Photographie et critique
par Jörg M. Colberg
Ces derniers mois j’ai consacré beaucoup de temps à m’interroger sur ce que je fais. Plus précisément, j’ai beaucoup réfléchi au rôle de la critique dans la photographie contemporaine. Qu’est-ce que la critique ? À quoi est-elle censée servir ? À quoi voudrais-je qu’elle serve ? En quoi ces questions en influencent-elles ma vision ? Questions qui peuvent certes être prises pour une invitation à un nombrilisme compulsif, mais que personnellement je n’entends pas de la sorte. Fondamentalement, ce que je fais, je veux le faire bien et surtout, que ça ne soit pas vain. À mon avis, le métier de critique ne revient pas à reproduire l’argumentaire d’un communiqué de presse puis à y ajouter une description des photos dont il est question (ce qui n’engage que moi – le lecteur intéressé par la critique en général peut se reporter à l’ouvrage de James Elkins, What Happened to Art Criticism?). Cela étant, qu’est-ce que j’appelle alors la critique ? En quoi consiste exactement mon travail ?
Rares sont les jours où le milieu de la photographie ne sécrète son nouveau « scandale » ou son nouvel affront. Comme si Internet était devenu une machine à offenser, dopée aux anabolisants. Ne nous y trompons pas, ces scandales et ces problèmes méritent pour certains qu’on s’y attarde. Mais beaucoup ne le méritent franchement pas, pour tout un éventail de raisons. Les uns et les autres ont cependant ceci en commun que la question de leur finalité n’est jamais mise en débat. En soi, la fin ne justifie pas nécessairement les moyens, bien sûr. Mais quand on ne trouve foncièrement que dogmatisme au cœur de certains scandales, l’exercice entier en devient vain (sauf pour ceux à l’origine du tapage, qui en profitent pour marquer des points à moindre frais). Et je suis particulièrement frustré, dois-je admettre, de constater que la plupart de ces scandales ne débouchent jamais vraiment sur aucune résolution d’aucune sorte.
Voyez le World Press Photo, et leur tragédie annuelle, façon « Jour de la Marmotte », autour de la manipulation photographique. On croirait qu’ils auraient intérêt à éviter de reproduire la même discussion inutile chaque année. On me reprochera certainement de tenir ces discussions pour stériles. C’est vrai, la question de la manipulation de l’information est de première importance. Mais si c’est pour subir la même discussion chaque année sans que rien ne change vraiment, alors à quoi bon ? On peut se poser la question.
En principe, la critique devrait, sinon atteindre au fond d’un problème, à tout le moins tenter d’y parvenir. Je pense que la critique est bonne lorsqu’elle ouvre des perspectives, sans nécessairement fournir de résultats. Après tout, les choses sont bien trop complexes pour qu’un critique soit capable de résoudre un problème à lui seul. Des lecteurs me disent parfois que je pose des questions pertinentes mais qu’ils attendraient de ma part des solutions. Effectivement, si j’avais ces solutions je les leur livrerais peut-être. Pour autant, je ne pense pas que donner toutes les réponses soit le rôle des critiques.
Il en va de même des photographies. Les bonnes photographies sont celles qui soulèvent des questions et ouvrent de nouvelles perspectives de pensée ou d’émotion – pas celles qui confirment ce qui existe. Devant une œuvre, devant toute œuvre en réalité, ma principale question est : que me dit-elle que je ne sache déjà ? Suis-je en train d’apprendre quelque chose ? Suis-je incité à estimer la pensée établie ou l’émotion standardisée à l’aune de ce qui est placé devant moi ? C’est le plus grand défi de la photographie, puisqu’à partir du moment où l’on place un appareil devant le monde, tout est déjà là. Comment y faire entrer ce qui n’est en quelque sorte pas dans le cadre ? Comment photographier une émotion ?
Cela ne surprendra sans doute pas grand monde, mais la photographie que je déteste le plus est celle qui me dit très précisément que penser. C’est casse-pieds. Pour commencer, je n’aime pas qu’on me dise ce que je dois penser. On me dit de penser comme ceci ou comme cela et moi, je penserai n’importe comment sauf comme ceci ou comme cela. Mais ce qui importe plus, c’est qu’on ne gagne rien à imposer ses réactions à un public. D’accord, je dois préciser : on ne gagne rien sur le plan artistique. Sur tous les autres plans, cela peut rendre un projet photographique très populaire, dont le livre se vendra très bien. Là aussi donc, la critique est nécessaire, pour examiner s’il existe des passerelles entre succès commercial et succès artistique (il en existe souvent – ça saute aux yeux dans des cas comme, mettons, Annie Leibovitz, mais en creusant, on retrouve ces enjeux dans le monde de la photographie artistique).
J’essaie au possible d’éviter d’introduire des concepts hors-sujet dans les discussions sur la photographie, néanmoins la critique, quand elle est réussie, devrait atteindre à ce qui me semble exister dans le bouddhisme zen sous le nom de satori. En particulier, je suis fasciné par l’idée de vision soudaine. En photographie, cela pourrait se traduire par « compréhension soudaine » (peu importe de quoi), ou par l’intuition d’une façon complètement différente de regarder une chose, une façon qui élargisse tout d’un coup la vie, quelque modestement que ce soit. La question que j’ai posée plus haut – que [la photographie] me dit-elle que je ne sache déjà ? – se trouve alors légèrement déplacée, comme ceci : ai-je le sentiment que ces photographies pourraient m’offrir une occasion de voir le monde différemment ? On ne le sait pas forcément à l’avance (si l’on sait déjà, ou plutôt pense savoir, que la réponse est oui, il est à craindre que l’œuvre ne soit que normative). Il s’agit de sentir les choses. La tâche de la critique est alors d’essayer de transposer ce sentiment en mots.
Une bonne partie de ma pensée a évolué ces dernières années, souvent progressivement, mais en bien des cas de façon drastique. J’ose croire que lorsqu’on se confronte à l’art, c’est ce qu’on peut espérer de mieux. Ce qui n’a pas changé en revanche, c’est ma certitude que la critique a un rôle vital à jouer dans le monde de la photographie contemporaine. Cette certitude est même plus forte que jamais. Et c’est finalement une de ces activités presque impossibles à exercer, tant chaque nouvelle critique est un nouveau sommet à gravir, immense et raide.
Ce que chacun tirera de ce qui précède, je n’ai aucun moyen de le savoir. Ce n’est qu’une tentative de mettre en mots les mobiles de ce site Internet et des autres activités qui y sont liées, avec l’espoir d’en clarifier peu ou prou l’ambition à long terme.
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Frédéric Lecloux en juillet 2015.
Article original de Jörg M. Colberg paru le 13 juillet 2015 sur Conscientious Photography Magazine.