Sauvez la photographie ?
Cherche à te passer de « leur » appui. Dès l’instant que tu cries au secours, tu perds tes moyens, tes réserves secrètes disparaissent, tu n’existes plus. Tu coules.
– Henri MICHAUX 1
Pour Caroline Recher
Le 4 juin 2020 à 23h35, la direction artistique de l’agence VU’ transmettait à ses photographes copie d’une tribune destinée au président de la République lui intimant l’ordre de « sauver la photographie ». Cette adresse, émanée de l’Union des photographes professionnels (UPP) 2, circulait alors sous embargo, le temps pour l’organisation de récolter le plus grand nombre de signatures possible avant sa diffusion dans la presse. Le courriel de nos directeurs nous avertissait que VU’, avec d’autres structures, entendait la signer en son nom propre mais également en celui de chacun d’entre nous, « sauf en cas de refus de [n]otre part avant 12 heures [le len]demain », le 5 juin donc.
Ce matin-là j’ai découvert ce courriel et lu sa pièce jointe vers huit heures. Cette tribune au Président fait suite et ressemble à nombre d’exhortations à un soutien massif de l’État publiées récemment par diverses corporations allant des métiers du livre au secteur de l’aviation ou de l’industrie automobile à celle du cinéma, pour ne citer que celles que j’ai lues ou écoutées. Elle en reprend le lyrisme plaintif, le constat d’effondrement et les exigences politiques et financières, y ajoutant en sus quelques fautes d’orthographe et de typographie.
Chacune à sa manière et pour des raisons différentes ces suppliques m’ont mis mal à l’aise. Je n’ai pas les connaissances, et ce ne serait du reste pas le lieu, pour étayer mon opinion sur les engagements auxquels devrait être conditionné l’octroi d’argent public aux industries polluantes du transport. Pas davantage ne puis-je discuter de l’avenir du cinéma dont j’ignore les modes de financement 3.
Mais le malaise que je ressens à la lecture de la tribune enjoignant le président de la République à venir au secours de la photographie, je puis sans doute tenter d’en dire quelque chose.
À première lecture les causes de ce malaise ne me sont pas apparues de façon limpide. Tout au plus ai-je douté de l’utilité de cet appel, soupçonnant que la problématisation des enjeux et les arguments convoqués n’étaient pas tout à fait rigoureux, ou sincères, ou opportuns, ou inattaquables, ou… Je n’ai su au juste quel terme convenait, et là est bien le problème. Un malentendu vicie ce texte, malentendu par trop ténu et complexe pour espérer le débusquer d’entre les mots dans les quatre heures de temps qui me restaient avant que « je » ne le signe. Ainsi, par paresse, et pour ne pas contrarier mes directeurs artistiques sans être sûr que ma méfiance était fondée ni sans savoir sur quoi, j’ai laissé faire, et presque instantanément oublié l’avoir fait.
Quelques jours plus tard, l’ami Franck Pourcel, qui sait ce que signifie de mener des enquêtes photographiques de plusieurs années au bout du monde sans l’aide de personne, à son tour transférait à différents destinataires, avec le bon goût de ne l’assortir d’aucune injonction supplémentaire, un courriel de l’UPP comportant en pièce jointe cette même tribune au Président, assortie d’une invitation à la signer rédigée en ces termes :
« Chères et chers photographes,
L’UPP souhaite interpeller le Président de la République sur la dégradation du métier de photographe professionnel et les menaces qui pèsent sur la profession.
La photographie aura bientôt 200 ans d’existence et dans quel état est-elle ? Une profession exsangue, le droit d’auteur remis en cause ou ignoré, des aides parcellaires, les inquiétudes ne manquent pas. Vous trouverez ce texte en pièce jointe.
Nous projetons de faire publier cette tribune dans les quotidiens avec le maximum de signataires.
Rejoignez-nous et envoyez un OUI avec votre Nom et Prénom à l’adresse suivante (…), qui centralise les signataires.
Nous vous savons gré de répondre très rapidement afin que cette tribune puisse être publiée dans les jours qui viennent.
Merci de votre soutien et prenez soin de vous. »
La tribune est parue le 9 juin 2020 sur le site Internet de l’UPP 4, relayée le jour même dans la presse 5. En l’absence de réponse à ma demande de retrait, j’en suis toujours signataire.
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« La photographie aura bientôt 200 ans d’existence et dans quel état est-elle ? ». À ces mots cette fois, une question claire m’est venue : je me suis demandé en quoi cela regardait le président de la République. Certes ce n’est pas au Président que cette phrase est adressée mais à nous, photographes, dans le courriel nous demandant de signer la tribune à lui adressée. Néanmoins, ce constat faussement interrogatif étant présenté comme mobile au nom duquel invoquer le Président, il dit assez l’esprit gouvernant cette interpellation.
En quoi l’état de la photographie regarde-t-il le président de la République française, l’actuel comme d’ailleurs aucun des ces prédécesseurs ? En tant qu’êtres humains, certains d’entre eux ont au mieux nourri pour ce langage un goût suffisant pour y reconnaître davantage qu’un outil de propagande au service de leur moi politique. Gageons que l’homme qui habite en ce Président-ci, possédant une culture générale, ait quelque idée de l’histoire du médium. Mais au-delà ? Nous voyons dans la photographie un outil de compréhension du monde. Nous pouvons espérer qu’il voie comme nous, mais nous pouvons tout aussi bien craindre qu’il s’en moque.
Et en tant que Président, donc ? Que notre langage et outil soit frappé d’obsolescence moins de deux siècles après son invention, si tant est que cela soit avéré, en quoi cela regarde-t-il un jeune ambitieux de 42 ans arrivé à la tête de l’État par un tour d’hypnose collective dont nous n’avons pas fini de dessaouler ? Et si même ce déclin supposé en était réellement un et affectait cet homme, qu’y peut le président de la République ? Et par quel aveuglement pense-t-on relever à la fois de son devoir et de son pouvoir d’accéder à la demande contenue dans ce titre : « Sauvez la photographie ! » ? Que c’est pleurnichard ! Comment du reste peut-on espérer sensibiliser un homme muni d’un bagage intellectuel qu’il revendique être issu de sa rencontre avec Paul Ricœur, par des arguments aussi peu solides, aussi peu étayés et aussi médiocrement mis en forme ? N’y a-t-il pas une seule plume à l’UPP capable d’aligner huit paragraphes sans poncif, avec un peu de verve et sans faute d’orthographe ? Mais passons, c’est une autre affaire. Plût au ciel que le Président ne l’entende pas. Si l’on en juge par la façon dont il s’y prend pour sauver d’autres champs économiques, on peut craindre qu’en matière de photographie, une intervention de sa part serait pire que le statu quo ante. Je ne voudrais surtout pas qu’il se mette en tête de créer les conditions dans lesquelles notre langage deviendrait automatiquement et inexorablement à vendre.
Telle sont les réflexions que j’aurais aimé pouvoir approfondir avant de signer cette tribune. N’en ayant pas eu le temps ce jour là, je l’ai pris depuis. D’où ces lignes.
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D’abord, que veut dire cette injonction agrégeant un verbe à l’impératif, un article défini, un substantif et un signe de ponctuation ?
Commençons par le substantif. Le travers liminal de ce texte, c’est d’utiliser indifféremment, et de donner l’impression de confondre tout du long, « le monde de la photographie » – en l’occurrence le monde « français » de la photographie – « les photographes » (français), « les photographes professionnels » (français) et « la photographie ».
« À l’annonce de votre plan pour la culture, le 6 mai dernier, le monde de la photographie a retenu son souffle », dit la tribune. Est-ce si sûr ? Cela mérite une sous-question à la façon du « Qui est Ed l’épicier ? » de Fred Poulet 67 : qui est « le monde de la photographie » ?
Au mieux est-ce une guilde, au pire une coterie, mais se confond-elle avec « les photographes professionnels » ? Ce me semble réducteur. Le monde de la photographie en France, si cette expression a un sens, ce serait davantage un répertoire d’une ou deux centaines d’utilisateurs d’images dont chaque photographe connaît tôt assez les noms à connaître – des femmes et des hommes qui font les carrières par cooptation, certains d’ailleurs avec beaucoup de zèle et d’honnêteté, et parfois les défont avec un zèle analogue et une morgue naturelle. Sont-ce elles et eux dont le « quotidien depuis toujours » consiste à « chevaucher le tigre » (« l’enfourcher », pour être précis, a dit le Président) ? Certains de ces actrices et acteurs du monde de la photographie, individuellement, pour peu que j’en puisse juger, oui, sans aucun doute et avec compétence et bienveillance, se battent pour que vive ce langage. Mais en tant que corps social, qu’il me soit permis d’en douter. Il est trop occupé à se regarder.
Et si l’on considère que le monde de la photographie ne se limite pas à ces seuls usagers mais englobe aussi un certain nombre de photographes estimant de leur intérêt de s’en rendre visible, ce monde-là ne se confond toujours pas avec la population entière des photographes, même professionnels. Je n’ai pas l’impression d’être seul dans mon cas en ne me sentant pas appartenir, ou relever, ou fréquenter le « monde de la photographie ». Je n’ai pas écouté en direct l’exposé du plan présidentiel pour la culture. Je n’ai pas retenu mon souffle. Et pourtant je suis bien photographe, intimement, et professionnellement au sens de la loi française – tirant la majeure partie de mes revenus de la photographie et des activités accessoires autorisées –, membre d’une agence, publié par une maison d’édition, affilié naguère à l’Agessa 8, etc.
En outre, « les » photographes professionnels, cela ne veut rien dire. Pas plus que « les » Belges ou « les » Népalais. Il n’y a pas une identité « photographe », fût-ce « photographe professionnel ». Ni au plan artistique ou stylistique, ni au plan économique. La seule réalité qui nous unit, ce sont les critères définissant ce métier selon la loi française. Mais même en appliquant ces critères, le groupe en résultant brille par sa diversité. Il y a des photographes professionnels rentiers, d’autres qui dorment dans leur voiture, quelques rares millionnaires, il y a les « héros subventionnés » de Gilles Saussier 9, il y a le contingent nombreux de ceux qui font ce qu’ils peuvent pour remplir le frigo… Tous « enfourchent le tigre » de bien différentes manières et avec des attentes bien différentes. Il y a des photographes-auteurs, des salariés du public et du privé, des intermittents du spectacle, des artisans, des auto-entrepreneurs… Tous sont photographes de bien différentes manières et avec des attentes bien différentes. Il y a autant de différences entre mettons Hedi Slimane et Bernard Plossu ou entre Stéphane Duroy et Luc Delahaye, ou entre chacun des photographes exerçant dans un périmètre de cinquante kilomètres autour de Nyons (Anna Puig-Rosado, Anne-Lore Mesnage, Antoine Picard, Jean-Christophe Cumin, Tristan Zilberman, Charles De Borggraef, pour citer ceux qui me viennent à l’esprit)… qu’entre un habitant de Lasne-Chapelle-Saint-Lambert et de Genk (Belgique), ou de Jumla et Biratnagar (Népal). Si l’on manque d’arguments pour déconstruire nos illusions identitaires, on peut lire ou relire utilement Jean-François Bayart 10.
Admettons toutefois qu’existe cette entité, « le monde de la photographie », et que ce monde aurait retenu collectivement son souffle en espérant être sauvé par la parole présidentielle. Pourquoi alors contredire cette métonymie en conclusion de la tribune, en affirmant que « la photographie n’est pas un monde à part » ? Certes. Si quelque chose est « un monde à part » c’est bien « le monde de la photographie » lui-même, au sens esquissé plus haut.
Car la photographie, elle, n’est pas « un » monde, ni à part ni intégré à un autre. Elle est mille mondes. La photographie est, au choix et non exclusivement, technique, langage, divertissement, décoration, art de vivre, être au monde, information, illustration, art tout court, marchandise, communication, recherche, placement, archive, patrimoine, trace, flux, histoire familiale, et bien davantage… Elle est aussi mille choses que nous ne savons pas, parce que quantité de photographies ne sont jamais montrées, sont faites hors de tout cadre professionnel, indépendamment de toute ambition artistique ou impératif économique – et qui construisent pourtant comme les autres l’histoire du médium.
On peut certes se questionner sur l’avenir de ces « états » de la photographie. Je pense toutefois que parmi ceux-ci, bien « des » photographies ne réclament pas d’être sauvées, qui sont en très bonne santé. La photographie est vivante : des traces disparaissent, d’autres se créent, des archives se détériorent, d’autres sont restaurées, des placements rapportent moins, d’autres plus, des techniques disparaissent, d’autres sont redécouvertes, de nouvelles sont inventées… Il me semble qu’il y a là trop d’acceptions, de fonctionnements, de situations et d’usages pour les englober en un seul concept.
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Alors qu’est-il sommé de sauver, le Président, si ce n’est pas « la » photographie ? J’ai dans un premier temps cru pouvoir lire en filigrane de ce texte qu’il suffisait de passer à l’article indéfini pour le savoir. Ce dont l’UPP réclame le salut, ç’aurait donc été « une » photographie particulière. Mais laquelle ? Le journalisme, le reportage, le documentaire, l’architecture, la mode, la photographie sportive ou culinaire ? Pourquoi l’une plus que l’autre ? Je n’ai pas pu décider. Fausse piste.
Est-ce alors « la population des photographes professionnels (…) aujourd’hui menacée » ? Sans doute faut-il chercher de ce côté-là, mais en précisant davantage : à mon avis ce qui doit être sauvé pour l’UPP, c’est uniquement l’activité économique de cette population – ce qui n’est pas pareil que les photographes eux-mêmes ni que la photographie – et au passage d’une pléthore d’intermédiaires et d’usagers qui gagnent leur vie ou se constituent des curriculum vitæ de première classe grâce aux photographes. Les photographes qui, presque toujours, commencent leur carrière mus par une idée de la photographie haute et noble, et avec l’espoir plus ou moins avoué de parvenir à la transformer un jour en « pièces de cinq francs » – pour reprendre cette phrase de Gustave Flaubert citée aux premiers temps de ce blog : « je ne vois pas le rapport qu’il y a entre une pièce de cinq francs et une idée » 11. Ce sont donc eux qu’il faut sauver, parce qu’ils sont train de perdre l’une et l’autre, pièce et idée, pour les avoir trop longtemps confondues.
Et pourquoi cette confusion ? Parce que tout est fait pour l’entretenir, tant le métier apparaît séduisant vu de l’extérieur. Il offre la possibilité d’affiner et de pratiquer un langage a priori à la portée de chacun. Il offre à cet effet une théorie d’illustres anciens avec lesquels s’identifier, des agences ayant écrit ce pan de l’histoire, une bibliographie monumentale, un folklore de boy-scout 12, des festivals dans quasi chaque département, un peu partout des stages animés par les vedettes du moment, du matériel toujours plus perfectionné donc toujours à renouveler, des écoles renommées, des magazines à profusion…
Alors, aveuglés par ce scintillement, nous nous disons : « pourquoi pas nous ? », et pensons pouvoir faire notre place dans ce métier, comme le raconte par exemple Gilles Saussier toujours dans ce texte essentiel qu’est « Situation du reportage » : « Nous allions, qui sait ? pouvoir renouer avec la grande veine héroïque de nos glorieux aînés d’Indochine – les Gilles Caron, Don Mac Cullin, Phillip Jones Griffiths, Larry Burrows — et réaliser, nous aussi, des « plaques », ces grandes images d’histoire (…) » 13
Et en effet, ce métier a permis à quelques-uns de gagner leur vie en créant les photographies qu’ils aimaient et celles-là seulement. Encore que nous ignorions souvent tout des circonstances économiques de leur accession à la postérité artistique (vache enragée, épouse ou époux remplissant le frigo, compromissions inouïes…). La liste est longue pourtant de ces illustres photographes dont les noms nous font rêver. Nous oublions de voir qu’elle résulte d’un tamisage sévère, à l’échelle mondiale et sur une très longue période de temps, ayant laissé des milliers de candidats en bord de chemin. Les places sont chères. Nous le savons. Nous feignons d’ignorer à quel point. Si nous regardions en France à l’instant T, nous verrions que si quelques opiniâtres parviennent encore à transformer leur idée et rien que leur idée en pièces de cinq francs, ce n’est plus que dans quelques cas sur mille.
Et les pièces sont rares. Les festivals ne paient presque jamais, qui estiment faire leur part du travail en nous offrant une visibilité. Il y aurait d’ailleurs une belle étude à produire sur l’économie de ces manifestations, et partant sur leur raison d’être. La presse a abandonné la photographie, et dans une large mesure le journalisme. Les magazines ne produisent plus. Les rares qui paient paient symboliquement. Quand je suis allé voir Sylvie Rebbot et Jean-Luc Marty chez Géo au printemps 2004 pour leur parler du voyage sur la route de Nicolas Bouvier à l’origine de L’Usure du Monde, ils m’ont donné une commande de cinq mille euros au Népal dans le même été, et cinq mille autres pour partir à l’automne. Au retour un an plus tard Thomas Doubliez, alors commercial chez VU’, obtenait en sus dix mille euros de droits pour la publication de douze doubles pages dans le Géo de mars 2006. Je le raconte comme une anecdote car cela ne m’est arrivée qu’une seule fois. Il était déjà tard. Pour quelques-uns à cette époque, entrés plus tôt sur la place, c’était encore le quotidien. Ce temps est à présent révolu pour tout le monde. La dernière fois que j’ai échangé avec Marie-Pierre Subtil à 6 Mois, donc avant son départ de la rédaction de ce magazine en 2018, elle offrait trois mille euros pour un portfolio, le plus souvent issu d’années de travail réalisé sur fonds propres. Les quotidiens ne produisent pas davantage en dehors des portraits – ou de quelques symboles, comme la fidélité du Monde à Laurent Van der Stockt. Rares sont les éditeurs de livres de photographie qui peuvent reverser des droits à leurs auteurs. Les photographes peuvent à défaut se familiariser avec le marché des résidences et des commandes institutionnelles locales, les collectivités territoriales ayant pris une place importante dans le financement de la culture 14. Mais ce marché n’est pas moins saturé que les autres, et en l’espèce la photographie change de statut, qui court le risque de devenir en quelque sorte à gages.
Ce peu qu’il y a à prendre, quelques-uns le prennent en criant plus fort que le voisin et au besoin en lui marchant sur le visage. Soit que c’est là leur nature, soit qu’ils se font violence en pariant que le gain en vaut les séquelles. Les autres qui n’ont pas cette force font ce qu’ils peuvent pour trouver ailleurs ce que vendre leur photographie dite « personnelle » ou juste faire ce qu’ils aiment ne leur rapporte pas : ils font d’autres images, moins personnelles, moins nécessaires peut-être. Ils bricolent. Ici un peu de pédagogie, là un peu de création vidéo, essayant d’exister dans les failles du fonctionnement de l’Agessa, si mal adapté à cette nécessaire diversification. Certains parviennent à écrire. Quantité de photographes, même parmi les plus braillards et les plus farauds, font peu ou prou du corporate – combien à VU’ ou Magnum ont photographié des automobiles ou du chocolat pour gagner leur vie ? – souvent sans s’en vanter. Et presque tous combinent plusieurs de ces activités, majoritairement en tant que travailleurs indépendants, comme le montre une étude publiée par le ministère de la Culture en 2015 15 : auto-entrepreneurs ou artistes-auteurs autrefois assujettis ou affiliés à l’Agessa, aujourd’hui relevant de l’Urssaf Limousin 16, sans la sécurité du salariat (et de la perte du salariat) naguère en usage notamment dans le photojournalisme.
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On me rétorquera que ce tableau bien sombre est exactement ce que dénonce la tribune de l’UPP. C’est vrai – avec toutefois moins d’arguments et, d’après moi, une certaine malhonnêteté intellectuelle. Essayons de montrer pourquoi.
Si c’est donc l’activité économique des photographes qui est à sauver, demandons-nous en quoi elle consiste et quelle sorte d’images elle génère. Comme le montre l’étude déjà citée 17 une large part des rémunérations des photographes professionnels n’est pas issue d’activités artistiques ou créatives mais, outre des reliefs de la relation moribonde entre la photographie et la presse, de ce qui est pudiquement nommé « communication d’entreprise » ou corporate, c’est-à-dire de la publicité. Une source de revenus aujourd’hui tarissante tant les entreprises ont plus urgent à faire de leur argent que de payer des photographes, par exemple tenter de surmonter la crise, ou satisfaire des actionnaires, ou payer des salariés quand c’est encore possible.
Pourtant c’est bien la corde culturelle que la tribune de l’UPP s’efforce de faire vibrer chez le Président. Le syntagme « communication et marketing des entreprises » n’y apparaît qu’une seule fois. Le reste de la sémantique est d’inspiration créative : « culture française », « diversité », « politique culturelle » « création », « acheteurs d’art », « œuvres », etc.
L’on peut éventuellement en inférer que l’UPP ne veut pas ou pas uniquement sauver le corporate qui a cessé de rapporter de l’argent à la hauteur des besoins, mais obtenir que la création qui n’en rapportait déjà pas en rapporte enfin. Néanmoins je doute que cette organisation se soit attaquée à une aussi vieille histoire (les photographes parvenant à vivre exclusivement de leur création personnelle ayant toujours représenté une faible minorité 18) au seul prétexte de la fermeture des activités du pays au printemps 2020, et avec des solutions aussi floues, douteuses ou fantaisistes, je vais y revenir. La création ne me semble être ici qu’un faire-valoir – un produit d’appel pour sensibiliser le Président.
Ainsi, ce dont cette tribune semble réclamer le salut c’est la création photographique – en exigeant pour cela des aides publiques et différents mécanismes d’incitation fiscale –, mais donc à y regarder de plus près ce qui est à sauver, c’est principalement la possibilité pour les photographes de gagner leur vie par la communication et la publicité. Or il n’est dit qu’à demi-mots que les photographes ne parviennent même plus à en vivre. Et simultanément on laisse croire que tous sont des créatrices et des créateurs. Ce faisant cette tribune suggère qu’il y a ou devrait y avoir un lien obligatoire entre création et aide publique, ce qui me semble dangereux – et que le président de la République détiendrait les solutions pour nourrir et pérenniser ce lien, ce qui est de plus une fumisterie.
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Ce lien, qui constitue la trame principale du texte, apparaît le plus clairement dans ce passage : « Quel accompagnement l’État, garant de la politique culturelle et de la création va-t-il mettre en place pour aider les auteurs ? »
Que l’état soit garant de la politique culturelle du pays, le dire est trivial. Que la politique publique en matière de biens non-marchands – culture, recherche, éducation ou santé –, doive être portée par une vision ambitieuse, c’est entendu. Que l’État mette en place des politiques de soutien à la création, c’est normal. C’est le rôle du Prince. Il y trouve lui-même son intérêt. Qu’il permette ainsi à des photographes, via ses organismes publics, de postuler à des appels d’offre dont les candidatures sont ensuite départagées par des jurys compétents et impartiaux, c’est très bien. Je l’ai fait quelques fois, à l’occasion avec succès. Avec les aides dont j’ai bénéficié, notamment celle du Centre national des arts plastiques en 2015, j’ai réalisé des projets que je n’aurais pu réaliser autrement, qui m’ont permis d’avancer dans ma compréhension de la photographie et qui ont trouvé leur chemin vers différents publics. J’ai aimé me questionner sur ce que signifie de créer en partie avec l’argent de la collectivité, et me demander si ma responsabilité en était modifiée. Je n’aimerais pas que cela devienne mon seul moyen de subsistance, mais libre à moi de postuler ou non. Tout cela me semble heureux, nécessaire et normal. Normal en tout cas dans le contexte français où la politique culturelle fait de longue date partie de la construction nationale.
Alors bien sûr, l’État n’en fait pas assez. Il pourrait y avoir davantage de soutien à la création (dix pour-cents de photographes bénéficient tout de même de commandes publiques 19, ce n’est pas rien). L’État ne joue pas assez son rôle, d’ailleurs pas au seul plan financier : une de ses responsabilités est de créer les conditions pour que les activités humaines faisant société puissent s’exercer selon un statut clair, ce en quoi il reste de la marge s’agissant de la photographie 20. L’État peut sans doute aussi intervenir pour corriger des abus dans les usages des photographies. À cet égard la seule phrase sans ambiguïté de ce texte est à mon sens celle-ci : « Il revient [à l’État] de défendre sans concession le droit d’auteur et la valeur de la photographie dans un contexte où se développent de nouvelles formes de pratiques illégales ou déloyales ». (Encore que « la valeur de la photographie » soit un concept flou : s’agit-il ici de la valeur financière, morale, éthique ?) Bien sûr, on peut accorder davantage de moyens aux agences et sociétés d’auteurs qui défendent et gèrent nos droits, font avancer la législation et redistribuent de l’argent. Bien sûr encore, on peut mieux doter les Fonds régionaux d’art contemporain pour les acquisitions d’œuvres, les Directions régionales des affaires culturelles pour les projets territoriaux, le Centre national des arts plastiques pour les bourses de création et les acquisitions, le Centre national du livre pour le soutien au secteur de l’édition photographique… Et l’État peut créer des dispositifs financiers incitant les entreprises à faire travailler davantage de photographes, acheter davantage d’œuvres… Bien sûr, tout cela est nécessaire. L’État doit promouvoir la création.
Mais par pitié, qu’il n’en soit pas garant. Nous sommes-nous à ce point laissé infantiliser pour en venir à exiger de l’État qu’il soit garant de notre création ? Et qu’il nous « accompagne » ? Et qu’il nous tienne l’appareil aussi, tant qu’on y est ? Et nous aide à cadrer ? Quelle est cette vision de la création ? Où en serait la photographie dans ce pays, si de Sarah Moon à Denis Brihat, de Marc Riboud à Sophie Calle, les créatrices et créateurs avaient attendu que l’État soit garant de leur création pour créer ? L’État garant de la création de Jane Evelyn Atwood ? De Lise Sarfati ? La seule chose dont l’état doit être garant, c’est de nous laisser créer sans contrôle. S’il veut par surcroît nous donner des subventions dans des conditions suffisantes de liberté, ce qu’il sait faire, c’est tant mieux. La création a besoin d’argent public. Mais ce lien, quoique appréciable, n’est pas obligatoire. Et il ne me paraîtrait pas sain qu’il soit majoritaire. Des œuvres se créent aussi dans le silence et la lenteur, des photographes creusent, explorent, cherchent des voies aussi dans le silence et la lenteur – presque sans argent, ou avec de l’argent gagné autrement, simplement parce que les choses doivent être faites.
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Ce texte accumule les généralisations en parlant « des photographes » comme un seul corps. Et comme il affirme – sans toutefois les détailler – que des solutions existent qu’il suffirait que l’État applique pour « sauver la photographie », il laisse croire que s’il y était fait droit, ces demandes bénéficieraient aux vingt-cinq mille photographes de France. Ce qui est encore une supercherie. A fortiori étant donnés l’organisation du monde et les choix de société que nous subissons. Si l’État peut quelque chose, il est à craindre que ce soient au mieux des ajustements. Sauf à changer totalement de vision du monde – ce qui ne serait la garantie de rien sauf de pouvoir éventuellement reposer la question. Mais le Président ne va pas changer de vision pour les beaux yeux des photographes. Il n’en a ni l’envie ni les moyens.
Et même si l’État procédait à des investissements importants et que des aides étaient massivement mises à disposition des photographes, elles n’en atteindraient qu’une partie : ceux qui se tiennent informés, qui connaissent leurs droits, qui ont assimilé le langage permettant d’y accéder, savent écrire un projet, remplir un dossier, et n’ont pas préféré vivre un peu dans les marges de la numérisation de tout. Et ce serait normal : je ne dis pas qu’il y en faudrait pour tout le monde – il n’est à mon sens pas souhaitable que nous créions tous avec les deniers publics –, mais je dis qu’il est malhonnête de laisser penser que ce serait possible.
Plus largement, indépendamment des aides publiques, ce texte laisse croire qu’il y a une place économique pour vingt-cinq mille photographes sur ce marché, notamment pour les quarante pour-cents d’entre eux qui déclarent gagner moins de quinze mille euros par an 21.
Il laisse en outre supposer que, depuis une date indéterminée jusqu’à la fermeture du pays au printemps 2020, si cette population n’y parvenait pas, c’était d’avoir été « fragilisée par les évolutions sociétales ». Pourquoi pas, mais cela mériterait davantage de précision. J’imagine que « les évolutions sociétales », cela signifie l’entrée dans l’ère numérique et conséquemment dans celle des flux et de l’image totale, sans plus aucun lien avec les anciennes formes de rémunération du métier. Et à présent cette population serait « menacée », dit la tribune sans être claire sur les raisons de cette menace. La crise conjoncturelle ? L’incapacité des photographes à répondre aux évolutions sociétales et enrayer leur fragilisation ? Une accumulation de dysfonctionnements structurels au niveau de l’État ? L’indifférence du gouvernement à notre égard ? Chacune de ces causes possibles appellerait des réponses spécifiques autrement développées que de réclamer un « accompagnement (…) pour les auteurs ».
Enfin, si tant est que le métier de photographe disparaîtrait sans une intervention providentielle et que le sauver de cette disparition soit souhaitable, comment peut-on croire que seul l’argent y parviendrait ? N’y a-t-il pas d’autres facteurs que financiers à ce délabrement ?
La tribune omet par exemple de mentionner une autre cause possible de la menace pesant sur la population des photographes professionnels, c’est la poursuite inéluctable de sa croissance. L’étude ministérielle signale une augmentation de cinquante pour-cents en quinze ans du nombre de photographes 22. Elle montre aussi les raisons d’une augmentation de la concurrence : « crise de la presse, diminution des budgets de communication et de publicité, disparition des agences de presse, diminution de la commande publique, autant de facteurs qui tirent les prix vers le bas et exacerbent la concurrence entre professionnels, lesquels sont également confrontés à la concurrence des auto-entrepreneurs, du travail au noir, du piratage et ou à la gratuité sur Internet… » 23.
Certes, en voulant conditionner « l’attribution des subventions (en particulier à l’édition et la presse) à la diffusion privilégiée des images des photographes exerçant en France », l’UPP admet sans le dire qu’il y a un problème de nombre, puisque la population des photographes exerçant à l’étranger est pointée comme importune sur le marché français. Ce repli protectionniste me semble éthiquement tendancieux, et pratiquement absurde. Si par exemple un journal faisait appel à l’Agence VU’ pour réaliser des photographies en Australie, aux États-Unis ou au Bangladesh, l’Agence devrait y dépêcher Cyril Zannettacci alors qu’elle a là-bas Darcy Padilla, Munem Wasif ou Tamara Dean ? Et cela en 2020, l’année de la Convention sur le climat, et où il fait déjà trente-trois degrés dans la Drôme le 21 juin ? Pendant des décennies, le photojournalisme a basé son fonctionnement sur l’envoi de photographes à l’étranger pour en ramener « l’information ». Ce fonctionnement a montré ses limites éthiques, anthropologiques 24 et écologiques. Et la seule demande concrète que l’UPP trouve à formuler au président de la République, c’est de perpétuer cette aberration à coup de subventions ! Que seraient devenues, par exemple, les images des exécutions des manifestants de Tian An Men que Christian Caujolle a fait venir de Chine et publier en temps voulu 25, si l’on avait compté uniquement sur un photographe « exerçant en France » et envoyé sur place pour couvrir les événements ? En outre, accorder des conditions fiscales avantageuses à ceux souhaitant « investir dans des images de photographes exerçant en France » : je n’ai aucune connaissance en économie, mais n’est-ce pas cela, du dumping ? N’est-ce pas cela qui est déloyal ? N’est-ce pas là une façon, comme dans le monde de la recherche où le savoir est devenu marchandise, d’accélérer la mise en concurrence des photographes au détriment du sens ?
Alors ce seraient celles-là, les « solutions [qui] existent » et qu’il serait « désormais nécessaire d’activer ? » pour « sauver la photographie » ? Il est dans l’air du temps de chercher des boucs émissaires. Mais il y a tout de même d’autres questions en jeu que de savoir s’il faut défavoriser les photographes exerçant à l’étranger pour aider ceux exerçant en France. La première étant celle-ci : vingt-cinq mille photographes en France cherchant à gagner leur vie, à comparer mettons aux soixante-trois mille plombiers 26, cela ne fait-il pas déjà beaucoup plus de photographes que ce que peut absorber le marché ? Auquel cas il faut réformer soit le marché, soit les photographes.
Et en disant cela je ne suis pas en train de marquer mon territoire pour le sécuriser, ni de suggérer que je ne ferais pas partie de l’excédent. Je suis conscient d’être entré dans ce métier à une époque où nous étions encore suffisamment peu nombreux pour qu’un gars aussi malhabile à se vendre que moi s’y fasse une petite place. Si j’espérais y entrer aujourd’hui je n’aurais aucune chance.
Cette vérité, aucune école ne l’enseigne. Aucun président de la République ne peut l’infléchir. Et nul n’a intérêt à l’ébruiter tant il y a de produits, de formations et de services à vendre à ces vingt-cinq mille photographes, et de postes en jeu. Face à cette situation, certains photographes sécurisent leur territoire par tous les moyens, certains finissent par baisser les bras et d’autres par s’adapter.
S’adapter ne signifie pas se culpabiliser au motif qu’on « volerait la place aux jeunes ». Pour ma part j’en fais désormais si peu, des photographies, et attends si peu d’en être payé, que je ne pense pas voler la place à grand monde. J’ai simplement réduit les besoins à leur strict minimum. Et le jour où il faudra choisir entre retourner derrière une caisse à la Fnac aux ordres de hiérarques venimeux comme en 1995, ou aller travailler au champ, j’espère que mes amis paysans me trouveront une place à leur côté. S’adapter ne signifie pas non plus produire du bruit au prétexte qu’il se vend mieux. S’adapter ne signifie pas davantage que nous devrions nous taire. S’adapter peut vouloir dire réévaluer l’usage que l’on fait de son langage. Ou se demander si l’on souhaite à tout prix le mettre au service de telle ou telle entreprise au prétexte qu’elle paie. Ou se rappeler qu’ « il est possible de faire moins d’images » 27. Ou simplement garder la liberté de travailler à son rythme, en créant les conditions pour ne pas être obligé de vendre son travail, c’est-à-dire pouvoir le faire si l’on veut ou si l’occasion se présente.
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Revenons au titre de cette tribune et arrêtons-nous pour finir sur cet impératif et cette exclamation : « Sauvez ! ». Alors, quelque chose est-il à sauver en fin de compte ? Fors le sens, à mon avis, non. C’est lui qui va mal. Et je ne vois personne d’autre que les photographes eux-mêmes pour le sauver.
Ainsi, plutôt que d’exiger le salut, nous pourrions commencer par nous poser quelques questions. Quitte d’ailleurs à revenir vers l’État ensuite, avec des propositions plus claires et plus constructives – des propositions, en somme.
« L’UPP souhaite interpeller le Président de la République sur la dégradation du métier de photographe professionnel », disait le courriel cité au début. N’y a-t-il pas dans cette posture un petit côté enfant capricieux ? Si notre langage ne nous permet plus de gagner notre vie, c’est certes en partie parce que nous sommes trop nombreux et que la concurrence est trop rude. Mais n’avons-nous pas tant soit peu galvaudé notre outil en confondant langage et métier, information et marchandise, art et propagande personnelle ?
Nous sommes « dans une société où l’image possède une place prépondérante », insiste la tribune. L’image, oui, c’est vrai. Mais la photographie, au sens d’un outil de compréhension du monde, n’occupe qu’une infime partie du territoire de nos vies envahi par l’image. Comme j’essayais de le montrer dans un texte précédent, « l’immense majorité des images que nous sommes voués à fréquenter sont au contraire des outils de brouillage du sens » 28. Alors en jouant sans retenue le jeu des flux, ajoutant du bruit au bruit et semant la confusion entre différents régimes d’images, ne contribuons-nous pas à l’appauvrissement du sens ? Ou simplement en n’étant pas assez dans nos images, et en nous bornant à reproduire des codes tout en feignant d’ignorer « que le prétendu travail de mémoire, sur lequel repose l’honneur de la profession, se limit[e] souvent à un pur exercice de révérence iconographique et d’autocélébration corporatiste » 29 ?
« Les mesures proposées par le gouvernement ne répondent pas aujourd’hui aux besoins des photographes. » Soit. Mais les photographes qui entendent vendre leurs images, à quel besoin répondent-ils en échange ? À l’édification de leur ego ? À la saturation des flux ? À la communication des entreprises ? Ou à la conversation générale de la photographie ?
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Car si la photographie est notre langage et notre être au monde et que nous ne parvenons pas à en remplir le frigo, cela signifie peut-être qu’il n’y a plus besoin de tant d’images payantes que cela, et que le médium a épuisé ce qu’il avait à dire à cet endroit-là, l’économique. Ou simplement que notre langage et notre être au monde ne sont dans les conditions actuelles pas monnayables. Il suffit de prendre acte de son inadaptation à la marchandisation. Fabriquer, découvrir ou inventer nos propres réponses aux contradictions de ce médium demande trop de lenteur, d’empathie, de patience et de doutes pour suivre le rythme économique. Ce n’est pas grave. Ça arrive. Nous n’en restons pas moins photographes, pour un temps encore professionnels au sens de la loi française.
Et tant pis, nous gagnerons notre vie autrement. Et au besoin, nous apprendrons. Si le métier de photographe doit disparaître, il disparaîtra, aucune aide publique n’y fera rien. Ce n’est pas pour cela que le langage est en péril. C’est un beau langage, mystérieux et puissant, se prêtant volontiers au dialogue avec d’autres. Où a-t-il été écrit qu’il devait nécessairement être transformable en pièces de cinq francs ? Nous avons le droit de porter un regard sur le monde, rappelait ici-même Christian Caujolle récemment 30, mais d’où nous viendrait celui d’en gagner notre vie ?
Il me semble que même sans un centime à la clef, il y aura toujours des humains pour créer des photographies tant que ce terme aura un sens. Et si ce ne sont plus techniquement des photographies ce seront d’autres sortes d’objets questionnants. Il y aura toujours des images pour raconter des histoires et faire rêver ou peur.
Et s’il advient qu’un jour il n’y en ait plus, il serait bien naïf de penser qu’un président de la République française eût pu faire en sorte qu’il en fût autrement. Il est d’ailleurs ironique que cette tribune se clôture par cette demande, faite à un homme qui a pour profession la communication : « Ne nous laissez pas sans images » ! Allons bon ! Il ne fait rien d’autre ! Il passe son temps à ne pas nous laisser sans images. Et l’UPP en redemande. Mais non ! Ce qu’il faudrait surtout, c’est qu’il nous laisse tranquille avec ses « images », et nous laisse faire ce que nous avons à faire : créer des outils de compréhension du monde.
1 Henri Michaux, Poteaux d’angle [1981], Paris, Gallimard, coll. Poésie, 2004.
2 L’Union des photographes professionnels est une organisation professionnelle existant depuis 2010, œuvrant à la défense des droits des photographes professionnels. Son site Internet est accessible à l’adresse https://www.upp.photo.
3 Toutefois, les lectrices et lecteurs que ce champ intéresse trouveront dans ma récente conversation avec Patrick Dallet, directeur du Vivarais de Privas en Ardèche, certaines pistes de réflexion sur l’état d’une partie de la chaîne cinématographique – la dernière en l’occurrence, celle de la diffusion des films en salles. Où l’on voit qui si les spectateurs ont le droit d’y rendre et que le programmateur ne les prend pas pour des imbéciles, avec beaucoup d’effort il est possible de faire exister un lieu. Frédéric Lecloux, « Territoires du cinématographe IV », blog Aux Bords du cadre [en ligne], 6 juin 2020. Disponible sur https://www.fredericlecloux.com/territoires-du-cinematographe-iv/. Consulté le 22 juin 2020.
4 Union des photographes professionnels, « Tribune : sauvez la photographie ! » [en ligne], 9 juin 2020. Disponible sur https://www.upp.photo/fr/news/tribune-au-president-de-la-republique-2742. Consulté le 22 juin 2020.
5 Notamment dans Libération, attribuée à « un collectif du monde de la photographie ». Un collectif du monde de la photographie, « Tribune : sauvez la photographie ! », Libération, 9 juin 2020. Disponible en ligne sur https://next.liberation.fr/arts/2020/06/09/sauvez-la-photographie_1790760. Consulté le 22 juin 2020.
6 La lectrice ou le lecteur ayant commencé à faire soi-même ses courses après 2012 ne saura peut-être pas, non qui – nul ne le sait –, mais où est l’Ed l’épicier le plus proche, car il n’y en a plus. Sur l’historique de cette chaîne de supérettes, lire alors la page que l’encyclopédie en ligne lui consacre : Wikipédia, « Ed (magasin) » [en ligne]. Disponible sur https://fr.wikipedia.org/wiki/Ed_(magasin). Consulté le 22 juin 2020.
7 Quant aux interrogations de Fred Poulet, celles et ceux souhaitant les aborder frontalement se procureront avantageusement le disque compact Golden Retrieval (Signature, 2005), éventuellement après avoir écouté le titre « Ed l’épicier », faute de mieux sur https://www.youtube.com/watch?v=83Kp1cF69-A.
8 L’Association pour la gestion de la sécurité sociale des auteurs (AGESSA), créée en 1978, est une association loi 1901, agréée par ses ministères de tutelle, qui assure la protection sociale des auteurs.
9 Gilles Saussier, « Situations du reportage, actualité d’une alternative documentaire », Communications, n° 71, « Le parti pris du document », dir. Jean-François Chevrier et Philippe Roussin, 2001, p. 312. Disponible en ligne sur : http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_2001_num_71_1_2090. Consulté le 22 juin 2020.
10 Jean-François Bayart, L’Illusion identitaire [1996], Paris, Librairie Arthème Fayard, coll. Pluriel, 2018.
11 Gustave Flaubert, lettre à René de Maricourt datée du 4 janvier 1867, dans Édition électronique des lettres de Flaubert, dir. Danielle Girard et Yvan Leclerc, Rouen, Centre Flaubert, Université de Rouen, 2003, Disponible en ligne sur https://flaubert.univ-rouen.fr/correspondance/conard/outils/1867.htm.
12 Pour se figurer à quel point ce folklore est tenace, on peut par exemple réécouter le photographe Patrick Chauvel, invité de l’émission « Par les temps qui courent » de Marie Richeux sur France Culture. Marie Richeux (prod.), Patrick Chauvel : “Le photographe est une sentinelle en alerte”, Par les temps qui courent [émission radiophonique], France Culture, 15 juin 2020 (première diffusion le 7 novembre 2019), 59 min. Disponible en ligne sur : https://www.franceculture.fr/emissions/par-les-temps-qui-courent/patrick-chauvel-le-photographe-est-une-sentinelle-en-alerte. Consulté le 22 juin 2020.
13 Gilles Saussier, op. cit., p. 307.
14 Lire à ce sujet par exemple : Fabrice Raffin, « Politiques culturelles : comment les maires reprennent la main » [en ligne], The Conversation, 8 juin 2020. Disponible sur https://theconversation.com/politiques-culturelles-comment-les-maires-reprennent-la-main-132639. Consulté le 25 juin 2020.
15 Claude Vauclare, Rémi Debeauvais, Le Métier de photographe, Ithaque/Département des études, de la prospective et des statistiques du ministère de la Culture et de la Communication, 2014, p.11. Disponible en ligne sur https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Etudes-et-statistiques/Publications/Collections-de-synthese/Culture-etudes-2007-2020/Le-metier-de-photographe-CE-2015-3.
16 Les Unions de Recouvrement des cotisations de Sécurité Sociale et d’Allocations Familiales (URSSAF) sont des organismes privés chargés d’une mission de service public, relevant de la branche « recouvrement » du régime général de la sécurité sociale. Depuis 2020, l’Urssaf Limousin assure l’ensemble du recouvrement des cotisations et contributions des artistes-auteurs et de leurs diffuseurs, mission auparavant gérée par l’Agessa.
17 Claude Vauclare, Rémi Debeauvais, op. cit., pp. 62-63.
18 Claude Vauclare, Rémi Debeauvais, op. cit., p. 6.
19 Claude Vauclare, Rémi Debeauvais, op. cit., p. 62.
20 L’étude menée pour le ministère montre la variété des statuts selon lesquels les photographes exercent leur activité, sans toujours savoir s’ils sont dans le statut le plus adapté à leur activité. Voir Claude Vauclare, Rémi Debeauvais, op. cit., pp. 15 sq. En outre, une visite sur le blog de Joëlle Verbrugge, avocate au Barreau de Bayonne, intitulé Droit et photographie, permet de se rendre compte du flou qui entoure les statuts des photographes. Disponible en ligne sur https://blog.droit-et-photographie.com/. Consulté le 22 juin 2020.
21 Claude Vauclare, Rémi Debeauvais, op. cit., p. 53.
22 Claude Vauclare, Rémi Debeauvais, op. cit., p. 11.
23 Claude Vauclare, Rémi Debeauvais, op. cit., p. 82.
24 J’ai tenté de le montrer s’agissant de la couverture du tremblement de terre au Népal en 2015 dans ce texte : Frédéric Lecloux, « Un dentiste célèbre », blog Aux Bords du cadre, 13 avril 2016. Disponible en ligne sur https://www.fredericlecloux.com/un-dentiste-celebre/.
25 Frédéric Lecloux, « Serge, Anders et les autres. Une conversation avec Christian Caujolle », blog Aux Bords du cadre [en ligne], 8 mai 2020. Disponible sur https://www.fredericlecloux.com/serge-anders-et-les-autres/. Consulté le 22 juin 2020.
26 Centre d’Information et de Documentation Jeunesse, « Plombier / Plombière » [en ligne], 2020. Disponible sur https://www.cidj.com/metiers/plombier-plombiere. Consulté le 22 juin 2020.
27 Frédéric Lecloux, « Il est possible de faire moins d’images. Une conversation avec Jean-Robert Dantou », blog Aux Bords du cadre [en ligne], 26 septembre 2016. Disponible sur https://www.fredericlecloux.com/il-est-possible-de-faire-moins-dimages/. Consulté le 22 juin 2020.
28 Frédéric Lecloux, « Serge, Anders et les autres. Une conversation avec Christian Caujolle », op. cit.
29 Frédéric Lecloux, « Le Bruit de fond anonyme du monde », blog Aux Bords du cadre, 17 juin 2018. Disponible en ligne sur https://www.fredericlecloux.com/le-bruit-de-fond-anonyme-du-monde/. Consulté le 22 juin 2020.
30 Gilles Saussier, op. cit., p. 309.
Photographie : Sans titre, Série Journal d’un autre.