Qui l’encre, qui le texte ?
C’est un souvenir imprécis.
Vue frontale. Noir et blanc. Un homme est assis derrière une table. C’est un film. Sur la table, un encrier, du papier, une plume. Il trempe la plume dans l’encrier. Il écrit. Quoi ? Je ne sais plus. Ni même si le spectateur le sait.
Il écrit. Aucun doute là-dessus. Dans mon souvenir, on voit la plume diviser la feuille en boucles d’écriture. En gros plan. Macrophotographie. Ou pas tout de suite ? Ce n’est pas à exclure. La caméra nous laisse peut-être attendre avant de s’approcher. Peut-être aussi passe-t-elle parfois derrière lui avant de s’en retourner de face. Ou bien rien ne bouge. C’est très possible. Je dirais que c’est un plan-séquence, à moins que le temps ne m’ait gommé le montage. Ce souvenir a vingt ans. Incapable de me rappeler si l’on peut lire ou non ce qu’il écrit. Ça changerait peut-être tout. Peut-être écrit-il des mots venant exactement contredire les miens.
De ceci non plus, il ne me souvient pas : pleut-il dès le début ? Sinon subsiste la notion d’un temps où l’on pouvait écrire sans se faire arroser, et le corollaire que ce temps revienne.
Car il pleut maintenant. La table, l’homme, l’encrier et la plume : sous la drache (1). Étaient-ils donc dehors ? Soumis au hasard et aux vents ? Le spectateur le sait-il ? À l’extérieur ? Dans un jardin ? Ou pleut-il dans une maison ? Cela se pourrait : en Belgique, il peut très naturellement pleuvoir dans une maison. Une maison ordinaire, pas un taudis. Vraiment, ce souvenir n’est pas précis. Mais il pleut, oui, ça, c’est sûr.
La pluie ne semble avoir aucune influence sur le comportement de l’écrivain. C’est très beau. C’est là le sujet du film. Enfin, je crois. C’est en tout cas pour cela que j’essaye de le raconter. À cause de cette beauté-là. Sinon, des souvenirs imprécis, j’en déborde, mais peu qui me font ça. Et peu qui s’offrent une résurgence avec la régularité de celui-ci. Une onde tenace. Rien de foudroyant. Une émotion brumeuse et lentement figeante. À y repenser, du moins à essayer d’y repenser, cela me glace et me rassure à la fois.
Aucune influence sur le bonhomme donc, cette trombe d’eau. Comme ça, sous la flotte, il continue d’écrire et, à présent, monde fermé. S’il y avait un prétexte réel au début du film, un contexte, un jardin, une cour, que sais-je ? La pluie les a abolis, a tout clos en elle. Plus de hors-champ. Ou plutôt, toute pensée du hors-champ maintenant pleut.
Ce qui est certain aussi, c’est que le pigment qui géographie la feuille n’est pas du graphite de crayon, de la mine de plomb, de l’encre dure de stylo à bille ni du citron sympathique. Facile à dire, certes, on pouvait voir l’encrier. Oh ! Et si je revoyais le film et que point d’encrier ? Cela serait singulier, assurément. Non, il est là, j’en suis sûr, plein de vraie encre de Chine, lourde et fluide, admirable encrier. Il pleut dessus aussi, forcément, et dedans. L’encre s’allège de pluie.
Je ne visualise plus l’homme en revanche. Si j’essaye vraiment, c’est mon père. Évidemment ce n’est pas lui. Mon père n’a pas joué dans ce film, que je sache. Je distingue seulement un peu ses cheveux qui dégoulinent, et sa main qui ne cesse d’écrire, sous la pluie. Et de tremper la plume dans l’encrier, sous la pluie. Je ne sais plus qui a réalisé ce film. Broodthaers ? Mariën ? Pas Scutenaire, il me semble. Quoi qu’il en soit, je dirais que c’est son impassible acteur qui s’est mis lui-même en scène.
L’histoire de ce film ne se déroule peut-être pas du tout comme ça, mais c’est ainsi que je me la rappelle. Le type tout trempé continue d’écrire. Et la pluie interprète, en temps réel dirait-on aujourd’hui à l’ère du temps fictif, son écriture. Qui devient dessin. Un homme écrit sous la pluie, c’est l’action, et on voit l’encre de Chine fomenter un paysage. Voilà. Qui pourrait être chinois lui aussi. C’est en tout cas l’image qui me vient en essayant de retrouver ce paysage : une montagne dans la brume, un arbre. Cette photographie de Marc Riboud. Quelle étrange analogie. La Belgique est pourtant tout le contraire de la Chine. Tiens, et si les gouttes n’éclataient pas directement sur le papier en gerbes mais ruisselaient de ses cheveux lentement, le paysage serait-il différent ? Je ne me souviens pas d’avoir songé à cela à première vue. Trop tard maintenant pour savoir.
La pluie transforme les méandres raisonnés des graphèmes de l’homme en dessins aléatoires tendus de non-intention. Elle décide de tout. Et si ce n’était pas de la pluie ? Ça non plus je ne me l’étais jamais demandé. Par exemple un gosse qui urine ? Diantre, quel jet. Mais non, en Belgique, les gosses n’urinent pas sur les gens. L’écrivain poursuit. Imperméable. Son projet d’écriture devient de plus en plus libéré de l’idée de projet. Si l’acte d’écrire était lié à la fabrication d’un sens, il est à présent enfermé et dissous dans l’idée de pluie. Dilution, candidate à davantage de dilution. Chaque goutte altère l’encre épouvantablement. Langage de méduse écrabouillée, de coupe longitudinale de rognon de veau.
Plus aucune idée de la fin. Ça pourrait continuer longtemps. Qu’il ne cesse jamais de pleuvoir. Et qu’il ne soit plus possible jamais d’écrire une seule ligne sans que la pluie s’en mêle et n’en fasse de la détrempe de méduse. Il y avait la solution de s’abriter, mais s’il se met à pleuvoir aussi à l’intérieur des maisons, elle devient caduque. Il faut l’admettre : il pleut totalement.
Il me semble avoir vu plusieurs fois ce court-métrage de pluie. Ce devait être au Musée d’Art Moderne de la ville de Bruxelles. Mais comment savoir ? C’était il y a vingt ans. Sur un écran de télévision, étage moins huit, près du mobile de Calder, entre une casserole de moules et un tableau de coquilles d’œufs qui se décollaient. (Je me suis toujours demandé si on balayait à mesure ces tessons de calcium déchus, si on les refixait à l’œuvre, ou si l’œuvre elle-même consistait à ce qu’ils tombent.) Je n’ai pas cherché à revoir ce film, même si je suis retourné au Musée. J’y ai pensé, je crois, mais comme j’y allais pour voir les Spilliaert et qu’ils les avaient déplacés, je me suis égaré, et quand mon égarement m’a mené devant les œufs, j’étais au moins quatre. Et je n’ai pas trouvé d’étage plus négatif. Il existe pourtant, ce moins huit, j’ai vérifié. Bizarre…
Difficile de dire ce qui est le plus beau : l’encre chorégraphiée par la pluie ou l’immobilité du Belge ? Inséparables à présent.
Et aujourd’hui, des imbéciles veulent savoir qui est l’encre, qui est le texte, qui la pluie, qui le lavis – et tout démêler. Mais c’est un joli brouillard. Inextricable. Et comme ils n’y voient plus rien et ne se reconnaissent plus, ils veulent déchirer la feuille.
Le Belge, lui, pas compliqué, voulait écrire tranquillement sous la pluie. Au lieu de ça, on lui déverse aux oreilles une geste contradictoire en stéréophonie, une vérité à gauche, l’autre à droite. Il n’a pas envie d’entendre, moins encore d’écouter ce bobard institutionnalisé où chacun serait le salaud du voisin. Il préférerait par exemple rire un peu. Mais on l’oblige, mains et mollets arrimés nus à la chaise de torture.
Ta langue n’en est pas une. Tu as collaboré. Tu me coûtes la peau des fesses. Tu es arrogant. Tu as envoyé mes aïeux à la boucherie dans une langue qu’ils ne comprenaient pas. Je ne t’ai pas choisi. Moi non plus. Tu as créé une boîte aux lettres de délation linguistique. Tu as pris les armes pour l’ennemi. Tu m’empêches de parler ma langue. Tu as mis un siècle à traduire la Constitution. J’ai un joueur d’harmonica et pas toi. Tu ne fous rien. Tu es bourgeois. Tu as voulu annexer trois cents mètres de mon territoire en installant le panneau de ton agglomération de mon côté de la frontière. Tu es un paysan. Tu es stijf (2). Toi aussi. Tu confonds langue et culture. Tu m’as empêché de parler ma langue. Tu refuses la solidarité. Tu es paresseux. Tu as toutes les miss. Tu ne veux pas venir travailler chez moi parce qu’il est plus confortable d’être chômeur chez toi. Tu es arrogant. Tu me prends pour un domestique. J’ai une danseuse. Tu envahis ma ville. J’ai une mer au septentrion. Tu m’étrangles. Toi-même. Tu débordes. J’ai des collines boisées avec des cochons sauvages et des pistes de ski. Si je viens me baigner tu mangeras du sanglier ? J’ai de beaux vêtements qu’on montre à Paris. Tu m’empêches de parler ma langue. Tu m’as rayé de la carte. Tu as moqué le premier député qui a osé prêter serment dans son patois. Tes policiers sont plus malades que les miens. Tu m’obliges à passer un examen de ta langue pour acheter une maison chez toi. Tu profites de mon eau douce. Plus maintenant, j’ai la mienne. Si tu viens skier, je mangerai des crevettes. J’ai des cinéastes. Tu as un chanteur. Oui mais il a été méchant et je n’en veux plus. C’est ma capitale. Menteur. Tu es corrompu. Je suis arrivé trop tard pour acheter ta bière d’abbaye. Tu as repeint mes taxis à tes couleurs. Tu m’empêches de parler ma langue. Tu as piqué mon joueur de football. Tu es un mécréant. Il pleut moins chez toi que chez moi alors tu auras droit à moins d’asphalte sur ton autoroute. Tu n’as pas osé rejouer La Muette. Tu veux couper mes platanes. Vous êtes cinq pour-cent. J’ai un chef d’orchestre. Deux. Tu as plus d’handicapés que moi, pourquoi payerais-je pour les tiens ? Tu as scindé mon arrondissement. Nous sommes nonante pour-cent. Tu me colonises. Tu rachètes ma ville. Tu chantes l’hymne national des voisins. Tu es prétentieux. Nous sommes quinze pour-cent. Soixante. Tu violes ma langue. Tu as dit « crève ». Tu as franchi le cordon sanitaire. Je n’ai pas droit au titre du film de Tintin dans ma langue. J’ai des écrivains. Tu as conquis mon territoire avec l’aide de généraux étrangers. Tu n’as jamais voulu apprendre ma langue. Tu penses qu’elle ressemble au grognement d’un cochon malade. À un mal de gorge qui aurait mal tourné. Tu ne contrôles pas bien tes chômeurs. Tu fermes mes casernes et pas les tiennes. Tu as ruiné mon chemin de fer. Tu es un baraki (3). Tu m’as empêché de parler ma langue. J’ai une joueuse de tennis.
Moi aussi.
Le Belge, né soupçon, mourra soupçon, ayant grandi à l’ombre d’un doute.
Ce serait bien qu’il pleuve à présent sur cette méchante litanie, comme dans le film. Mais ils finiront bien par assécher le ciel comme le reste.
(1) La pluie, en français de Belgique.
(2) Mot néerlandais signifiant « raide, rigide » et par extension « guindé, coincé », couramment utilisé par les francophones de Bruxelles dans ce dernier sens. Registre familier. Se prononce [stɛjf].
(3) Mot wallon utilisé en manière d’insulte signifiant à l’origine « un forain, celui qui vit dans une baraque, dans une caravane » et désignant par extension « une personne sans manière, mal habillée, parlant sans raffinement ». Sans réel équivalent en France, son plus proche cousin pourrait être le « beauf ».
Photographie : maquette grandeur nature du projet de navette spatiale européenne Hermès, abandonné, Euro Space Center, Transinne, province de Luxembourg, Belgique, août 2011.
Série Brumes à venir.
Article paru dans Feuilleton n°6 (hiver 2013), écrit pour accompagner un portfolio de la série Brumes à venir.