L’ouverture


La profondeur du champ

Je faisais un voyage. C’est façon de parler, car depuis qu’un poète a suggéré que c’est plutôt le voyage qui décide qui fait quoi, je me méfie de cette notion de « faire un voyage ». Un peu trop sûre d’elle, cette idée. Mais enfin un voyage avait lieu, et j’étais dedans. Je revenais du pays des Limbus, dans l’est du Népal. Je marchais dans Ilam, agréable bourgade tirant sa prospérité de la culture du thé. Je ne cherchais rien de précis, ou alors une image qui pût dire cette imprécision.

Ma flânerie croisa celle d’un adolescent qui sollicita un peu de mon temps pour éprouver la portée de l’anglais que lui prodiguait l’école. La conversation s’emballa puis tarit. Il m’offrit alors de me guider autour de la ville par les plantations de thé. On croit toujours qu’on est ouvert à la rencontre. On clame qu’on est venu pour cela. Pourtant ma première inclination fut la méfiance et ma première pensée, qu’il finirait par me réclamer de l’argent pour prix de sa compagnie. On a beau avoir traversé un continent pour venir le voir, notre disponibilité à l’autre a les limites de notre confort. Une partie de moi aurait préféré marcher seul. Je ne répondis pas de suite : une image me fit signe dans l’entrée d’un immeuble. Le temps de la prendre et de ressortir, les garçons étaient à présent quatre et m’attendaient pour la promenade, ravis…

Les plantations était belles. Mon appareil n’y vit rien, mais eux, cela leur donna des idées. Ils se postèrent parmi les arbustes, seuls puis par deux. Prié de déclencher, je le fis sans les guider. Vint le tour de Santosh et Rakesh. Après quelques poses un peu guindées, ils m’oublièrent. Non, ils ne m’oublièrent pas, mais l’appareil entre nous ne fut plus un obstacle ni un enjeu. Ils n’étaient plus en train d’essayer de ressembler à ce qu’ils attendaient qu’une photographie montre d’eux. Ils étaient entrés en eux-mêmes, d’où ils émettaient un rayonnement qui remplissait la profondeur du champ jusque bien au-delà du visible. Dans cette profondeur, une image naquit. Je la reconnus. Elle était déjà en moi. Je n’eus qu’à valider sa présence. Régler sur la bonne ouverture mon propre diaphragme, être enfin présent à l’instant « au travers de » (dia) mes « retranchements » (phragma).

Et désormais, de la même manière que j’ai une tête, des mains, un cœur, etc., à égalité avec ces organes j’ai cette image (et quelques autres)…

 

 


Photographie : Santosh et Rakesh, Ilam, Népal, 2011.
Série Épiphanies de Quotidien.


Article paru dans Trek Magazine n°159, décembre 2014Télécharger en jpg