Mirko


Mirko encore. L’atelier pullulait de pastèques. J’avais fini de photographier, il ne s’agissait plus de cela. Ce qui me ramenait là, c’était un amour qui ne disait pas son nom. J’étais demandeur. Cet homme aurait pu être mon père, ou Nicolas Bouvier – plutôt Nicolas que mon père : et il se comportait avec moi tout comme j’imaginais que Nicolas l’eût fait si cela avait pu se produire : en mettant à ma disposition près de lui, tout en patience et subtilité, la place exacte qu’il pouvait consacrer à cette histoire nouvelle : avec une présence et une justesse dans les moments passés ensemble, entre lesquels s’installait une distance respectueuse mais résorbable à la première occasion.

*

Nous allions bientôt partir. Il était temps. J’avais envie de la suite, mais une envie fragilisée par une combinaison de temps, d’espace et d’humanité devenue familière et qui invitait plutôt à rester.

Marie avait achevé deux peintures et moi, un portrait de Tomislav. Une dernière visite à Mirko et je serais prêt. Je voulais l’enregistrer à l’harmonica, et saluer Milja dont il m’avait ouvert l’autre jour l’atelier, un couloir hanté par des cohortes de pantins qui vous regardent de profil et dont les plus intéressants sont dotés d’un vit monumental qu’un mécanisme approprié fait bander prodigieusement.

Milja avait dû s’absenter. Pour se faire pardonner ce rendez-vous manqué, il nous avait laissé un petit livre sur son travail. J’avais été touché par ce souci de ne pas accepter passivement cet échec. En réalité, quelques rencontres dont j’avais rêvé à Saïmichte n’eurent pas lieu : Milja donc, et Pedja, celui qui découpait les poupées et qui possédait son exemplaire de L’Usage en serbe. Et un pique-nique musical dans le jardin que Mirko avait promis… On les remit à plus tard. J’avais suggéré à Mirko que nous repasserions par là retour d’Inde, vers octobre, septembre… En attendant, cela le faisait bien rire que Nicolas me poursuivît jusqu’à placer sur ma route des lenteurs dont je me réclamais, mais qui m’agaçaient : Mirko avait bien compris que ces rencontres, c’était maintenant que j’en avais envie, et pas en septembre qui n’aurait peut-être jamais lieu. Pour se moquer il répétait : « Im September ! Pedja, Milja, Nicolas Buch ! Im Garten ! Im September ! Mit Musik !… ».

Quitter Belgrade est l’un des abandons les plus douloureux auxquels je me suis jamais vu contraint.

Septembre n’est jamais venu… À la place vint décembre, puis un autre mois de mars, mais Mirko n’a pas reparu.

 

 


Photographie : Mirko Sikimic, Saïmichte, Belgrade, Serbie, décembre 2004.


Extrait de L’Usure du Monde, Le Bec en l’air, 2008.