La photographie, un prétexte pour répondre à la route
Une communication donnée à l’occasion du workshop “Re-enacting the silk road, part III – Silk Road Representations: Travels, Texts & Images”, Université de Nottingham, 19-20 septembre 2013
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Le commencement
J’ai pris des photographies d’aussi loin que je me souvienne. Mais je n’ai commencé à le faire avec une certaine intention visuelle qu’à partir de 1994, pendant mon premier voyage en Asie. C’était un périple de dix mois autour de l’Himalaya depuis Katmandou jusque Katmandou, via le nord de l’Inde, le nord du Pakistan, le col de Khunjerab, le Turkestan chinois et le Tibet. Pourquoi suis-allé là-bas, et pourquoi avec un appareil photographique ? En voici une chronologie illustrée.
Une envie d’Himalaya
Avec le recul, je pense que mon envie d’Himalaya et des routes qui y mènent prend racine dans la lecture répétée, vers l’âge de 15 ans, du livre de Rheinold Messner, Premier Vainqueur des quatorze 8000. Le titre le dit : Messner est le premier homme à avoir gravi les quatorze sommets de plus de huit mille mètres de la Planète. Tous sont en Himalaya. Huit sont au Népal. Je n’ai jamais pensé sérieusement devenir un alpiniste, pourtant c’est ce livre qui m’a donné pour la première fois le goût du grand dehors – quoiqu’encore imprécis : plutôt un avant-goût.
Après l’école secondaire j’ai étudié la traduction quelque temps, mais la perspective de passer quatre années supplémentaires dans une salle de classe était un cauchemar trop prévisible pour moi. J’ai renoncé. J’ai trouvé un emploi dans une librairie. Parmi les milliers de livres disponibles, je me suis concentré sur les classiques de la littérature de voyage en Himalaya : Ella Maillart, Heinrich Harrer, Alexandra David-Neel… Rien de bien moderne certes, mais à leur contact l’avant-goût s’est changé en rêve. La musique a fait le reste. Nous étions en 1990. J’avais 17 ans. Mes amis écoutaient Nirvana. Les tubes de mon époque ne m’intéressaient pas, ce qui est toujours le cas, donc je niais Nirvana, ce qui ne l’est plus. Mon collègue principal à la librairie, qui eut un jour lui aussi 17 ans, mais en 1972, m’initia à la musique de Crosby, Stills, Nash & Young, Ten Years After, Jethro Tull… J’en conçus un intérêt grandissant pour la période plus récente des hippies, et par conséquent pour les routes de l’Asie. Une chanson comme le Katmandu de Cat Stevens, par exemple, a eu sur moi un effet plus que durable.
Un jour à la librairie, je suis tombé sur une édition française des guides de voyage de Hugh Swift sur le trekking en Himalaya. L’inclination à la fois douce et radicale de Swift pour la lenteur, sa curiosité, son admiration pour les populations locales, sa façon d’inciter constamment le voyageur à choisir le chemin le plus long, à faire tous les détours possibles, à rester ouvert aux propositions de la route, et sa manière de présenter chaque nouvelle aventure comme simplement réalisable pour autant qu’on prenne le temps d’accorder à l’autre l’attention qu’il mérite… tout cela acheva de me convaincre que je devais aller voir par moi-même. Disons pour une bonne année.
J’ai des souvenirs émouvants de soirées dans ma chambre à écouter des disques d’avant ma naissance, de l’encens parfumant l’air, un atlas devant moi, un stylo à la main, dressant des listes de villes à traverser pour gagner Katmandou par la route depuis Bruxelles, passant régulièrement des cartes au livre d’Hugh Swift pour me familiariser avec la variété des cultures que je rencontrerais sur place.
Comme je n’avais pas le permis de conduire, mais bien quelque compassion pour mes parents que j’inquiétais déjà suffisamment par ma décision de partir si loin pour si longtemps, je reportai à plus tard l’idée de m’y rendre par la terre. Je travaillai à la librairie, économisant chaque franc belge possible jusqu’à ce que j’en eusse assez pour m’acheter mon premier billet d’avion, plus l’équivalent d’environ 3000 euros, qui dureraient ce qu’ils dureraient.
Des livres au terrain
J’ai décollé en mars 1994, prêt à confronter les livres à la réalité. J’avais 21 ans. Ce qui se produisit fut la conjugaison d’un choc terrible et d’une immense joie. J’ai atterri à Katmandou, une des villes les plus sales et les plus polluées du monde. Le tourisme de masse avait explosé. Un gouvernement communiste fut élu cette année-là au Népal, ce qui n’est pas mauvais en soi, mais l’inassouvissement de ses ambitions politiques ouvrit la voie à une guerre civile qui tua 15000 Népalais entre 1996 et 2006. Le pays était, et reste, un des plus pauvres au monde en terme de PIB. Ceci pour ne parler que du Népal. Quand je suis revenu à Katmandou après neuf mois de circum-ambulation autour de l’Himalaya, j’avais traversé de nombreuses régions confrontées à leurs propres problèmes, comme le Ladakh, une société agricole jadis auto-suffisante et structurée par l’entraide trans-générationnelle, à présent important la plupart de ses biens de première nécessité depuis l’Inde et luttant pour faire face aux déchets que ce commerce engendre ainsi que pour restaurer un peu de lien social ; ou la province chinoise du Xinjiang, patrie de la minorité ouïgoure dont les relations avec l’ethnie Han dominante ont toujours été explosives ; et Lhassa, réduite à un vieux centre muséifié, cerné par une ville chinoise en expansion tout bâtie de béton, verre et carrelage.
Et pourtant j’étais heureux. Qui ne l’aurait pas été ? Le monde s’était soudain élargi. Je n’avais jamais été autant en vie qu’alors. Les gens étaient incroyablement accueillants. Des jours durant je vivais chez des fermiers, dans des familles. Tout ce que je connaissais auparavant était devenu relatif, bouleversé par une variété fascinante de nouvelles connaissances. Les paysages devant mes yeux étaient d’une beauté enivrante. Chaque expérience était une source d’émerveillement et d’excitation. C’était « la vie immédiate » telle qu’Ella Maillart la décrit.
Il est révélateur que je n’ai pas beaucoup d’images des gens avec lesquels je vivais. L’homme que nous venons de voir est un exception. Si je prenais des portraits, c’était surtout d’inconnus, et le plus souvent au téléobjectif. La photographie ne consistait pas alors à enregistrer mon expériences avec l’autre, mais bien, au contraire, à valider une certaine vision de ce territoire que je m’étais formée par mes lectures. Je prenais des images de tout ce que je pensais relever de la tradition, témoigner de l’authenticité, ou proche d’être effacé par la modernité, ignorant volontairement le reste. Visuellement, je m’efforçais d’appliquer les codes appris de photographes tels qu’Olivier Föllmi, Eric Valli ou Steve McCurry. Une pléthore de sujets convenaient à l’expression de ma propension pour une vision partiale du monde : le sage visage d’un ancien ridé par la sévérité du climat une montagne, un monastère accroché à sa colline, une maison isolée dans une nature magnifique, un paysage si grand que les êtres y sont minuscules, des enfants, une scène urbaine intemporelle, des fêtes religieuses, et ainsi de suite. Quel que fut le sujet, le non-sujet était clairement identifié et toujours le même : le présent.
Bien sûr, les tragédies sociales et humaines cachées sous le visible ne me laissaient pas indifférent. Elles m’ont même porté vers un certain militantisme de retour à la maison et, partant, vers une certaine familiarité avec le sentiment d’impuissance. Mais il était rare que j’utilise la photographie comme vecteur de mes préoccupations ou de ma colère. Je ne l’ai fait qu’au Tibet mais sans expérience, sans enquête, sans implication, ni aucune idée de que faire de ces images. En bref, sans but photojournalistique. En fait de but, être en route me suffisait : rencontrer l’autre, courir après le passé et m’appliquer à être un voyageur le plus respectueux possible.
S’il y a un endroit où j’ai été plus heureux que partout ailleurs, c’est l’ancienne oasis de Kashgar. C’est dans les livres que j’en suis tombé amoureux. J’avais imaginé son labyrinthe de ruelles de sable et de maisons basses faites de paille et de boue bien avant de la voir pour la première fois en 1994, où je suis tombé amoureux à nouveau. Oasis interdites d’Ella Maillart, Courriers de Tartarie, qui raconte le même voyage vu par Peter Flemming, les récits de Sven Hedin de ses expéditions dans le Taklamakan, The Heart of a Continent de Francis Younghusband, et par-dessus tout, les livres de Peter Hopkirk, Bouddhas et Rôdeurs sur la Route de la Soie et The Great Game, tous ces ouvrages ont nourri mon désir d’Asie Centrale, et ont Kashgar pour épicentre. Malgré l’atrophie de la vieille ville étouffée par une immense cité chinoise, je suis parvenu à vivre, sentir et éprouver tout ce que le voyage soumet à nos sens à l’intérieur des limites de ses murs. Je logeais à l’hôtel Seman, situé à l’emplacement de l’ancien consulat russe du temps du Great Game. Son bâtiment principal était une tour hideuse. Mais la vieille aile de l’ancien consulat existait toujours. C’était une maison humide qui tombait en ruine, avec de la moisissure sur les murs. La direction répugnait à y loger des étrangers mais en insistant je pus y louer une chambre. Habiter dans le lieu précis que j’avais appris à connaître par mes lectures était émouvant. Rétrospectivement, je trouve étrange de n’avoir pris aucune image de cette ruine. La dimension historique et imaginaire de cette chambre me touchait, mais visiblement pas sa dimension esthétique. Il ne m’a jamais effleuré que j’aurais pu en prendre une image qui eût reflété mon émotion à son égard. Ils l’ont fermée un peu plus tard.
Ensuite il y avait cette tchaikhana à un carrefour dans le vieux centre. Je passais mes journées à son balcon, regardant passer la vie, écrivant, buvant du thé et du yogourt, mangeant des œufs durs et du pain sortant tout juste du four de terre au rez-de-chaussée. C’était comme si j’avais rajeuni d’un siècle. Les dimanches, je me promenais dans l’immense marché hebdomadaire pour exposer mes sens aux sons, parfums, couleurs, impressions, voix et visages venus de toute la région.
Quitter Kashgar fut une déchirure.
J’atteignis Lhassa via Urumchi, Turfan, Dunhuang, Golmud… Mes attentes étaient immenses. Elles ne furent que très partiellement comblées. Si Turfan retenait un peu de l’atmosphère qui m’avait captivé à Kashgar, où il suffisait de me replier dans la vielle ville pour être en adéquation avec mon imagination, ailleurs le rêve n’en était plus un. Je ne pouvais que réitérer l’expérience décevante de mesurer le fossé entre mon imaginaire littéraire et le réel. Particulièrement à Dunhuang, où le réel était la visite d’une douzaine des fameuses grottes bouddhistes désespérément sur-organisée par le département du tourisme chinois, alors que la littérature, c’était le récit de Peter Hopkirk ravivant l’exploration de ces lieux un siècle plus tôt. Sans doute n’aurais-je pas dû me laisser tenter par une visite guidée… Je n’ai pas pris d’images. Je n’ai pas non plus rencontré beaucoup de gens. Je dois reconnaître que ma déception fut partiellement causée par mon ignorance de la langue. J’ai toujours appris des rudiments de la langue du pays dans lequel je voyage. Cela a été le cas avec le russe, le farsi, l’urdu, le ouïgour… C’est un aspect essentiel du voyage. Aujourd’hui encore je continue à approfondir ma connaissance du népalais. Mais bizarrement je n’ai jamais appris plus que quelques mots de chinois. Cela me frustrait car mon ignorance maintenait les gens à distance. L’autre raison est sans doute le pays lui-même. Les seuls chinois anglophones que je rencontrais étaient des officiels. Et quant aux Ouïgours, les rares personnes désireuses de s’entretenir avec un étranger abandonnèrent bientôt, par crainte d’être suspectées d’activité illégale.
D’autres voyages
Entre 1996 et 2000, j’ai continué à voyager, au Népal, en Asie centrale russe et chinoise, en Iran, au Pakistan et au Tibet. Toujours avec mes chers livres en tête. Toujours avec une certaine idée de ce qu’est une belle image. Je cherchais un âge d’or. Je n’ai compris que plus tard, dans la postface qu’a consacrée Christian Caujolle, le fondateur de l’agence Vu’, à mon livre l’Usure du Monde, qu’« il n’y eut jamais d’âge d’or, sauf pour ceux qui savaient se l’inventer au quotidien. » À Samarcande et Khiva, je n’ai guère photographié que des faïences et des passants. À Boukara j’ai pris une image du cachot où les agents britanniques Stoddart et Connolly croupirent avant d’être exécutés. J’ai revu Kashgar deux fois. La deuxième fois je n’étais plus un voyageur solitaire. En 1999, la demoiselle qui avait mis en page mon premier livre était devenue mon épouse. Ma compréhension du voyage évoluait. Je continuais à nier l’époque où je vivais, mais dans une moindre mesure, presque en faisant semblant… Je commençais à vivre dans le présent, et à prendre régulièrement des images des gens que nous rencontrions, comme Sacha, ici dans le train reliant Moscou à Alma-Ata, où il nous nourrissait de vodka et d’écrevisses et nous récitait chaque soir Le Maître et Marguerite de Boulgakov pour nous endormir. L’extrait suivant du récit de ce voyage de 1999-2000 entre Istanboul et Katmandou par la route, publié en 2006, illustre mon déplacement du monde fantasmé vers le présent : « Le voyage n’est que la vie qui continue, mais ailleurs, mais la nôtre… notre vie juste débarrassée de sa pelure de confort, qu’on réinvente en bourrant nos escales de brèves habitudes, parfois si brèves qu’elles se déguisent en éclairs. Au bout du compte, ces jours ou ces années de route ne sont jamais qu’une fraction du temps qu’on nous a accordé sur cette terre, qui participe à la même émulation que l’avant et que l’après, et n’appartient à personne d’autre : il n’y a pas un autre soi du voyage. »
Donc les choses étaient en train de changer. De Kashgar nous avons rejoint le Mont Kailash en fraude en nous cachant à l’arrière d’un camion, puis Lhassa. J’ai pris de nombreuses images du Kailash, mais à peine une douzaine de l’éprouvant périple, et aucune du chauffeur du camion, qui risquait son permis de conduire à transporter ainsi des étrangers. Les choses changeaient peut-être, mais lentement. Je me sentais toujours ne faisant que passer, quittant les gens trop tôt. Loin de l’avertissement d’Henri Michaux : « Non, non, pas acquérir. Voyager pour t’appauvrir. Voilà ce dont tu as besoin. », j’accumulais : images, expériences, pays, regardant le monde en maintenant d’avec la réalité une distance de sécurité. Restant à la surface. Voyager de cette manière était devenu décourageant. À la fin des années 1990, en réalité, j’étais bloqué. En l’espace de six ou sept ans, j’avais traversé tellement d’endroits où j’aurais aimé revenir vivre une année, voire une vie ou deux… J’étais rempli de désirs. J’aurais préféré n’en avoir qu’un. On ne peut vivre partout. Et la seule vie dont je sois sûr est celle-ci. Il était temps de ralentir.
Ma décélération eut lieu au Népal. J’ai commencé à y revenir une ou deux fois par an, hésitant quant à ce que je voulais ou devais raconter avec mes images, me confrontant parfois à des problèmes sociaux. Il y avait beaucoup de raisons au choix du Népal. Ma familiarité d’avec le pays. Sa beauté, malgré la misère endémique. Le peuple népalais, amical et tolérant malgré l’étau social asphyxiant et les ressentiments ravivés par la guerre. La langue népalaise que je connais maintenant mieux qu’aucune autre langue asiatique. Un accès plus facile qu’en Asie centrale. Et finalement, des raisons intimes, cachées, dont je n’ai probablement toujours pas pris l’entière mesure.
La photographie pour langage
Tout a changé de façon radicale en 2001, à la suite d’un stage de photographie donnée par l’ancienne photographe de Magnum Lise Sarfati. Elle m’a littéralement dévoilé la boîte à outils qui dormait à l’intérieur de moi. Elle l’a ouverte devant moi et m’a montré comment l’utiliser. C’était comme si elle m’avait appris à parler. Je suis retourné au Népal avec ce langage « sur le bout de la langue », pour ainsi dire. J’ai redécouvert le pays, cette fois bien dans le présent. Nous étions au milieu de la guerre civile. Katmandou vivait pourtant en paix. J’y prenais des images de la vie quotidienne. Je parlais pendant des heures avec de jeunes Népalais à propos de leurs espoirs et de leur futur. Je prenais ensuite leur portrait dans l’intimité de leur chambre. Ces images étaient complètement nouvelles pour moi. Depuis, quoiqu’avec une lenteur ahurissante, imitant Sarfati quelque temps avant de me libérer de son influence, j’ajuste un langage photographique personnel, à la lisière entre documentaire et poésie.
Nicolas Bouvier
Entretemps j’avais fait la rencontre du chef d’œuvre de Nicolas Bouvier, L’Usage du Monde.
Quelques mots de contexte.
En 1953, l’écrivain suisse Nicolas Bouvier quitte Genève dans une Fiat Topolino retapée, pour un voyage sans esprit de retour avec l’Inde pour horizon lointain. Son ami, le peintre Thierry Vernet, l’attend à Belgrade. De là ils cheminent ensemble vers Kaboul avec pour tout luxe cette petite voiture et une lenteur qu’ils transforment en art. Vernet quitte Bouvier prématurément. Bouvier continue. Son voyage s’achève au Japon plus de deux ans plus tard. L’Usage du Monde raconte les dix-sept premiers mois de cette dérive émerveillée de la Suisse à la passe de Khyber, sur la frontière pakistano-afghane.
La lecture de L’Usage du Monde a eu sur moi des conséquences importantes. Pour paraphraser Nicolas Bouvier (« On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait. »), je pourrais dire que si je pensais que j’allais lire L’Usage du Monde, bientôt ce fut L’Usage du Monde qui me fit et me défit.
Après l’avoir lu, en partie en Iran sur une portion de la route qu’il décrit, je ne pus rien lire d’autre pendant quelque temps, et bientôt je ne pus plus rien lire du tout. J’étais à nouveau bloqué. Il y a chez Bouvier cette manière d’essorer chaque instant de bonheur jusqu’à la dernière goutte essentielle, et de conserver ce distillat dans les fioles de sa mémoire pour y puiser sa survie chaque fois que le bonheur n’a plus voulu être au rendez-vous… À cette aune-là, je percevais si violemment la catastrophe centrale que cela a dû représenter pour Nicolas Bouvier, d’avoir figé cette route dans une telle parcimonie de mots si faits les uns pour les autres, qu’il m’était devenu intolérable de n’être pas lui, au temps et au lieu qu’il dit.
J’avais ce livre à exorciser. Pour paraphraser Bouvier à nouveau, je devais me « défaire » de L’Usage du Monde, c’est-à-dire m’en débarrasser comme obstacle, et tâcher de le rouvrir comme compagnon de route. D’autres que moi ont eu la chance de pouvoir régler la question en tête-à-tête avec lui. Ce n’est pas mon cas. Nicolas Bouvier est décédé en 1998. A cette époque L’Usage ne m’avait pas encore complètement paralysé. Des années plus tard lorsqu’il était devenu urgent de décharger ce faix-là, tout ce dont je fus capable, Nicolas absent, fut un départ en voyage. Cette fois jusqu’au bout de la route. Il semblait bien que mon désir de cesser de ne faire que passer de pays en pays, et de me concentrer sur un seul endroit, allait faire l’objet d’un nouvel ajournement.
De novembre 2004 à août 2005, avec mon épouse et notre fille de trois ans, nous avons pris la route de L’Usage du Monde, en voiture, depuis la maison de sa veuve à Genève, en passant par la Yougoslavie, la Turquie, l’Iran, le Pakistan et l’Afghanistan. Nous avons voyagé sans coller aux guêtres de Nicolas Bouvier au lieu près, au cadrage près, au mot près. Et surtout pas, vaine et prétentieuse ambition, « sur les traces de Nicolas Bouvier », que le vent des routes a lissées depuis longtemps. J’ai travaillé au contraire à mettre à fleur de peau l’émotion que son ouvrage m’a procurée, et tenté de collecter un peu de cette poésie du monde qui lui était chère, pour enfin raconter notre propre voyage avec les outils appris de Lise Sarfati que j’avais faits miens au contact du Népal.
L’écriture de Nicolas Bouvier ressemble à un énorme exercice de d’érosion du moi, avec pour but rien moins que sa disparition. Il dit dans un entretien, je cite de mémoire, « si vous voyagez avec un ego surdimensionné, vous bouchez le paysage, et personne ne voit plus rien ». Il a travaillé à polir son écriture presque jusqu’à la transparence pour composer ce qu’il appelait ses « modestes icônes », si limpides qu’elle laissent filtrer l’invisible. C’est cela en tête que nous nous sommes attachés pendant 10 mois à rencontrer les gens que Nicolas Bouvier aurait pu rencontrer s’il avait fait le voyage en 2005 : artistes, exilés, paysans, simples gens…
Pour quelques heures ou quelques semaines, nous plongions dans l’épaisseur de ces vies, habitant dans les familles, en cherchant ce qu’il peut y avoir de miraculeux dans la frugalité et dans l’oubli… Ma relation à l’autre et à la photographie évolua encore pendant ce voyage. Le sens de la photographie n’était plus de coller mes propres versions de clichés sur des lectures d’adolescence, vidant le cadre de tout ce qui ne leur correspondait pas comme seule échappatoire à la tromperie du présent. Pas plus que le voyage n’était le support d’un travail photographique par exemple sur les changements survenus dans ces pays depuis que Bouvier les avait traversés. Moins encore essayais-je d’imiter Bouvier en quoi que ce soit. Il n’était qu’un déclencheur. Un déclencheur pour qui j’ai le plus grand respect, certes, mais pas un modèle. La photographie devint simplement le vecteur de mon propre imaginaire. Donc potentiellement de celui du lecteur. Dans ce processus, l’acte photographique n’a lieu que subsidiairement à la vie, à la fin du temps passé quelque part ou avec quelqu’un. Et s’il y a un risque qu’elle remplace ou entrave la vie, alors je préfère que la photographie n’ait pas lieu. C’est toujours le cas aujourd’hui.
Cela fut une révélation importante. Non seulement ma pratique était en train de changer, mais je découvrais aussi un rapport apaisé à l’échec et à l’idée de « ne pas faire ». Alors que par le passé je n’admettais pas qu’un voyage pût comporter une part de déception, j’étais désormais convaincu que le voyage ne commence à devenir voyage que lorsqu’on accepte la déception.
En revanche si la photographie a lieu, la séance ne dure jamais plus de quelques minutes. L’image est déjà dans ma tête. Je l’ai laissé prendre forme sans intervenir, simplement en était présent au monde.
Ce qui ne signifie pas que je considère la photographie comme la cerise sur le gâteau. Si la photographie entretient un lien avec le gâteau, il serait plutôt de nature allégorique : une relation dans laquelle je m’appuie sur le réel pour le faire dire plus que ce qu’il dit et devenir un révélateur d’émotions, de pensées, de beauté, de mélancolie, etc., qui peuvent encore entretenir un lien avec le réel dont elles sont issues, mais pas nécessairement.
Prenons par exemple cette photographie de ma fille Olga aux bains publics de Vranjé, dans le sud de la Serbie en février 2005.
Chaque lecteur peut en extraire de multiples interprétations. Ou non, bien sûr, mais supposons que oui. Sans légende, ce peut être simplement ce que c’est : une enfant dans une salle-de-bains. Et si l’image vous touche, elle peut parler de choses plus profondes, comme ce que c’est d’être une enfant de trois ans dans une pièce surdimensionnée, ou simplement parler de l’enfance. Si au contraire je signale où et quand l’image a été prise, elle peut prendre une dimension sociologique, architecturale, historique, documentaire, etc. Mais elle peut aussi parler du plaisir d’être en route. Et du point de vue de ma fille, elle peut lui rappeler des souvenirs, ou peut-être juste combien il est étrange d’observer son père nu un Leica dans les mains vous prenant en photo à travers un voile de condensation dans une salle-de-bains verte à deux mille kilomètres de la maison. Ce ne sont que des exemples. En réalité cette image parle de ce que le lecteur qui accepte d’y entrer laissera affleurer à son esprit. C’est à cela je crois que sert la photographie.
l’Usure du Monde
Le résultat de ce travail est un dialogue entre mes textes et mes photographies, publié en 2008 par le Bec en l’air à Marseille sous le titre l’Usure du Monde. Le besoin de régler mes comptes avec Nicolas Bouvier a toujours été absolument sincère. Néanmoins, ce n’est pas par hasard si en exergue de mon livre, j’ai placé cette citation de Bouvier : « Il y a dans toute entreprise une part de supercherie qui, une fois le résultat atteint, se transforme en vérité. »
À l’époque où j’écrivais je n’étais sans doute pas conscient de ce à quoi je faisais référence en choisissant cette phrase. Ou je ne voulais pas l’être. Mais je suspectais certainement que mon obsession pour Bouvier n’était pas la seule raison à ce voyage. Quoi qu’il en soit, près de dix ans plus tard il est maintenant clair qu’une de ses vérités était l’envie de réaliser le rêve que je n’avais pas osé accomplir en 1994 : faire en voiture la route entre l’Europe et Katmandou. Ce qui est de suite plus prosaïque et résonne moins comme une énième occasion de se prendre la tête.
Bien que nos deux livres se terminent à la passe de Khyber, ce n’est pas un endroit où trainer, surtout pas en 2005. Nous avons poursuivi jusque Lahore, passé la frontière indienne à Wagha, grimpé jusque Dharamsala et Manali, et puis franchi les trois cols à plus de 5000 mètres d’altitude vers Leh, la capitale du Ladakh, avant de rentrer à Delhi par Srinagar. Tout cela dans une voiture de série de chez Fiat. Le voyage avait duré dix mois. Nous étions exténués. Nous avons renvoyé la voiture par bateau vers Anvers et ironiquement couvert la dernière portion de route vers Katmandou en avion.
Lenteur, altérité
Ce fut un beau voyage. Nous avons rencontré des gens merveilleux. Certaines des images que j’ai prises alors me sont devenues des balises importantes. La relation triangulaire entre photographie, altérité et voyage y a gagné en maturité. J’ai eu la chance d’être publié par un magnifique éditeur de photographie. La conception du livre avec mon éditrice reste une des expériences les plus inspirantes de ma vie. Le livre fut apprécié et son tirage épuisé. Nous sommes toujours, cinq ans plus tard, fiers de ce que nous avons fait : un livre qui bonifie avec le temps et qui n’a pas besoin d’actualité pour être un livre.
Mais tout voyage a sa part d’ombre. La plus opaque reste la difficulté d’accepter la tristesse d’avoir quitté des gens que nous ne connaissions que depuis quelques semaines et avec qui nous venions de vivre un moment si intense et intime. Aujourd’hui encore je ne comprends pas ce qui peut justifier le chagrin et le trouble que nous avons ressenti et imposé à l’autre par notre décision de les quitter. Bien évidemment, le bonheur partagé aurait dû, devrait être une raison suffisante. Il ne l’était pas. Si nous étions heureux ensemble, pourquoi donc sommes nous partis ? Pourquoi ? Parce que nous étions en voyage, et pas eux. Voilà la vérité. Une vérité dont je ne pouvais plus me satisfaire. La nécessité de la lenteur est certainement la conviction la plus stable dont j’ai hérité de Bouvier. Elle est toujours valide. Je l’ai faite mienne. Mais avec un tel enthousiasme que même une lenteur comme celle de Bouvier dans l’Usage du Monde me semble encore trop rapide à présent. Notre voyage acheva de me persuader que si je voulais continuer à entretenir un rapport avec le monde et en dire quelque chose, ce ne pourrait être qu’en en creusant une aire réduite.
C’est alors que ce cristallisa ma conception actuelle du voyage, sous la forme d’une sédentarité provisoire dans l’ailleurs. D’où, un étrécissement de la route jusqu’à son abolition et à sa fusion avec son but : un ailleurs qui soit le lieu d’un échange véritable avec l’autre, égalitaire tant que faire se peut, destiné à grandir et à durer.
Un prétexte pour répondre à la route
À partir de 2006 je suis retourné au Népal, encore et encore, et exclusivement. Je me suis vu photojournaliste un temps. J’ai travaillé pour des ONG sur des sujets comme la famine dans l’ouest du pays, la reconstruction d’après-guerre, la réinsertion des anciens combattants maoïstes. J’ai couvert les élections de l’assemblée constituante et la naissance de la République. Ces images ne se vendaient pas à la maison, mais étaient parfois utiles localement, ce dont je tirais gratification. Mais pas assez. Si la photographie est certes capable de raconter les mutations d’un pays en s’efforçant de s’en tenir aux faits et en s’arrangeant comme elle peut avec le concept imprécis de vérité, j’ai compris plus tard que ce n’était pas mon travail. De sorte que j’ai abandonné toute velléité journalistique.
Ma relation au pays évolua elle aussi. Une amitié durable naquit avec un groupe de Népalais intéressés par la photographie. Chaque année à présent je donne un stage pour jeunes photographes népalais intitulé « photographing the everyday ». C’est un échange stimulant. J’apporte ma connaissance et ma pratique. J’ouvre un lieu de parole où j’essaie de leur donner des outils pour s’exprimer, ce qui n’est pas dans les habitudes des jeunes femmes et jeunes hommes népalais. Leur société est guidée par un ensemble de croyances religieuses et de contraintes sociales qui n’invitent pas à faire entendre sa voix, parmi lesquels le droit d’aînesse et le fait que chaque action ne peut qu’être vue comme la confirmation de ce qui a toujours été. Mais ici ils parlent, en mots et en images. Ainsi, en créant une série de photographies qui évoque la manière dont ils (se) voient (dans) leur environnement quotidien, et en discutant de leurs images ensemble, ils m’ouvrent leur cœur et leur intimité. Bien sûr il ne s’agit pas de me dévoiler les détails de leur vie privée, mais ils me donnent accès à une compréhension du pays qui me serait impensable si j’étais un simple voyageur.
De cette façon la photographie est effectivement un outil pour réinventer mon rapport à la route et à l’altérité.
En parallèle, pendant toutes ces années, je n’ai jamais cessé de prendre des images personnelles, bâtissant avec mon langage ma vision du Népal. J’ai progressivement senti que je parvenais mieux à documenter ce qui était en jeu en m’attardant sur ce qui gît dans la pénombre à côté des faits, ou en dessous, ou derrière, où dieu sait où dans leurs parages plutôt qu’en cherchant en vain à m’en tenir aux faits. Dans le rayonnement fossile de la réalité, en me laissant guider par ce qu’il y a de plus ténu dans sa lumière, j’observe lentement s’ouvrir un nouveau territoire, chargé d’une autre vérité, une vérité moins sûre d’elle, moins complaisante : un doute, en somme.
La photographie ne se limite alors plus à dire ce qui est. Il s’agit désormais plutôt de sonder obsessionnellement la banalité d’un quotidien où fusionnent individu et décor, avec une mise à disposition de soi suffisante pour y reconnaître les fragments de poésie qui voudront bien se laisser faire. En remplissant le cadre, et plus encore l’extérieur du cadre, de ces épiphanies du quotidien (ainsi s’intitule ma série népalaise), ce que la photographie permet alors, c’est de transposer l’ordinaire en sèmes apparemment insignifiants d’un langage qu’il faut bien accepter de ne pas comprendre complètement mais qui, image après image, trace les frontières d’un univers qui me soit plus recevable que le réel.
Enfin ! J’utilise à présent la photographie pour dire comment je vois le monde, plutôt que pour faire semblant de dire ce que je crois qu’on veut que je dise. Ce qui ne signifie pas que je tienne pour avérée la nécessité de cette narration. Cela reste au contraire une question quotidienne cruciale. Non que je ne me sente pas légitime de voir le monde avec mes propres yeux – mais rendre cette vision publique par le truchement de livres ou d’Internet, ajoutant tous les quatre ou cinq ans une centaine de nouvelles images aux milliards déjà disponibles, est un processus que je continue de voir comme une intrusion suspecte dans le silence. Je le fais cependant, parce que c’est ce que je sais faire, mais cela n’est certainement pas insignifiant ni bénin pour moi. En fait je le fais aussi parce que j’ai subséquemment compris que la photographie peut être aussi, et est aujourd’hui pour moi avant tout, une expérience thérapeutique de délestage qui m’aide à être dans le monde. Ce qui encore une fois n’est pas une raison pour alimenter le torrent d’images en y ajoutant les miennes. Mais au moins puis-je ainsi me cacher derrière la perspective de devenir un meilleur être humain par mon travail et, puisque mes livres trouvent vaille que vaille leur lectorat, derrière la justification de créer un petit espace où il est éventuellement possible pour d’autres de s’abriter de la brutalité du siècle.
Mais dès lors, la photographie a-t-elle à voir avec une vision du Népal ou juste avec une vision de moi-même ? J’aime cette question. Ma réponse actuelle est la suivante (mais elle évoluera certainement). La photographie est un prétexte pour être au Népal, ce qui est un prétexte pour formuler ma vision du monde, les trois faces de la médaille, si je puis dire, étant également honnêtes et importantes.
Le mot « prétexte » doit être compris non-péjorativement. Cette affirmation s’applique bien, par exemple, à mon livre sur la Belgique que le Bec en l’air a publié fin 2012, Brumes à venir. De 2008 à 2012, pour un jour ou un mois, j’ai effectué des dizaines de voyages en Belgique avec cette question à l’esprit : la Belgique existe-t-elle encore ? J’ai travaillé à rassembler des bribes de réponses à cette question. Mais bientôt j’ai compris qu’il ne s’agissait que d’un prétexte pour revenir en terre natale après dix années d’expatriation en France, et remuer l’humus de mes vingts ans pour voir s’il en restait quelque chose. Ainsi, mon intérêt pour la question documentaire que je soulève et profondément sincère. Elle est présente à mon esprit quand je travaille, mais se double rapidement d’une entreprise plus personnelle. Il ne s’agit pas de dresser une vérité contre l’autre, mais bien d’atteindre à l’alchimie des deux.
Il en va de même au Népal. Pourquoi le Népal ? Cela fait vingt ans maintenant. Pourquoi y revenir sans cesse ? La question n’est pas facile. On me la pose souvent. Parfois elle traîne entre mes pas et je me prends les pieds dedans. Pour réponse, des amorces de discours où il est question de la jeunesse, de son énergie un peu navrée, de sa résignation souriante, mais rien de probant. Du désordre. Ce « pourquoi » est un angle nébuleux de mon esprit. Mais retenant un instant ce mot de « désordre » et l’interrogeant, je m’aperçus qu’il régit un peu plus qu’un angle de ma tête. Je remarquai certaine adéquation entre mon désordre et le désordre gouvernant ces villes et ces villages et ce territoire tout entier où je reviens les saisons tournant. Ce territoire qui ne connaît pas le vide, où les rares arpents laissés vierges par la frénésie séculière ont été dressés de stèles – et qui me tranquillise.
Descendant de l’aéroport à chaque retour, dans le taxi, chahuté dans la confiture de trafic, le vacarme, la conduite inepte, l’azote et les nitrates, je me coule simplement dans un monde où j’étais déjà là, bercé dans l’ombre de son chaos. Un monde où je me sens reconnu. Un regard, un chien, des guenilles de mur, un lavoir, une coccinelle sur la vitre à demi baissée de l’automobile, une boucherie sur le trottoir, la convulsion d’un bus, la brûlure du thé… Je les reçois tels des dictames. La mort, la violence, la fièvre, l’air bruinant de poussière et de métaux, la surcharge de l’espace : rien ne m’offense. La question du temps enfin a reçu une explication cyclique, se trouvant ainsi épuisée de façon radicale, et d’un repos ! Je suis au bon endroit. Un endroit qui cherche son équilibre entre ordre et désordre, entre fiction et réalité.
Pourquoi le Népal, donc ? Pour la même raison que les routes de Nicolas Bouvier ou la Belgique : parce qu’une convergence de circonstances fait que j’ai trouvé là une réalité sur laquelle je parviens à m’appuyer pour créer des photographies qui m’aident à faire face au minuscule inconfort d’être un passager de cette Terre.
Photographie : Gatlang, district de Rasuwa, Népal, février 2015.
Série L’Explication, la paix, l’oubli.
Traduit par mes soins de ma version originale anglaise, en décembre 2013.
Je souhaite exprimer ici ma reconnaissance envers Jean-Xavier Ridon du département d’études francophones et Mike Heffernan, du département de géographie de l’Université de Nottingham (Royaume-Uni), sur la sollicitation de qui ces idées ont été rassemblées et ce texte a été rédigé.