L’appareil photo
Qui peut le plus…
Lorsqu’à 20 ans je me figurai qu’il était l’heure d’aller vérifier si le monde coïncidait avec ce qu’en affirmaient les livres, je partis avec un appareil photographique. Choix plus machinal que pesé, dont la pertinence ne souleva pas plus de question que la nécessité d’emporter un sac-à-dos. Presque pas un choix. C’était le Canon AE-1 maternel. Le cou ceint de cette amulette je fis le tour de l’Himalaya toute une année. Chemin faisant, aux 50 et 85 mm originels j’ajoutai un téléobjectif, un 28, un second boîtier… Bien trop de choses en réalité, mais je ne le sus qu’un million d’années plus tard. Le temps de comprendre en outre que j’étais incapable d’utiliser ces outils, non tant techniquement qu’humainement.
Personne ne m’avait enseigné comment me comporter avec un appareil photographique. Personne ne m’avait dit que le voyage, ce n’est jamais que le déplacement de moi, en congé de mon quotidien, dans le quotidien de l’autre – pour qui se faire photographier sans un mot par un inconnu peut être vécu comme une intrusion.
J’appris, donc. D’abord à ne plus diluer la rencontre avec l’autre dans mon empressement à photographier son réel. Et ensuite, qu’on est moins lourd avec moins. Je simplifiai : un petit boîtier, un 35 mm, 900 grammes film compris – et raréfiai le geste de déclencher. Je le reléguai au second plan, après la rencontre et la vie. Mais je l’assumai frontalement, abdiquant la distance de sécurité d’où je photographiais jadis.
Au bout d’un mois à manger riz et lentilles dans cette gargote de Katmandou, je parvins à dire à ce serveur : ce que je vis tous les jours ici me bouleverse, accepterais-tu que je t’y prenne en photo ? Une libération.
Pourtant l’appareil est toujours là, entre moi et le monde. Dès qu’il peut il se met en travers de mon voyage. L’ailleurs photographié est toujours d’abord modifié par le cadre posé autour de lui. Et ce n’est pas grave car le cadre, c’est le début du sens. De même, l’autre photographié voit toujours d’abord l’appareil, dont il se méfie ou face auquel il joue – puis éventuellement l’être humain caché derrière. Je le sais maintenant, et que ce n’est pas négociable. Mais cela non plus n’est pas grave, car ce qui est négociable, c’est l’ampleur de ce jeu ou de cette méfiance. Et ce qui est à créer, c’est le dialogue respectueux avec l’autre pour en fixer les modalités.
Sans oublier la possibilité de ne pas photographier…
Photographie : garçon, Jhochhen, Katmandou, Népal, 2001.
Série Épiphanies de Quotidien.
Article paru dans Trek Magazine n°157, août 2014 – Télécharger en pdf