La Perte du Danube


Une conversation avec Edwin Fauthoux-Kresser

Nyons, le 26 mai 2013

Edwin Fauthoux-Kresser est photographe, diplômé de l’École d’Arles. En 2013, à l’époque de cette conversation, il y était encore étudiant. Il participait au projet « Voyage dans les données du monde », piloté par Gwenola Wagon dans dans le cadre de Marseille-Provence 2013, Capitale Européenne de la Culture. Ayant alors été chargé d’éditer le catalogue de l’ensemble du projet Campus dont « Voyage dans les données du monde » était un des sept volets, j’avais souhaité qu’ait lieu cette conversation à propos de sa participation à cette aventure collective, La Perte du Danube.

[Frédéric Lecloux] Qu’est-ce que La Perte du Danube ?

[Edwin Fauthoux-Kresser] En Allemagne au début du parcours du Danube il y a un endroit où, pendant un tiers de l’année, le lit du fleuve est à sec sur un tronçon d’environ un kilomètre. Après ce tronçon, le fleuve coule à nouveau, alimenté par de nouveaux affluents. Ce phénomène s’appelle la Perte du Danube. Mais ce n’est pas une simple résurgence, car l’eau du Danube se perd réellement : elle s’infiltre dans le karst, pour ne rejaillir que 12 kilomètres plus loin et 183 mètres plus bas, où elle rejoint le Rhin et finit par aller se jeter dans la mer du Nord ! Je suis parti de ce phénomène réel et j’ai fait des recherches d’images sur Internet.

[F. L.] Qu’ont-elles donné ?

[E. F.-K.] Je vous raconte la restitution du travail, sous forme de performance. L’accrochage est un dispositif assez éclaté de tirages jets d’encre à bords francs affichés directement sur le mur, avec au milieu une zone de projection sur laquelle, au moment de la performance, il y aura un diaporama que je ferai défiler moi-même avec une télécommande.

La performance dure une vingtaine de minutes et se déroule en plusieurs phases. Je commence par lire une conférence sur ce phénomène : celle-ci – fictive – aurait été donnée à l’Université de Vienne par mon grand-père, qui était hydrologue en Autriche. Je parle ensuite de ma fascination pour ce phénomène, sur lequel j’ai voulu en savoir plus, et notamment mettre des images. Le diaporama démarre. J’explique qu’en tapant « perte du Danube » sur Internet, je suis tombé sur des images très disparates, n’ayant souvent aucun lien avec ma recherche, mais dont certaines m’intéressent quand même, chaque image amenant à une autre. Je les montre tout en parlant. Je dérive dans ces images. On n’est plus dans le sujet et c’est justement cela qui m’intéresse. Car Internet est une machine de dispersion. J’essaie quand même de revenir à mon sujet de départ et je tombe enfin sur des images du lieu, où le Danube est à sec. Mais je parle aussi du caractère déceptif de ce résultat, de ces images, comme si elles étaient insuffisantes à donner à voir la perte du Danube. Ma recherche continue, comme une dérive d’image en image : un manuscrit allemand du 18e siècle, un signe typographique, un desperado, des images anonymes, les deux noms allemands pour « perte du Danube », un poème que je traduis avec Reverso, ce qui donne un texte absurde que je récite sérieusement, le visage d’une femme qui travaille dans une entreprise dirigée par cet homme qui s’exerce à envoyer des avions dans le brouillard, la fluorescéine qui est utilisée pour colorer l’eau ou détecter des problèmes ophtalmologiques, etc. Même lorsque je ne trouve pas ce que je cherchais, il y a toujours une image qui m’attire, et je me laisse guider par ces pulsions qu’on évacue d’habitude si on veut être sérieux dans la recherche. Les images du diaporama se retrouvent aussi associées au mur, dans l’accrochage, où de nouveaux liens se créent entre elles. Tous ces passages agissent comme autant d’embrayages fictionnels et de gisements d’imaginaire. La recherche elle-même s’y perd.

Ce que je voulais utiliser, c’est le fait qu’on est confronté sur Internet à des pulsions visuelles et qu’on n’est pas forcé d’aller contre ces pulsions. On peut les envisager comme une machine de fiction, comme des points de départ. On peut essayer de ne pas refuser ce flux mais d’en faire quelque chose d’appropriable. La perte du Danube devient métaphorique de cette dispersion et d’une impossibilité à arriver à une vérité.

[F. L.] La forme actuelle correspond-elle à celle que vous aviez en tête au départ ou a-t-elle évolué en cours de travail ?

[E. F.-K.] J’avais les principes actifs du projet dans la tête. Mais la forme n’a pas été facile à finaliser, car j’ai moi-même été confronté à cette dispersion-là. J’ai dû à la fois restituer la dispersion tout en tranchant. Il fallait qu’il y ait à la fois l’idée que ça parte dans tous les sens mais que ce soit canalisé. Donc petit à petit j’ai dû réduire la matière, la gageure étant de maintenir un rythme pour ne pas perdre le spectateur, et qu’il comprenne le phénomène. Pour la performance, cela va me demander beaucoup de présence théâtrale.

[F. L.] Que signifie pour vous être photographe au XXIe siècle ?

[E. F.-K.] Difficile ! Peut-être que cela veut dire faire soi-même des images et en même temps parler du régime de visibilité qu’on a aujourd’hui. Essayer de mettre en place des stratégies qui permettent de créer des espaces appropriables qui ne soient pas de communication, qui soient un peu libres. Pour moi le dispositif de ce projet est fragile, et j’aime bien cette idée de créer quelque chose de fragile, qui se casse la figure. Finalement c’est fait avec rien, c’est un fantasme, mais pour moi cela parle quand même de choses qui nous troublent au quotidien. Être photographe au XXIe siècle, ce serait peut-être accepter le flux des images, aussi débordant soit-il, et tenter d’y créer des trajectoires.