Quand les photos ont l’air de photos faites pour avoir l’air de photos
Par Jörg M. Colberg
Dans mon travail de critique, il m’est arrivé récemment de parler de certaines photographies en tant qu’elles étaient faites pour avoir l’air de photographies. Une forme de critique un peu absurde au premier abord, tant une photographie a toujours l’air d’une photographie. Ce que j’essaie d’établir va chercher un peu plus loin, ou peut-être, devrais-je dire, va chercher ailleurs. Mon principal problème avec les photographies faites pour avoir l’air de photographies, c’est qu’elles n’ont généralement pas été faites avec l’intention que cela se sente, de sorte qu’elles manquent de la plus élémentaire crédibilité.
Ce sera peut-être plus clair avec un exemple. L’image qui a remporté le prix Taylor Wessing 2015 est à mon sens tout à fait archétypale d’une photographie faite pour avoir l’air d’une photographie. La situation est invraisemblablement inconfortable. Les gens ne s’assoient pas, ni n’agissent ni ne posent de la sorte (du moins ceux que je connais). Ils ne font pas de telles choses à moins qu’on ne le leur demande, auquel cas l’image qui en résulte a l’air d’avoir été faite pour que cela se sente – image qui, cependant, ne ressemble pas à ce qu’aurait vu quelqu’un qui serait tombé sur cette scène par hasard. Cette photographie est une construction narrative bien trop consciente de ses propres conventions et de ses propres artifices. Elle suinte les injonctions du genre « toi tu t’assois là et tu cales ta tête comme ça, toi tu t’assois là-bas… ». Elle est tout en artifice, et très peu artistique.
La photographie a cela de singulièrement problématique qu’elle porte en elle ses propres artifices d’une façon si étrange. En peinture c’est plus évident. Quand on regarde une peinture, on voit l’artifice. On voit la matière, la surface, les textures, mais on parvient à les dépasser parce que c’est une peinture. En photographie c’est loin d’être aussi simple. Une photographie n’a aucune surface, de sorte qu’il n’y a rien à voir par-delà. Une photographie aussi est tout en artifice. Mais comme ce que nous voyons est un moment figé, qui représente en général, au moins à l’origine avec fidélité, ce qu’on nomme la réalité, le rôle de l’artifice n’est pas aussi flagrant, sauf si on nous le met sous le nez.
Tel serait donc l’enjeu pour certains types de photographie : dépasser l’artifice. Mettez quelqu’un face à une chambre photographique pour faire un portrait, et la principale difficulté se trouve exactement là : comment donner l’impression que ce dispositif entièrement construit et artificiel nécessaire à la prise de vue n’existe simplement pas ? C’est extrêmement difficile. Il suffit d’un tout petit décalage pour que le spectateur le remarque. Ce qui est en fait pire qu’un ratage complet où rien ne fonctionne. Quand les choses sont légèrement décalées, le résultat laisse à penser qu’on a voulu faire une image, bon, qui n’a pas donné ce qu’elle aurait dû. Ça sent l’effort. Les intentions transparaissent. L’échec artistique aussi.
Les images qui semblent n’avoir coûté aucun effort sont souvent le fruit d’une quantité de travail considérable. Le talent ne consiste pas tant à ce qu’elles paraissent n’avoir coûté aucun effort, mais mais bien d’y parvenir malgré la somme d’effort qu’elles ont coûté. En général ça ne se commande pas. Il s’agit plutôt de se laisser porter par le cours des choses. Et il faut continuer à croire qu’au bout de cet espèce de long tunnel, on sortira avec des images qui agiront comme on veut qu’elles agissent.
Ceci suppose bien sûr de savoir comment l’on veut que ses images agissent. Ce qui est tout aussi difficile. On sait qu’on veut prendre une image, mais si on ne sait que cela, eh bien, il y a des chances pour que le résultat soit une image qui ait l’air d’avoir été prise pour que cela se sente. Ce n’est pas pour autant qu’il est impossible d’échapper à ce piège, dans certaines circonstances.
Gregory Crewdson a fait une belle carrière avec des images qui ont parfaitement l’air d’avoir été faites pour ressembler à ce qu’elles sont. À mon avis, pour quelqu’un qui n’a jamais vu un film hollywoodien et qui n’est pas imprégné d’une vision somme toute superficielle du drame psychologique, les images de Crewdson doivent être une sorte d’équivalent photographique des peintures de Thomas Kinkade (1). Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui remplisse ces deux critères, mais le jour où, je ne manquerai pas de lui soumettre cet avis.
Il y a aussi les pixels triturés et les natures mortes ironiques du New Formalism. Tout ça est très beau, et par les temps qui courent ça peut mener loin, particulièrement auprès d’un grand nombre de conservateurs de musées.
La vérité c’est que la photographie est intéressante à cause des limites inhérentes à ses propres artifices. Mais faire de ces limites le point focal de son travail, intentionnellement ou non, cela n’a pas d’intérêt. Ça ne marche pas, quelque soit le sens qu’on donne à l’idée d’art (à moins qu’on ne mette la barre artistique très bas). Aucun défi. Aucune imagination à l’œuvre. Pas le moindre « et si ?… ».
La question c’est : comment faire pour que mes photographies produisent quelque chose qu’elles semblent ne pas pouvoir produire ? Comment y parvenir dans tous les cas ? C’est là où ça devient excitant. C’est là où réside le plaisir – où les aspirations entrent en jeu, où il ne s’agit plus de répondre à ses propres attentes, mais de repousser ses limites et celles de son médium.
Il faut des aspirations pour faire des photographies. Chaque fois que quelqu’un vous dit que « ça a déjà été fait », il faut pouvoir lui répondre : « je t’emmerde, je vais te montrer ! ». Pareil chaque fois que quelqu’un affirme qu’il y a trop de photographies : « je t’emmerdre, je vais te montrer ! ».
Faites en sorte que les gens veuillent regarder vos images parce qu’elles sont carrément bonnes. Pas parce qu’elles sont ironiques, ou spirituelles, ou ego-centrées, ou je ne sais quelle autre de ces conneries superficielles avec lesquelles on nous bassine en ce moment.
J’ai déjà abordé à plusieurs reprises le très décrié selfie. Il est facile de s’en moquer. Mais la plupart des selfies sont en fait plutôt pas mal, parce que leurs auteurs les prennent sans la moindre peur. Où d’autre peut-on voir une si rafraîchissante absence d’anxiété en photographie ces temps-ci ?
Laissez donc tomber votre anxiété. N’ayez pas peur de vous planter, encore et encore, jusqu’à ce que ça ne soit plus amusant du tout. Tant que ça reste un peu amusant, tant que ça ne fait pas vraiment mal, vous n’êtes pas au bon endroit. Qu’est-ce que ça peut faire si vous avez des milliers de négatifs ou de dossiers sur votre disque dur pleins de mauvaises images – tant qu’au bout du compte, il y en a quelques unes de bonnes ?
En d’autres termes, « assez bon » n’est jamais bon assez. Une image « assez bonne », du genre qui a l’air d’avoir été faite pour donner cette impression-là, ne peut être bonne assez. Ce qu’il faut, c’est une image qui donne l’impression que vous avez eu la chance incroyable de tomber dessus, quand bien même vous auriez passé un temps fou à la faire.
(1) Pour le lecteur qui, comme le traducteur, n’avait jamais lu le nom de ce peintre avant de lire cet article, voici deux références (en anglais) :
Le site de Thomas Kinkade, thomaskinkade.com.
Un article du Guardian suite au décès de l’artiste en 2012, http://www.theguardian.com/artanddesign/2012/may/09/thomas-kinkade-dark-death-painter.
(Ndt)
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Frédéric Lecloux en décembre 2015.
Article original de Jörg M. Colberg paru le 7 décembre 2015 sur Conscientious Photography Magazine.