Pour un retour aux blogs


par Jörg M. Colberg

Un article récent au sujet des changements programmés dans le fonctionnement d’Instagram (1) m’a fait réfléchir à la photographie en ligne et aux blogs. Je ne suis pas sûr que tout le monde sera d’accord, mais il me semble que la culture de la « bulle » entretenue par la Silicon Valley porte de plus en plus préjudice à la photographie sur Internet. Apparaissent constamment de nouveaux sites et de nouveaux outils censés « changer la donne », outils auxquels chacun est prié de s’adapter s’il ne veut pas être « hors du coup » (ou quelque autre attribut pompeux en usage dans la novlangue commerciale). Ces outils ou sites sont ensuite « mis à jour » régulièrement jusqu’à perdre la dernière once de ce qui les avait rendus intéressants à leur lancement. Ce à quoi réagissent les habituels articles selon lesquels ce même outil ou site, qui était tellement indispensable il y a quelques mois encore, est désormais « dépassé », mais qu’il existe à présent tel nouvel outil ou site sur lequel tout le monde devrait se pencher. La boucle est bouclée.

Que celui qui trouve cela trop pessimiste prenne juste l’exemple de Flickr. Je n’ai jamais été un grand adepte de ce service, mais je connais nombre de gens qui le furent (et le sont peut-être encore), et qui ont été atterrés par le rachat du site – et de facto son anéantissement – par Yahoo (une société pour qui du reste l’heure est grave). En dix ans à peine (ce qui n’est pas si long, tout bien considéré), le monde en ligne a extraordinairement changé et les photographes font ce qu’ils peuvent pour s’y accoutumer. À l’instar d’une sorte de cirque itinérant, lils se sont déplacés d’un site à l’autre et à l’autre pour, en gros, parler de photographie ou partager leur travail.

Honnêtement je ne sais pas comment un photographe sérieux peut justifier l’investissement d’encore plus de temps dans un énième outil en ligne alors que tous les précédents ont fermé boutique. Et comme j’approche des cinquante ans, j’ai aussi de plus en plus de mal à voir pourquoi je m’inscrirais sur un site clairement destiné aux adolescents (comme Snapchat), conçu et programmé par des gens guère plus âgés, et par surcroît majoritairement masculins et blancs. En 2010, Zadie Smith avait écrit un très bon article à propos de Facebook où elle s’intéressait à certains de ces aspects – si ce n’est pas encore fait, c’est peut-être le moment de le lire.

Il y a dix ans les blogs faisaient fureur. Je suis heureux d’avoir pris part à ce qui se passait alors, principalement parce que vivre et participer à l’excitation générale qui existait parmi les blogueurs était formidable. À l’époque ma crainte majeure était que les gens, poussés par les entreprises des nouvelles technologies, délaissent leur blog individuel pour rejoindre des sites à contrôle centralisé, et que l’essentiel de cette excitation retombe, en partie car les choses deviendraient beaucoup plus homogènes. C’est exactement ce qui s’est produit une fois que Facebook s’est imposé.

En un sens, lorsque j’ai démarré mon blog, la plupart des photographes tenaient à jour ce qu’on pourrait voir comme leur propre proto-Instagram. Écrire sur les images des autres ou partager des liens était une aberration. Au lieu de quoi beaucoup postaient leur propre travail, une image à la fois. Les filtres, au sens de pouvoir a jouter quelque chose à l’image une fois postée, n’existaient évidemment pas. Les gens utilisaient encore beaucoup d’appareils argentiques, souvent en plastique, lesquels créaient dès à l’intérieur de l’appareil cette sorte d’effets étranges qu’on applique désormais avec un « filtre ». Et pour le lecteur il ne s’agissait pas simplement de faire défiler la page d’image en image ou de naviguer d’un photographe à l’autre, mais sur chaque image il y avait des choses à dire. Il était bien plus difficile de se borner à consommer des images. Et un photographe donné n’était pas juste un nom sur une image dans un environment où tout se ressemblait.

Un autre aspect auquel je pensais il y a dix ans est que, tout comme aujourd’hui, les blogueurs donnaient à leur site une identité unique, chose tout à fait incompatible avec ce que souhaitent les entreprises. À nouveau c’est exactement ce qui s’est passé avec Facebook. On peut être sur Facebook (je n’y suis pas), mais je n’ai jamais entendu parler de personne de connu grâce à son profil Facebook.

L’uniformité imposée sur les sites créés par les entreprises, et les changements apparemment aléatoires qu’elles y apportent (et qui font sans aucun doute sens pour elles), sont l’exact opposé de ce qui rendait, et continue de rendre, les blogs formidables. Pendant un moment j’ai accepté l’idée que les blogs avaient peut-être atteint leur point culminant. En fait, les blogs eux-mêmes faisaient partie d’une bulle, clairement surévaluée, de sorte que le simple fait de réfléchir à leur sujet donnait l’impression de se regarder le nombril, ce dont je ne suis pas friand.

Mais contrairement à tous ces sites qui sont arrivés avant ou après les blogs (Livejournal, Myspace, Flickr, Facebook, Instagram, etc.), le blog est finalement le seul de ces outils qui fonctionnait tout aussi bien alors qu’il le fait aujourd’hui (la machinerie qui tourne en arrière-plan est de loin plus performante aujourd’hui, mais le principe générale et l’organisation ont à peine varié). Dans cet article auquel j’ai fait référence plus haut, Eric Kim est cité en ces termes : « j’aimerais passer plus de temps à tenir mon blog ».

La dernière chose que je souhaite avec cet article est de passer pour celui vient dire : « je vous avais prévenus ». Au contraire, m’étant moi-même beaucoup investi dans des blogs sur la photographie, j’ai pensé qu’il pourrait être utile de simplement souligner que nous avons le choix : nous pouvons courir après la dernière mode éphémère ou adhérer à la dernière connerie techno sortie de la Silicon Valley. Ou non. Et vraiment, cette réflexion sur les blogs n’a pas du tout pour but de regretter le bon vieux temps. Je pense qu’à présent nous en avons vu assez pour distinguer ce qui est utile à la photographie de ce qui ne fait qu’augmenter le bruit (et l’argent qui entre dans les coffres des entreprises).

Ne nous y trompons pas, il reste bon nombre de blogs en ligne. Certains sont anciens, d’autres sont apparus récemment, après ces terribles débats sur la fin ou non des blogs (2). Je passe beaucoup de temps chaque semaine à en consulter. Ils couvrent de nombreux domaines, de la critique intelligente d’expositions aux discussions sur la photographie dans un style très académique ou agréable et intelligent, en passant par l’exporation des entrailles du photojournalisme et/ou de la photographie documentaire, et bien d’autres encore. Je pense que j’aurais du plaisir à visiter plus de blogs comme ceux-là. Et j’aurais aussi du plaisir à voir les photographes réinvestir la création de leur site Internet pour en faire un lieu personnel, plutôt que de n’être qu’un nom parmi d’autres sur le site soporifique de je ne sais quelle entreprise.

En fin de compte le sujet de cet article n’est pas de savoir quel site utiliser ou quel outil est cool. Je suis sur Instagram, et j’y prends du plaisir, tant que ça existe. Depuis le temps relativement court que j’y suis, ils ont déjà changé le site plusieurs fois. Ayant passé une période dans cette branche il y a quinze ans, je ne peux qu’imaginer les rouages qui se mettent en marche dans la tête des ingénieurs informaticiens et des commerciaux pour trouver comment « améliorer l’expérience utilisateur ». En réalité la plupart des gens semblent apprécier ce site non pas nécessairement parce que c’est l’outil informatique idéal, mais pour ce que propose cet outil peut-être pas si idéal : pour le genre de choses dont il vous abreuve et dont vous n’auriez jamais eu l’idée. Est-ce que je veux me limiter à ne voir que les contenus de mes « amis » (quoi que l’entreprise puisse penser du sens du mot « ami ») ? Oh que non ! Je veux voir des trucs dingues sortis de nulle part ! Mais ce n’est peut-être pas le cas de tout le monde. Peut-être que ce à quoi les gens aspirent, c’est à une uniformité sans âme.

La clef de tout cela c’est de savoir qui est aux commandes. Si vous êtes heureux d’être passager, et de devoir changer de véhicule généralement au moment où vous avez fini par vous installer un peu confortablement, alors ne quittez pas la bulle de la Silicon Valley. Si ce n’est pas ce que vous souhaitez, alors revenir au blog vous donnera probablement plus de pouvoir de décision. Si vous voulez changer votre blog, c’est vous qui le faites, pas quelqu’un qui décide à votre place qu’à partir de demain vous verrez les choses différemment, désormais classées de la manière qui arrange le mieux les annonceurs et les actionnaires.

Et honnêtement, je trouve pénible que finalement, ce qui est supposé être une affaire créative (faisons semblant que toute photographie est de l’art) soit partagé et discuté à l’aide d’outils qui sont tout sauf créatifs. Des outils faits pour enrichir un tout petit nombre de directeurs d’entreprises. Des outils au service des annonceurs.

Le message à retenir de ceci, n’est-ce pas en fin de compte que dans ce monde de la photographie il ne s’agit que de cela ? Le résultat ? Le succès, ce qui signifie ici qu’on parle de vous pendant ce bref instant où un lien est cliqué ? De créer des « controverses » sur Twitter où cinq personnes parleront pendant dix minutes de tel « problème » dans un fil incompréhensible à celui qui n’en fait pas partie ? De « stratégie de marque », et toutes ces conneries entrepreneuriales ? Où la photographie devient plus une affaire de savoir comment placer, comment vendre ses images et attirer des clics, que de les faire ? Est-ce là ce que nous voulons ?

Je ne sais pas pour vous, mais moi, certainement pas.

 

 


(1) Texte en anglais seulement, comme tous ceux auxquels renvoient les liens de cet article. (Ndt)
(2) Le lecteur que ces débats intéressent trouvera une matière abondante en tapant simplement « la fin des blogs » dans un moteur de recherche. (Ndt)


Traduit de l’anglais (États-Unis) par Frédéric Lecloux en mars et avril 2016.
Article original de Jörg M. Colberg paru le 21 mars 2016 sur Conscientious Photography Magazine.