances depuis Nyons, c’était sur le Causse Méjean, où la situation est peu ou prou similaire à la Drôme. Le choc est rude.

Gare de Die : un couple parle d’inondations à Saint-Christophe-en-Oisans.

Valence TGV, attente du train suivant. Paris, gare du Nord, attente du train suivant. Fatigué d’être en route. Vu des images de La Bérarde détruite, et de Saint-Christophe sous eau. Des vies ravagées. Et pour moi, une certaine vision de la vie, bâtie à l’adolescence et mise à l’épreuve jusques avant notre départ pour la Drôme, emportée par le changement climatique.

Die – Valence TGV, 77 km en train, 1,910 kg de CO2.
Valence TGV – Paris-gare de Lyon, 568 km en train à grande vitesse, 9,826 kg de CO2.
Gare de Lyon – Gare du Nord, distance inconnue, 0,014 Kg de CO2.
Paris Nord – Aulnoye-Aymeries, 134 km en train, 4,565 kg de CO2.
Grand-Fayt – Aulnoye-Aymeries – Grand-Fayt, 24,4 km en automobile, 2,220 kg de CO2.

23 juin

Dimanche vide. De la Drôme plein la tête, épuisé par les heures de transport. Bon à rien. Travaillé finalement : relancé les cinq participants du mentorat pour leur demander les versions finales de leurs textes dans les différents formats demandés pour l’exposition de septembre.

De plus en plus convaincu que mon dossier de candidature au doctorat de l’école d’Arles n’a pas franchi la première étape consistant à être considéré comme admissible par l’école. Demain commence la dernière semaine de juin, or les candidats retenus étaient censés recevoir une convocation pour une audition en vidéo-conférence préalable à une annonce des résultats sur le site Internet de l’école dans le courant du mois. Si j’en crois Arno Gisinger, cela signifie que personne n’a été attiré par mon projet doctoral au point de s’engager à passer trois ans avec moi à le faire exister et sortir de ses gonds. Cela ne préjuge pas de sa qualité, ni de son intérêt artistique et théorique. Mais cela préjuge tout de même d’une situation où des artistes professionnels et professeurs décident si une question théorique et artistique mérite d’être examinée. Je trouve étrange qu’on laisse des artistes seuls décider au premier chef de cette éligibilité, et qu’il faille passer par deux jurys successifs. Si un partenariat a vraiment été mis en place entre l’École d’Arles et l’université d’Aix-Marseille pour promouvoir ce programme, que ne se réunissent-ils pas une seule fois tous ensemble pour débattre en une fois de la qualité artistique et scientifique du projet ? Mais ce n’est pas grave. C’est que ce n’est pas ce qu’il me fallait.

24 juin

Vers sept heures, observé depuis la fenêtre de la salle de bains une demi-douzaine de moineaux jouant dans le soleil sur des anciennes clefs de tirants, sortant un peu du mur de l’atelier de Marie. Descendu poser mon appareil dans le petit terrain coincé entre l’arrière de l’atelier et de la salle de bains, où je suis remonté pour les observer, avec le téléphone pour commander l’appareil. Plus rien. Plus un mouvement. Bande de petits ingrats !

À neuf heures, vidéo-conférence avec Antoine, un photographe que j’aide à écrire. Dentiste à Maroilles pour confirmer avoir quelqu’un ici pour les urgences. Deux images, mais ne disant rien. De tout petits oiseaux prennent leur envol depuis le carré d’herbe devant l’escalier du fournil. Sans doute les bébés rouges-queues photographiés l’autre jour.

25 juin

Candidature au doctorat d’Arles effectivement rejetée, par un bref courriel sans explication. Décevant et soulageant à la fois, je ne sais pas encore bien en quoi, mais cela viendra. Penser à autre chose à présent. Comme me dit Lise Sarfati, déçue : « cela confirme que les chemins, la route à suivre est à côté ». Arno Gisinger reporte à septembre notre rencontre. Construit la première des trois étagères de sous-pente pour l’appartement d’Olga et préparé les pièces pour les deux autres. Cuisiné ce soir la première courgette du jardin.

26 juin

À travers le voile orangé de la fenêtre de la salle de bains, observé à nouveau des moineaux s’agitant au soleil autour des clefs de tirants en forme de rosaces sortant du mur de l’atelier, et d’autres picorant je ne sais quelle nourriture invisible sur l’appui de la fenêtre. Le temps que j’aille chercher mon appareil ils ont disparu. Commencé d’écrire le texte pour présenter notre candidature avec Dusan Kazic à la bourse de l’ADAGP.  Fini les étagères d’Olga. Courriel gentil, bienveillant, accueillant de Dominiq Jenvrey, qui accepte de me publier dans Les Temps qui restent, texte et photographies. C’est une bonne nouvelle.

27 juin

Déjeuné de fruits rouges du jardin. Ce midi, préparé une salade avec laitue, herbes fraîches et courgette du jardin huile d’olive de Nyons, pois chiches de Gérard à Arpavon… Ne venaient du commerce qu’un reste de carotte, et deux œufs. Quelque chose, peut-être, continue de commencer ici !

Arno Bertina au téléphone, cela faisait longtemps. Je voulais le féliciter pour l’ouverture de sa chaire à l’EHESS. Parlé une heure. Comme si c’était hier.

Partis à Lez-Fontaine chercher la camionnette des parents de Marie pour déménager Olga demain.

Grand-Fayt – Lez-fontaine, 23,7 km en automobile, 2,157 kg de CO2.
Lez-Fontaine – Grand Fayt, 23,7 km en camionnette diesel 10, 4,622 kg de CO2.

28 juin

Déjeuné de fruits du jardin. Matinée calme, à préparer la maison pour trois jours d’absence. Un peu de guitare. Arrivés à Forest avec le camion des parents de Marie. Déménagement bien préparé par Olga. Soulagé de la voir quitter ce studio malsain. Olga malade, comme toutes les veilles de moments importants. Une heure d’embouteillage sur la petite ceinture pour rejoindre Schaerbeek. Ma présence au volant de ce camion dans ce trafic est absurde. Et pourtant j’y suis. Comment faire autrement un déménagement ? Soirée chez papa et maman. Ambiance légère.

Grand-Fayt – Forest – Schaerbeek, 114 km en camionnette diesel, 22,230 kg de CO2.

29 juin

La Haye vers midi, après de longs embouteillages tout autour de Rotterdam. Dans le quartier d’Olga, proche du centre, impossible de se garer. Absurdité encore, ces milliers de véhicules sur ces routes et le long de ces rues, ayant coûté à leurs propriétaires des milliers d’euros et générant des milliards d’euros de dépenses pour réparer les dégâts qu’elles fabriquent. C’est douloureux à voir. Dans ma tête, il y a au quotidien la démonstration d’Illich dans Énergie et équité : en voiture, avec les heures passées à gagner l’argent pour la posséder en état de marche et être de dedans, on avance à la vitesse de six kilomètres heure. Fini par me garer sur la piste cyclable devant chez elle, vidé le camion, puis tourné encore une bonne demi-heure à la recherche d’une place. Le parking est payant tous les jours de neuf heures à minuit, et le dimanche de treize heures à minuit. Il restait peu d’affaires à monter quand je suis revenu devant l’appartement. Partis déjeuner au bord d’un canal charmant, puis déballé des cartons, commandé des pizzas. Olga abattue.

Schaerbeek – La Haye, 175 km en camionnette diesel, 34,125 kg de CO2.

30 juin

Mal dormi dans cette ville bruyante. Café et croissant dans les vieux quartiers, puis en route. À la maison à quatorze heures. Voté. Après-midi passée à pas grand chose. Tétanisé par les résultats des élections.

Ma sœur appelle au téléphone le soir, c’était bien, cela faisait longtemps qu’on ne s’était pas parlé. On ira la visiter bientôt.

La Haye – Grand-Fayt, 285 km en camionnette diesel, 55,575 kg de CO2.

1er juillet

Marie partie rendre le camion à ses parents. Je cherche péniblement du courage. N’avoir même pas passé le cap de l’admissibilité avec mon projet de thèse reste difficile à vivre. Il faut retrouver l’énergie qui précédait cette candidature. Mon désir de jardin lui est antérieur, et pourtant c’est comme si ce refus l’avait éteint. Passé l’après-midi à rédiger en flamand une proposition d’acquisition de photographies pour le Foto Museum d’Anvers. Le soir, Jean-Marc a appelé, comme d’une autre planète. C’était triste et beau de l’entendre. Il va venir en août avec ses enfants.

Grand-Fayt – Lez-Fontaine, 23,7 km en camionnette diesel, 4,622 kg de CO2.
Lez-Fontaine – Grand-Fayt, 23,7 km en automobile, 2,157 kg de CO2.
(Marie seule)

2 juillet

Longue conversation avec Angelo hier soir. Il me manque. Il se sent seul.

En route vers Paris. Pour : récupérer ma guitare réparée par Émeline Chevalier, un tirage chez Diamantino et, si j’ai le temps, voir l’exposition Stephen Shore à la fondation Cartier-Bresson. Paris, qui me semblait hier encore détestable, sombre, fermée, triste, depuis que nous sommes ici devient un attracteur, vivier d’altérité, de divers, d’extériorité, de pensée critique. Nous nous aigrissons depuis six mois. Le potager commence à donner des légumes, dont les épinards du curry vert cuisiné hier, mais d’une part je ne parviens pas à m’y intéresser, d’autre part cela ne suffit pas à respirer.

Les oiseaux me manquent aussi. Et la photographie. Pas une image depuis des semaines. J’aimerais reprendre le fil, photographier ce potager, mais j’ai encore du boulot avant : Sudre, Cédric, Dusan, et sécuriser la fin d’année en essayant de vendre quelques images.

Vu donc cette exposition sur Shore, un peu malingre, servie par un texte indigent de Clément Chéroux. Lequel a manifestement tiré quelque fierté d’un jeu de mot qu’il a utilisé à l’envi : Stephen Shore photographiant souvent depuis des véhicules des choses banales, chez lui « le véhiculaire est au service du vernaculaire ». La trouvaille ! On dirait une chanson de Gainsbourg pour Alain Chamfort. Peu de textes pour éclairer l’exposition, très courts, sans profondeur, sans mise en perspective. Comment peut-on produire un appareil textuel aussi pauvre quand on évolue à de tels postes ? C’est presque aussi mauvais que l’exposition Annie Ernaux à la Maison européenne de la photographie. Quant à la scénographie, au sous sol une salle entière est dédié à des photographies de paysages américains au drone dans lesquelles j’ai du mal à entrer et à voir ce que Shore apporte. En haut, d’anciennes images en noir et blanc. Une collection de tickets de toutes sortes de lieux et activités, comme le cahier que j’ai constitué de mes premières années de voyage, ici censée faire œuvre à part entière. À part ce lien entre véhiculaire et vernaculaire, séries que rien ne relie. Difficile de se faire une idée d’ensemble. Mais quelques tirages d’images classiques, ce qui fait toujours du bien à voir. Sur ses images au drone, malgré tout : je trouve courageux de la part de ce maître reconnu pour un certain type de photographie et particulièrement pour sa production des années 1970, de se mettre en danger en se confrontant aux technologies modernes, et en montrant des choses plus faibles certes, mais qui ont le mérite de ne pas le figer dans le formol. Cela me fait penser, mutatis mutandis, aux images en couleur de Kevin Bubriski, qui ne tiennent pas en regard de son Portrait of Nepal à la chambre dans un noir et blanc classique et raffiné, mais qu’il avait pourtant osé montrer à Photo Kathmandu.

Diamantino est en difficulté. Il n’a plus assez de travail. Il est concurrencé par Picto, avec lequel plusieurs institutions ont des contrats d’exclusivité au point qu’il n’est pas rare que des photographes soient empêchés de travailler avec lui dans le cadre d’acquisitions par des institutions publiques.

Entré chez Émeline Chevalier avec peu de temps avant le train pour parler de ma guitare et des livres de photographie que je lui amène – Les Oignons et Métamorphoses de l’argentique de Denis Brihat, suite à la conversation que nous avions eue l’autre fois. Je me surprends à lui parler de choses personnelles alors que c’est la deuxième fois que je la rencontre. J’espère n’avoir pas été grossier. En réalité je crois que je suis en manque de parole. C’est délétère de vivre dans un endroit où, à part à Marie, je ne parle à personne de la journée. Aussi, quand je rencontre un être humain, la parole s’emballe. Elle a très délicatement réparé ma guitare, et mis un jeu de cordes allemandes, Knobloch, que je ne connaissais pas, et qui ont dans les aigus davantage de brillance que les Leonida de Savarez, sans avoir le côté métallique des Augustine. Reparti trop vite, eu mon train tout juste.

Grand-Fayt – Aulnoye-Aymeries – Grand-Fayt, 24,4 km en automobile, 2,220 kg de CO2.
Aulnoye-Aymeries – Paris Nord – Aulnoye-Aymeries, 368 km en train, 9,130 kg de CO2.
Grand-Fayt – Aulnoye-Aymeries – Grand-Fayt, 24,4 km en automobile, 2,220 kg de CO2.

3 juillet

Dans « Départiciper », j’ai écrit ceci : « je ne vais en tout cas pas photographier mes oignons quand j’en aurai, fût-ce par révérence ». Envers Denis Brihat, bien entendu. Trop tard. C’est fait. Le parapluie sur un trépied de chantier fixé avec des attaches de tuyau de plomberie, et moi accroupi dans la boue. J’ai une image. Et une des fèves.

Les oiseaux vivant dans les murs sont plus discrets qu’au printemps, ou est-ce moi qui suis moins attentif ? Il y a des bébés qui ont élu domicile derrière la gouttière, je n’ai pas l’impression que ce soient les rouges-queues que j’avais photographiés au nid dans l’étable. Ils sont tout petits et un peu hésitants quand ils s’envolent. Des parents passent aussi. Je suis parvenu à en photographier un qui pointait son bec de derrière la gouttière. La prochaine mission, c’est photographier un des bébés.

4 juillet

Le FoMu refuse ma proposition d’acquisition. J’avais beaucoup travaillé à la sélection, à la présentation en flamand. Je trouvais le document beau. Raté. Ils veulent des images qui « questionnent l’histoire du médium ». Bon, encore un échec. Et il va falloir que je rentre un peu de droits d’auteur. Journée panique, à écrire dans toutes les directions. Relancé le Patrimoine de la Drôme qui nous avait promis, à Anne-Lore et moi, un achat de tirages des Territoires du cinématographe en 2023. Troisième relance. Réponse enfin, négative bien sûr : ils n’achètent plus de photographie depuis janvier ! Ben voyons. Et un message pour nous en prévenir, cela lui aurait donné de l’arthrose ? Écrit au Grand-Hornu, à la Cinémathèque française pour les Territoires, relancé Mickaël aussi aux Écrans pour savoir s’il n’a pas des idées. Relancé aussi Olivier Chaudenson qui m’avait promis d’examiner ma proposition de jouer chez lui à la Maison de la poésie le concert-projection avec Louis Sclavis.

Fabienne m’a appelé d’Arles, elle était avec Fanny Sudre, pour parler du livre sur la photographie industrielle de Jean-Pierre.

Fini une ébauche de proposition pour la bourse de l’ADAGP avec Dusan, qui m’a pris quelques heures encore. Envoyée. Dans « Départiciper », je prétendais vouloir cesser de jouer ce jeu du photographe-auteur et notamment le jeu subventionnel. Foutaise. J’en suis incapable. Je ne parviens pas à accepter que ces trente années de travail ne dégagent même pas quelques centaines d’euros de retombée. Mais toujours produire et reproduire de nouvelles choses, c’est épuisant. L’existant se meurt. En remettre une couche ?

5 juillet

Entré pour la journée dans l’excellent texte de Jean Deilhes sur Jean-Pierre Sudre, issu de sa thèse.

6 juillet

Dès le réveil, envie de voir la mer. Il fait pluvieux et triste. Un peu de guitare pendant que Marie prépare le petit déjeuner. Mais ce matin elle le prépare en pleurant. Elle se laisse vite submerger par une vague d’angoisse et d’étouffement liée au sentiment que cet endroit lui veut du mal. Elle explose. Déborde. Elle veut partir d’ici, aller vivre ailleurs. Pleurs inextinguibles. Fini par la convaincre de partir à la mer. Je l’ai fait monter dans l’automobile et j’ai roulé deux heures et quart vers La Panne. Il y a des moments où il faut s’asseoir sur ses convictions écologiques, ce que je disais également vouloir cesser de faire dans « Départiciper ». Et pourtant. Tant pis pour le carbone : rester ici, moi à écrire, Marie dans le potager, ou même à bricoler ensemble dans le jardin malgré la pluie, aurait été toxique. La route s’ensoleille vite. Dès Valenciennes, on voit à l’horizon de espaces bleus entre les nuages clairs. À la Panne on va déjeuner dans un endroit tenu par des Bruxellois, où l’ambiance est bon-enfant, légère, sans prétention, belge. Marché dans les rues, beaucoup de monde, puis près de l’eau, vent puissant… Partout, des odeurs et réminiscences d’enfance… Plus tard, longue balade dans les dunes du Westhoek. Journée sauvée.

De La Haye l’autre jour à ici, j’avais complètement oublié à quel point mon flamand était utilisable. Évidemment je ne pourrais pas faire une dissertation sur Johan Daisne ou Léon Spilliaert, mais tout de même, je ne me sens pas étranger en cette langue.

Grand-Fayt – La Panne – Grand Fayt, 370 km en automobile, 34,58 kg de CO2.

7 juillet

Les parents de Marie viennent ce matin, on va travailler dehors. Marie et eux, cueilli les fèves et les petits pois. Une brouette entière de fèves ! Moi, tondu, encore et encore, sinon c’est la jungle. Il n’y a pas de second tour aux élections ici. Les cloches de l’église ont sonné à vingt heures, ce qui est habituel, mais au vu des résultats des élections j’ai pensé, et dit à Marie : c’est le glas. L’église sonne le glas des espoirs de ce village. Respirer va donc encore être possible un temps. Il va falloir tout de même partir. On ne peut pas vivre entouré d’humains murés chez eux. Angelo appelle dans la soirée. Quelle joie ! Il a rassemblé une centaine de personnes aux Pilanthropes pour fêter la non-perte de notre liberté. Et nous, nous nous endormons dans un village sans un bruit.

8 juillet

Journée avec les Sudre dans le texte de Jean Deilhes. C’est un autre temps de l’histoire de la photographie, où « les humanités » de ce langage – les livres, l’enseignement de l’histoire, les reproductions des œuvres magistrales des origines à l’après-guerre, les expositions, la critique – étaient inexistantes, ou réservés aux visiteurs des musées et à quelques spécialistes. La plupart de mes collègues n’ont pas la moindre idée de cela que, s’il existe des festivals de photographie en France, si l’on peut choisir aujourd’hui de s’exprimer dans cet art – sans nécessairement gagner sa vie bien sûr mais sans passer pour un hérétique –, ou encore si l’on peut imaginer vendre des tirages limités, tout cela c’est, d’une part, récent et, d’autre part, dû à l’opiniâtreté d’une poignée de personnes dont Jean-Pierre Sudre et Denis Brihat ont fait partie. Pour le reste, un peu triste. Joué un peu, de Visée notamment, et Antonio Lauro. Mais dès que j’arrête de travailler je me sens perdu et illégitime.

9 juillet

Dans Sudre encore. Que j’aimerais aller voir des tirages quelque part ! Peut-être Fanny m’en montrera-t-elle un jour si je le croise pendant ce travail ? Cet homme est inspirant.

Marie a retrouvé des petits pois qu’elle avait oubliés. Avec de l’huile d’olive de la maison, du basilic, de la coriandre et du persil du jardin, des noisettes reçues d’Éliette avant de partir, préparé une purée de grand luxe !

Ma demande d’Aide individuelle à la création à la Drac locale a été acceptée. Enfin un succès, et pas minime ! Ce sont six mille euros qui vont rentrer. Comme je suis soulagé. Je vais pouvoir consacrer du temps dès à présent à approfondir ce que j’ai entamé ici. Notamment sur la partie historique, et sur la possibilité de transformer ces notes de terrain en autre chose. La matérialité des tirages de Sudre m’inspire. Peut-être retourner à l’argentique, mais pas pour faire de l’argentique, pour chipoter dans l’épaisseur des tirages.

À la déchetterie l’après-midi avec la 504, dont la benne était pleine. Dîné de légumes du jardin.

Grand-Fayt – Avensnelles – Grand-Fayt, 24,8 km en automobile, 5,059 kg de CO2.

10 juillet

Courses le matin à Avesnes. L’après-midi, préparé un dossier de proposition d’acquisition de tirages.

Grand-Fayt – Avesnes-sur-Helpe – Grand-Fayt, 25 km en automobile, 2,275 kg de CO2.

11 juillet

Matinée avec Fabienne en vidéo-conférence. Après-midi à compléter le dossier du Bec pour Paris Photo. Arraché deux rangs de pommes de terre très abîmées par le mildiou, pour une petite récolte malgré tout. Espérons qu’elles se gardent un peu.

12 juillet

Pluie du matin au soir. Travaillé au texte pour Les Temps qui restent. Cueilli entre les gouttes et dans la serre les légumes pour le couscous de demain. Papa reçoit sa sœur, dont toute la famille, sauf nous parce que j’étais à Die, a fêté les quatre-vingt-dix ans le 22 juin dernier, en guise de rattrapage à petite échelle. Ma sœur et Olga seront là.

13 juillet

Partis vers chez les parents. Cuisiné. Famille détendue, heureuse. C’est une des conséquences de notre retour par ici : la possibilité relativement simple d’organiser de telles retrouvailles. Le soir, Olga à la guitare, les autres au chant, façon veillée. Papa en paparazzi, et moi, dans Zorglub.

Grand-Fayt – Falaën, 83 km en automobile, 7,553 kg de CO2.

14 juillet

Réveillé vers six heures. Fini Zorglub. Joué de la guitare. Cuisine des tartes pour midi avec ma sœur. Puis embrassé tout le monde et partis conduire Olga au train pour Bruxelles. De retour à la maison, arraché trois rangs de pommes de terre, moins abîmées. Récolté un seau par rang. Reste la belle partie, non attaquée, qui peut encore attendre un peu. Joué Dowland. Cuisiné un pesto avec le basilic de la serre et notre huile de Nyons, pour aller avec des pâtes. Le jardin est beau ce soir. Mais un oiseau est venu mourir sur le pavé devant la maison. Je l’ai photographié là, puis au fond du jardin sur une souche d’un frêne coupé il y a quelques mois pour planter les pommiers. C’est l’autel provisoire dédié aux animaux sauvages.

Discuté avec une souris tout à l’heure, qui vit dans l’isolation du mur de la cuisine. Pas bavarde, mais loin d’être muette.

Falaën – Grand-Fayt, 83 km en automobile, 7,553 kg de CO2.

*

[à suivre…]

 


1 Les estimations des émissions générées par les trajets automobiles données dans ce texte concernent, sauf mention, une Toyota Auris hybride de 2018. Le chiffre de 91 gr de CO2 par kilomètre repose sur l’affirmation du constructeur, et ne prend pas en compte les coûts énergétiques de fabrication et de maintenance du véhicule.
2 Les trajets de train sont sauf mention effectués en TER. Les émissions par voyageur au kilomètre sont reprises des données de la SNCF reproduites sur Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89missions_de_CO2_du_transport_ferroviaire_en_France. Elles sont de 24,81 gr de dioxyde de carbone pour ce type de train. Ce taux ne prend toutefois pas en compte la fabrication et l’entretien du matériel, mais il permet de se faire une idée de la question.
3 Gilles Clément, Jardins, paysages et génie naturel, Paris, Sens & Tonka, coll. « Gilles Clément », 2024.
4 Aucune source officielle ne renseigne la valeur des émissions de dioxyde de carbone d’une 2CV6 de 1984. Différents forums spécialisés en ligne donnent des évaluations entre 150 et 163 gramme par kilomètre, dont je retiens la valeur la plus basse.
5 Aucune source officielle ne renseigne la valeur des émissions de dioxyde de carbone d’une 504 à benne de 1979 avec un moteur de 2,3L. Un site spécialisé en ligne donne néanmoins une évaluation de 204 gramme par kilomètre, que je retiens.
6 Les recensements des distances parcourues en automobile et des émissions de CO2 correspondantes ne concernent que les trajets réalisés seul ou à deux. Les trajets que Marie effectue seule ne sont pas mentionnés, sauf les retours de la gare d’Aulnoye-Aymeries après qu’elle m’a conduit au train et quelques rares exceptions. Non qu’ils ne comptent pas, mais d’une part je n’en connais pas le parcours, et d’autre par je ne veux pas appliquer à Marie ce processus un peu boutiquier.
7 La page Wikipédia mentionnée plus haut, avec les mêmes réserves, donne pour le TGV 1,73 gr de dioxyde de carbone par voyageur par kilomètre.
8 Les émissions de CO2 retenues sont celles données par l’application de la RATP.
9 Je n’ai pas trouvé de communication de la SNCF sur les émissions de CO2 de ses cars. Je me réfère au document suivant : https://chair-energy-prosperity.org/wp-content/uploads/2019/01/emissions-de-co2-par-mode-de-transport.pdf, donnant une moyenne de 74,4 gr par voyageur au kilomètre.
10 Les données d’émissions de dioxyde de carbone utilisées sont celles figurant sur le certificat d’immatriculation du véhicule : 195 grammes par kilomètre.

 


Photographie : Grand-Fayt, 1er juin 2024, de la série « La Convivialité ».


Ce journal fait partie d’une recherche artistique sur la possibilité de photographier dans l’Anthropocène, entamée par nécessité et poursuivie avec le soutien de l’Aide individuelle à la création de la Direction régionale des affaires culturelles du ministère de la Culture. Merci à Léa Bismuth pour son écoute. Le titre de travail de cette recherche, La Convivialité, est directement emprunté à celui du livre d’Ivan Illich (Le Seuil, 1973).