Territoires du cinématographe 10
Journal d’une résidence de création artistique et de médiation culturelle en Ardèche et en Drôme
La lectrice ou le lecteur souhaitant connaître la raison d’être de ce journal peut en lire l’introduction, exposée en préambule à sa première livraison 1.
Dixième et dernière partie : armer les photographies, 6 septembre 2021 – 23 février 2022
J’avais une idée de ce que je faisais, mais c’était une idée très visuelle. J’avais des idées préconçues et je partais sur le terrain en les appliquant. Quand tu arrives sur le terrain avec ton idée, tu la mets en forme, tu fabriques des photographies, ça peut finir par être formellement très réussi mais finalement tu n’as rien compris. Je me sentais très démuni. Je rentrais chez moi, j’avais fabriqué des artifices. J’avais fabriqué des photographies dont j’ignorais le sens.
– Jean-Robert DANTOU 2
Nyons, lundi 6 septembre 2021
Toujours plongé dans ce livre sur la photographie et la sociologie, dirigé par Jean-Robert avec Florence Weber, Thibaut Menoux et l’ami Mathias Nouvel à l’Agence VU’. Leurs réflexions réveillent mes questions sur le sens des photographies en général, et sur celles réalisées pendant cette résidence en particulier. Je me demande souvent comment ne pas « fabriquer des artifices ». Toute photographie est un artifice, soit, mais l’on peut en fabriquer qui abolissent le sens ou au contraire qui veillent à l’ouvrir. Si l’on choisit l’ouverture, sans doute faut-il alors armer les photographies dans ce but.
Dans un article libérateur publié en 2007, le sociologue américain Howard Becker se demande si les photographies disent la vérité. Après avoir montré que cette question n’a aucun sens (c’est en cela que ce texte est libérateur), l’auteur avance progressivement vers une autre approche, particulièrement efficace : « devant n’importe quelle photographie, demandez-vous à quelle(s) question(s) elle pourrait répondre » 3. Armer une photographie ce serait alors cela : lui donner les moyens de répondre à une ou plusieurs questions, et de rendre ces questions manifestes. Comment ? Un préalable est à mon sens de l’inscrire dans ce que Jacques Rancière a nommé le « régime éthique des images » 4. Ensuite, comme me disait Jean-Robert tout à l’heure au téléphone, sans doute faut-il équiper les photographies de textes, ou a minima de contexte, afin de diminuer soit le risque de la forme pure, soit la prise au contre-sens (comme on dit de la « prise au vent »), soit les deux. Telle est modestement l’ambition de ce journal – non dans le champ scientifique mais dans celui d’une certaine activité du quotidien, le cinéma : m’étant confronté posément aux obstacles que photographier cette activité soulève, tenter de compenser l’insuffisance fondamentale de la photographie par leur dialogue avec l’écrit.
Je me demande ce qu’aurait donné un travail sans texte, dans une écriture photographique neutre et factuelle. Ou sous-tendue par le texte mais plus physique et intellectualisée à la fois, façon Arno Gisinger dans Konstellation Benjamin, par exemple.
Valence, 24e Rencontres nationales Art et essai jeune public, mardi 7 septembre 2021
Venu découvrir le Navire de Valence à l’occasion de ces rencontres organisées par l’Association française des cinémas d’art et essai (Afcae) avec la collaboration des Écrans. Je n’avais pas vu Mickaël Le Saux depuis longtemps. Je retrouve aussi Margot Deschamps, qui est à l’accueil du cinéma. Et Nadège Teyssier, la collègue de Moïse Maigret à Lamastre et Vernoux, lequel arrive bientôt lui aussi. Le public est nombreux pour ces rencontres professionnelles, venu de toute la France. Il y a là aussi le directeur du Navire Cyril Désiré, que nous avions rencontré avec Anne-Lore lors de la présentation de l’extension drômoise de cette résidence le 4 mars dernier à la Cartoucherie. Salué encore Laure Piaton, la directrice du Centre du patrimoine arménien, ethnopôle « Migrations, Frontières, Mémoires », et à ce titre, à qui je suis venu présenter il y a deux semaines mon travail népalo-qatari. Les gens ont l’air heureux de se revoir.
La salle elle-même mélange des traces de différents temps architecturaux : façade néoclassique remontant à son ouverture en 1915 mais retouchée par une verrière contemporaine, corridor d’entrée moderniste où volent déjà quelques feuilles mortes sous d’énormes luminaires années 1980, et dans les escaliers menant aux salles, les murs sont recouverts de tapisseries dont on ne pourrait dire depuis combien de temps elles sont vieilles. Jusqu’au vaste réaménagement du centre de Valence dans les années 2000 les automobiles circulaient devant l’entrée même du cinéma sur le boulevard d’Alsace, et les files des spectateurs s’étiraient entre façade et trafic sur un trottoir étroit.
Selon Margot il y a dans l’équipe du Navire, pour quelques mois encore car elle prend sa retraite à la fin de l’année, une dame dont la propre mère fut ouvreuse dans cette salle lorsqu’elle s’appelait encore le Palace. Elle connaît bien l’histoire des cinémas de la ville qui, avec Bourg-lès-Valence en a compté jusque huit. J’aimerais beaucoup l’interroger. En attendant on trouve quelques informations en ligne sur cette histoire, notamment dans un article lu sur un forum de projectionnistes 5, riche en dates et noms sans âge : il y eut Le Pathé Frères, devenu l’Alhambra puis le Paris (1909-2000), le Kursaal (1912-1935), Le Trianon, devenu Le Provence (1930-1989), Le Mistral (1952-1988)… Accompagnant le texte, des photographies d’archives, dont la forme séduisante parle toujours un peu plus fort que le fond, sont mises en regard d’images issues de la base de données Street View de Google, dont l’absence de forme enlaidit inutilement le fond. Confrontation saisissante.
Nous discutons avec Mickaël, Margot, et un collègue à elle, de ce qu’il y a à photographier dans ce cinéma. Il paraît qu’il y a des caves humides où l’on ne s’aventure pas sans risque de passer au-travers de planchers moisis. Très Lecloux ! Emmenez-moi voir ! En principe, les visiter est de l’ordre du faisable, mais en pratique, je repars sans rendez-vous… Il faudra relancer ce projet. Pour l’heure, quelques bonnes photographies de Margot à l’accueil.
La soirée commence. Salle comble. Catherine Rossi-Batôt, la directrice du Lux, me reconnaît. La dernière fois que nous nous étions vus ce devait être en 2011, pour un projet lié à un ancien dispositif d’aide à la création, les bourses Écritures de lumière, projet abandonné avec l’arrêt du dispositif lui-même. Je me permets de la féliciter pour ses aptitudes physionomistes. Nous nous reverrons bientôt. Le Lux organise en octobre des séances scolaires en Drôme, à Nyons et Buis-les-Baronnies entre autres, et j’aimerais les photographier. Les discours officiels hésitent entre inquiétude, soulagement et espoir. Rares sont celles et ceux ici qui avaient vu une salle de cinéma aussi pleine depuis deux ans.
Bourg-lès-Valence, 24e Rencontres nationales Art et essai jeune public, mercredi 8 septembre 2021
Ce matin, les Rencontres se poursuivent avec une visite de la Cartoucherie. Beaucoup de monde à nouveau. Des visages connus. Mickaël, bien sûr. Margot. Cathy Géry : programmatrice des Rencontres des cinémas d’Europe depuis quelques temps, c’est aussi elle qui a été choisie pour remplacer Philippe Martin à la direction de la Maison de l’Image d’Aubenas, poste qu’elle occupe depuis quelques jours en cumulant les deux casquettes. Salué aussi Véronique Borge, qui travaille avec elle. Photographiquement je suis sûr qu’il y a quelque chose à dire à la Cartoucherie, mais je n’ai pas encore trouvé quoi. La visite des studios d’Andarta Pictures, mais en groupe et sans possibilité de mouvement, m’a donné envie de pouvoir photographier une grande salle pleine d’animateurs derrière leurs écrans. Mais ce n’est pas le jour. Je reviendrai. Peu d’images donc finalement, sauf une ou deux de décors de films d’animation exposés pour l’occasion. Mais dans ce qu’elles racontent, je ne suis pas pour grand chose.
Moïse me présente Cyril Léger, qui dirige le circuit itinérant Cinévillage en Saône-et-Loire. Moïse lui ayant expliqué en deux mots ma résidence, Cyril me demande quel est mon angle. Je n’avais plus entendu cette question depuis mes conversations avec Jean-Luc Marty, quand il était rédacteur en chef de Géo au début des années 2000. « Tu n’es pas le seul à photographier le Népal. Toi, quel est ton angle ? » Il y a vingt ans je parvenais à habiller mes réponses de prétextes documentaires, car en vérité à cette question, je n’ai jamais eu qu’une réponse unique : mon angle c’est vivre – et tant qu’à faire, vivre dans le monde des gens. Recevoir à nouveau cette question comme sortie de ma nuit des temps m’a laissé penaud. Surtout posée avec autant de simplicité et de gentillesse, sans malice aucune. J’ai eu envie de bien répondre. Mais mon angle ? Alors certes il y a « l’ancrage territorial du cinéma ». C’est l’argument de cette résidence. Mais cela ne semble pas lui suffire. Sinon, oui, si l’on veut bien nommer « angle » cette écriture photographique entre documentaire et poésie que je continue de revendiquer : film inversible, lumières naturelles, diaphragme à seize, poses longues, trépied, scènes et objets du quotidien, rares portraits, quelques paysages… Mais cela fait-il un angle ? Et si oui, est-ce seulement le mien, que je ne pratique plus depuis des années ? Les portraits, par exemple : plus j’avance dans cette résidence plus je me rends compte qu’ils sont difficiles à faire parler en dehors de leur contexte. J’en ai de bons de l’équipe de la Maison de l’image, notamment, mais ont-ils leur place dans un livre ou une exposition ? Racontent-ils l’ancrage territorial du cinéma ? Les scènes de groupe fonctionnent mieux, que pourtant je ne photographiais jamais autrefois. Alors, mon angle ? Devenu obtus ? Voire. Ce que je sais c’est que fais ici comme j’ai toujours fait : être présent, observer ce qui subsiste indépendamment de ce qui a lieu et me réjouir quand de cette observation naît une photographie. J’ai raconté cela déjà 6.
Rentré dans l’après-midi à Nyons. Ressorti de la bibliothèque Easter and Oak Trees de Bertien van Manen 7. S’il m’arrivait de refaire encore un livre personnel un jour, je voudrais qu’il en ait la simplicité. Et la famille surtout. Et pour être sûr de prendre mon temps, regardé Le Miroir d’Andreï Tarkovski 8 avant la nuit.
Mirabel et Blacons, Rencontres Ad hoc, mercredi 8 septembre 2021
« L’équipe Ad hoc a dû prendre à contre-cœur, la décision d’annuler une nouvelle fois les Rencontres qui devaient avoir lieu du 8 au 12 septembre prochain. Nous voulions un festival malgré tout et nous avions imaginé une formule adaptée aux contraintes sanitaires. Mais les dernières mesures prises sans concertation mettent à rude épreuve les petits festivals comme le nôtre. Nous nous refusons de rentrer dans ce fonctionnement où une partie de la population se trouve contrôlée par une autre. Nous craignons aussi une importante baisse de fréquentation qui mettrait en péril l’avenir de l’association. Les conditions ne sont donc pas réunies pour le maintien du festival. » 9
Ce n’est pas le lieu de juger ce choix mais bien celui de s’attrister des circonstances qui l’ont motivé. Une simple projection a été maintenue ce soir. C’est Sinjar, d’Alex Liebert et Michel Slomka, que j’ai vu à Lussas l’été dernier. Je décide de ne pas faire le déplacement, et de voir plus tard le Pestel de Die, et décidément, l’Éden de Crest.
Montélimar, 10e festival De l’écrit à l’écran, vendredi 24, samedi 25 et lundi 27 septembre 2021
Pour différentes raisons plus ou moins conscientes je n’ai jamais été spontanément public de festivals. Ni de cinéma ni de musique ni d’aucune discipline. Si rarement j’en ai fréquenté l’un ou l’autre, ce ne fut que pour y promouvoir mes livres. Certes je me nourris de formes artistiques ou intellectuelles mais le besoin d’assouvir cet appétit en célébrations groupales accélérées ne m’a jamais gagné. Il y avait bien l’Écran total de l’Aremberg à la faveur duquel, je l’ai déjà dit, je reçus comme évangile l’intégralité du Décalogue de Krzysztof Kieślowski 10 à l’été 1990. Dans mon souvenir toutefois, ces projections ne répondaient à aucune thématique générale et n’étaient valorisées, comme on dit aujourd’hui, par aucune rencontre ni avec Kieślowski ni avec quiconque, en sorte que c’était moins un festival qu’une magnifique sélection de films. Si donc j’ai photographié les festivals cinématographiques d’Aubenas, Annonay et Lussas depuis deux ans, c’est bien parce que Philippe et Mickaël m’en ont signalé l’adéquation avec l’objet de cette résidence et en quelque sorte donné les clefs. Côté Drôme ces clefs me manquent.
De l’écrit à l’écran, par exemple, est un des grands moments de la saison cinématographique drômoise, qui aurait nécessité de ma part une immersion aussi profonde que dans ceux d’Ardèche. Or étrangement, impossible de me mettre en rapport avec l’équipe de ce festival avant de m’y rendre, ni via Mickaël ni via leur site Internet. J’arrive donc à Montélimar sans idée de ce que je vais pouvoir y faire, et avec pour seule information celle-ci, que la soirée d’ouverture du festival débute à vingt-et-une heures au Palais des congrès. Je ne suis jamais entré dans ce lieu mais j’ai souvent longé sa façade hachurée de rouge tendue sous une longue courbe, qui me fait penser à un graphe d’échantillon de son numérique. De son esthétique faraude j’ai conçu l’idée que, s’il fallait photographier une situation à l’avant-plan de cet édifice, celui-ci parlerait plus fort que la situation. Ce qui est en l’occurrence rassurant car même si je restais coincé dehors avec pour unique sujet celui du public cheminant vers l’entrée de la salle, je ramènerais au pire une image séduisante. Difficile néanmoins de me contenter de cette seule perspective. Ce qui va se passer à l’intérieur est précisément, en ce qui me concerne, devant être photographié. Dès lors, sentiment partagé entre inconfort et inquiétude. Inconfort de ma solitude de résident, et inquiétude de me constater souhaiter que photographier fût devenu confortable. N’est-ce pas au contraire au risque de l’inconfort que naissent les photographies ? J’ai dû m’habituer, sans doute, et me laisser aller à le prendre pour norme, au confort dont Philippe avait pris soin d’entourer mes séjours ardéchois. Si l’on reportait sur un diagramme mes trajets pendant près de deux ans, son ancien appartement albenassien s’en révélerait une sorte d’« attracteur étrange », comme dans les représentations fractales de Benoît Mandelbrot. En Drôme, n’était ma propre maison, Yonola et Philip Blenkinsop n’habitant plus à Die, rien de tel.
Quant à ce festival donc, au contraire de l’immersion souhaitable, difficile d’atteindre ne serait-ce que la surface de ce qui a lieu. Le programme disponible en ligne m’apprend tout de même que la billetterie se tient au théâtre. J’y rencontrerai peut-être quelqu’un à qui me présenter, et de qui obtenir l’autorisation d’accéder aux salles pour y prendre des photographies. Vers dix-sept heures trente une petite foule attend l’ouverture des portes pour un spectacle prévu à dix-huit, en présence d’Ariane Asacaride. Une fois dedans, au premier guichet j’avise un homme qui s’excuse de n’être que le directeur du théâtre et de ne pouvoir m’aider mieux qu’en me renvoyant au guichet voisin, tenu ce soir, en effet, par une dame de l’équipe du festival. Une minute plutôt elle était seule. À présent elle s’occupe de spectateurs putatifs interrompus dans leur élan par les codes à réponse rapide imprimés sur les billets qu’ils ont acquis en ligne, codes illisibles sur les téléphones des bénévoles contrôlant l’entrée de la salle. À l’issue de quoi je parviens à attirer son attention. Elle a juste le temps de me donner le numéro de téléphone d’une collègue avant que son propre téléphone ne sonne. Sa collègue décroche, mais ne peut me parler car elle entame une réunion. Elle me prie de la rappeler une demi-heure plus tard. J’ai bien envie de rentrer à la maison me servir une Chimay et travailler le Villa-Lobos en cours. Ce qui me retient, c’est le gasoil brûlé pour arriver jusqu’ici, cinquante kilomètres aller depuis Nyons, en voiture évidemment, sinon impossible de rentrer ce soir, le dernier bus partant de la gare à vingt-et-une heures dix. Ce sentiment de n’avoir rien à faire à l’endroit où je suis venu me mettre m’attire de plus en plus fréquemment dès que je quitte ma colline. Cela devient handicapant. Mais donc je reste, à la terrasse d’un bar des allées de Provence, faute de Chimay devant une Grimbergen, et devant un exemplaire en papier du programme emporté au théâtre.
Plongé dans le détail des activités pédagogiques et des restitutions d’ateliers organisés pendant l’année, je suis interrompu par Pauline, ma camarade d’Amnesty, avec de bonnes nouvelles. Mes photographies de 2016 avec les familles de travailleurs népalais au Qatar vont à nouveau sortir de leurs dossiers… Le moral remonte. De maussade, je passe à opérationnel. Je rappelle ma seconde interlocutrice qui s’excuse d’avoir dû m’éconduire tout à l’heure et m’invite à la rejoindre au Palais des congrès. C’est Laura Mollon, responsable des relations avec la presse. Mickaël lui a parlé de moi. Je suis censé pouvoir photographier ce que je veux où je veux quand je veux. Enfin j’y suis. Elle me présente Irène Saurel, responsable des ateliers d’éducation à l’image et de la médiation scolaire. Cela fait des mois que j’aurais dû être en contact avec cette personne, qui me remplit le weekend de moments à photographier.
Il est dix-neuf heures trente. Le public de la soirée d’ouverture n’arrivera pas de suite. En attendant je rôde sous les lustres sans facette du salon VIP où un cocktail est donné à l’intention des édiles. Changement de siècle. Plus qu’à Brel c’est à Flaubert que me ramène le microcosme ici venu se mettre en scène. Toilettes soignées, rires intéressés, regards pleins d’obligeance… La circulation des corps semble répondre à une géographie tacite dont le néophyte ne peut qu’enfreindre l’ordre. Hors du salon c’est de nouveau un festival de cinéma. Et hors du palais maintenant, il fait presque noir et les spectateurs arrivent. File fluctuante, tantôt se résorbant vers l’intérieur de la salle tantôt s’allongeant le long du bâtiment. Image séduisante, comme prévu. Entourée judicieusement, elle deviendra peut-être une photographie. Croisé Tristan, le tireur de la Fabrique de l’image à Meysse, avec sa compagne. Une dame de l’équipe du festival rencontrée tout à l’heure me donne un tuyau : au théâtre, les lumières bleues sur le bâtiment sont belles à photographier. Entendu. Mais d’abord je retourne à l’intérieur pour quelques images des spectateurs entrant dans la grande salle du palais, dont je m’éclipse avant que les lumières ne s’éteignent. La dame avait raison, le théâtre est illuminé. Sur le parvis se tient le bar du festival mais évidemment, il n’y a plus personne puisque le public est au palais des congrès…
*
Aujourd’hui les « Lycéens, collégiens et primaires font leur cinéma ». Plus précisément ils l’ont fait, tout au long de l’année, avec Alain Choquart, chef opérateur, réalisateur, scénariste et président fondateur du festival. Et ce matin dans la grande salle du Palais des congrès, ils le montrent. Alain Choquart présente le film de chaque classe avant sa projection. Dans le public les enseignantes et enseignants qui ont mené ces projets sont accompagnés de certains élèves, mais beaucoup sont déjà partis vers de nouvelles vies à travers le pays, qui n’ont pu revenir pour assister à la séance. Je comprends ici que je suis passé à côté d’un aspect important de l’ancrage territorial du cinéma en Drôme. Car même si les cinémas ont été fermés d’octobre à mai derniers, avec l’équipe pédagogique de ce festival le cinéma n’a pourtant pas cessé de s’ancrer dans le territoire, non par la diffusion mais en permettant aux adolescents d’accéder à sa fabrication. Ils ont participé à des ateliers de réalisation de films malgré la contrainte, la contournant, l’assimilant, y compris en tournant les scènes chacun chez soi et en s’accommodant des hiatus de raccords, aidés par Alain Choquart et motivé par leurs professeurs. L’une en particulier, Lisa Vandamme de l’école Portes du Soleil, m’a donné l’impression que s’il avait fallu emmener sa classe sur Pluton pour faire leur film, elle y serait parvenue. Ceci encore, qui apparaît de façon flagrante film après film : ces enfants-là ont pris conscience du pouvoir du cinéma. Je pense que cela faisait partie de mon travail d’assister à quelques-uns de ces ateliers. Raté, je n’en savais rien. Mais au moins j’aurai vu le résultat. Installé un peu à l’écart, en outre, je ne dérange personne en laissant l’appareil sur le trépied et en photographiant les spectateurs en poses longues. Je n’avais pas encore beaucoup de photographies montrant le public en salle. Je crois que je craignais qu’elles se ressemblent toutes. On verra bien.
*
Hier je n’ai pas poursuivi mon exploration du festival montilien car j’ai fait l’aller-retour pour Marseille où avait lieu un autre festival, intitulé Allez avoir, organisé par l’École des hautes études en sciences sociales. Je n’y allais pas pour étendre la résidence aux Bouches-du-Rhône mais parce que Valérie Cuzol et moi y étions invités à projeter le film que nous avions co-réalisé en 2018 dans le cadre de sa thèse, Quel Côté de l’absence ? 11, l’une et l’autre abordant la question de la place de l’inhumation dans un parcours migratoire. J’ai bien cru ne jamais arriver à Marseille tant il a plu des quantités d’eau effrayantes tout au long de cette route. Parce que donc j’y suis allé en automobile. Un dimanche, pour arriver en train vers treize heures à Marseille, il aurait fallu que je parte de Nyons vers sept heures, et de toute façon en voiture jusqu’Orange. Cette question de la mobilité devient obsédante. Je ne trouve pas de solution. Chaque fois que je me mets au volant j’ai l’impression d’enlever quelques heures de vie à Olga. Les retrouvailles avec Valérie, que je n’avais pas vue depuis longtemps, m’ont remonté le moral. Nous avons discuté un peu avec le public dans la salle après le film. Une vingtaine de personnes. Comme souvent les questions ont porté principalement sur les données de l’enquête sociologique. Questions auxquelles répond habituellement Valérie, qui maîtrise le sujet. Il est rare qu’on nous questionne sur la façon dont nous avons pensé notre collaboration. Nous aimerions pourtant bien qu’on nous demande pourquoi elle a souhaité collaborer avec un photographe, comment nous avons travaillé ensemble, ou comment, par le dialogue entre photographie et science sociale, nous avons tenté de faire émerger un « nous » non réductible à la somme de nos langages respectifs. Le moins que l’on puisse dire est que ce type d’approche n’est pas encore entrée dans les mœurs académiques. Ici comme ailleurs, de questions sur notre collaboration, point. Mais comme chaque fois, Valérie a la gentillesse de me donner la parole afin que je me les pose à moi-même.
Je ne retourne donc à Montélimar que ce matin pour photographier des rencontres scolaires au palais des congrès, en lien avec la projection d’Eiffel 12, de Martin Bourboulon. Le réalisateur, absent pour cause de tournage des Trois Mousquetaires, est représenté par son père, qui a surtout à dire qu’il est fier de son fils, et par Olivier Cauwet, responsable des effets spéciaux du film, lequel a préparé une vidéo pour expliquer son travail. Refait quelques images en salle. Je pensais qu’il y aurait un échange avec les élèves où ils pourraient poser des questions sur ces techniques numériques, mais les deux représentants du film enchaînent avec une autre présentation scolaire, en sorte qu’ils ne s’attardent pas. Retour vers le parvis du théâtre, espérant trouver au bar du festival un peu d’animation photographiable. Il n’y a personne. C’est pourtant, comme le Bournot d’Aubenas, le Nid d’Annonay ou le Kilana de Lussas, le lieu de convergence où devrait se produire ce surcroît de vibration qui distingue un festival d’une programmation en salle. Depuis septembre, sensation de plus en plus précise que quelque chose s’est cassé entre le public et le cinéma.
En rentrant je dépasse Nyons et pousse jusque Sainte-Jalle. Voilà un moment que j’avais repéré, face à la mairie, une grande porte en bois portant à la peinture blanche l’inscription : « ciné grange ». Je l’avais perdue de vue mais mon ami Bruno, qui fut projectionniste à Avignon au temps du trente-cinq millimètres, m’a téléphoné l’autre jour pour me dire qu’il avait pensé à moi en la découvrant. Il y a un C15 Citroën devant la porte et, quelques mètres plus loin, sous les platanes de l’allée qui mène vers la route du col d’Ey, des joueurs de pétanque. En supposant que la camionnette appartienne à l’un des boulistes et que je trouve les mots pour la lui faire déplacer, je n’aurai pas fait quarante kilomètres pour rien et je pourrai faire ma photographie. Je n’ai jamais pris la parole pour interrompre une partie de pétanque avec un service à demander. N’y a-t-il pas une forme de sacrilège à perturber un tel équilibre ? Est-ce seulement permis ? Dans le doute, plutôt qu’aux joueurs je m’adresse à un spectateur assis sur le banc, lequel assume de faire le sale boulot pour moi. Il hèle un vieillard en salopette, Gustave je crois, qui est en train de jouer, et le prie de bien vouloir déplacer sa ferraille. « C’est pourquoi ? », demande un plus jeune, en pantalon militaire et chemisette microfibre orange fluorescent. « Pour photographier le cinéma », je réponds. « Alors n’y va pas, laisse-le là ton C15 ! », qu’il dit à Gustave. Mais comme c’était pour rire, Gustave y va. Plutôt que de garer son automobile de l’autre côté de l’allée devant la mairie, il l’avance de deux mètres, si bien qu’entre son pare-choc arrière et une autre voiture garée à gauche de la porte, je parviens tout juste à installer cette porte dans mon cadre. Mais pas la grange entière. Laquelle du reste est fermée. J’aurais aimé jeter un œil à l’intérieur. Peut-être en demandant à la mairie ? L’accueil est encore éclairé mais la porte est close. Je frappe. La dame au guichet me voit, mais je ne suis pas dans les heures. Quand c’est fermé, c’est fermé. Si elle était sortie déjeuner j’aurais pu faire comme Queue-de-cerise dans Popaïne et vieux tableaux : « maintenant c’est ouvert, j’ai besoin d’un renseignement » 13. Mais pour toute réaction elle replonge les yeux dans son écran. Je retourne vers l’homme qui a dérangé Gustave pour moi. Il me parle de cette grange : ce qu’elle contient (un foutoir), ce qui s’y tint autrefois (les Rencontres des cinémas du monde, un festival qui reçut Jean Odoutan, Benoît Delépine, Cheick Fantamady Camara, Yolande Moreau…), celui qui s’en occupe (René Vialis, un habitant du village), depuis combien de temps elle ne sert plus (il ne sait pas)… À son avis, ce seraient peut-être bien les ouvriers communaux qui en détiendraient la clef. Il les a vus partir tout à l’heure à la déchetterie de Nyons. Ce sont des copains. Doit-il les appeler pour savoir quand ils rentrent ? « Si je n’abuse pas… » « Ils seront là dans un quart d’heure ». Je les attends. Dans la grange en effet, un fatras de comité des fêtes, mais sur le mur de pierre tout au fond, deux filins d’acier entre lesquels j’imagine volontiers qu’on a pu tendre un écran un jour. C’était en 2019, il n’y a pas si longtemps.
Valence, mardi 28 septembre 2021
Au Lux pour une conférence de Michel Poivert ce soir, dans le cadre de l’exposition d’Alain Willaume clôturant sa participation à la résidence Les nouvelles oubliées, la proposition photo-archéologique créée par Anne-Lore Mesnage pour rn7, dont je fus le premier invité en 2019. Cette année Anne-Lore m’a sollicité pour parler avec Alain Willaume de son expérience résidentielle et de son rapport à l’archive, avec prière d’en tirer un texte partageable, ce que nous fîmes 14. Arrivé tôt, déjeuné avec entre autres Bertrand Meunier, un ancien de VU’ passé à Tendance Floue il y a longtemps, et qui sera le prochain à exhumer ses archives sous le regard bien-guidant d’Anne-Lore. Et le prochain aussi, m’a-t-elle demandé, à causer avec moi de ce que fouiller ses propres sédiments provoque. Notre conversation commence un peu déjà ce midi. L’horizon de Bertrand Meunier ce sont les Himalayas pakistanaise et népalaise – et Le Mont analogue de René Daumal 15 dont je découvre l’existence et que je veillerai à avoir lu quand viendra le moment de causer sérieusement. Une nouvelle conversation, c’est certes un nouvel univers qui s’ouvre, un élargissement, mais c’est aussi un étrécissement du temps… Ramasser la vision d’autrui en trois heures… Et dans toutes ces conversations, toujours pas de femme… Un jour, faire parler Lise… Et Natacha Cyrulnik…
Après le déjeuner je m’échappe jusque Tournon-sur-Rhône. Laurent Sausset, directeur du cinéma, étant absent, il a confié à sa collaboratrice Virginie Roure le soin de m’accueillir et de me laisser photographier la salle et le bâtiment qui l’abrite, le Théâtre Jacques Bodin. Il y a deux salles, une grande assez quelconque, et une petite, étroite et longue, avec de la moquette violette aux murs et des sièges rouges, magnifique, qui me saute aux yeux et devient avant même d’avoir été prise une photographie de mes Territoires. Le hall d’accueil est lui aussi remarquable, qui trie d’emblée les spectateurs entre théâtre et cinéma. J’y trouve quelques images supplémentaires. À temps, car cette salle va fermer elle aussi, au profit d’une autre plus moderne. Virginie Roure me remet un livre sur l’histoire du lieu de la part de son directeur.
La conférence de Michel Poivert porte sur le remploi d’images et les questions d’appropriation, ce qui est en partie le sujet de l’exposition d’Alain Willaume. Présentation brillante et accessible à la fois. Michel Poivert très à l’aide, professionnellement l’air de ne pas y toucher. Il faudra maintenant que j’aille voir cet Atlas mnémosyne d’Aby Warbugh 16, et celui de Gehrard Richter 17. Surtout, ces réflexions sur les vies ultérieures des images abandonnées me donnent envie de replonger dans une ancienne tentative en ce sens, mon Journal d’un autre 18, et dans les milliers de diapositives trouvées qui occupent en silence l’ancienne armoire d’Olga dans une cave. Mais que faire de ces traces oubliées ? J’ai cru un temps pouvoir en imaginer des histoires neuves. Mais en ai-je encore envie ? Un raconteur d’histoires, moi ?
Nyons, Causse Méjan (Lozère), du mercredi 29 septembre au dimanche 3 octobre 2021
Ce matin, 29 septembre, avec Magali Courroy de la Maison de l’image, validé à distance la scénographie de l’exposition de ces Territoires sur laquelle nous travaillions depuis des jours, et qui sera inaugurée à Aubenas le 5 novembre prochain. Le soir, départ vers le Méjan. Quatre jours sur le causse, ce sont quatre jours hors du bruit du monde, hors de la marchandisation du monde, hors de la vitesse du monde et hors de ses injonctions… Mais quatre jours permis parce que le reste du temps je nourris son bruit, participe à sa marchandisation, augmente tant soit peu sa vitesse, et me plie à ses injonctions…
Faux-la-Montagne (Creuse), samedi 9 et dimanche 10 octobre 2021
Parti revoir Jean-Robert Dantou et rencontrer sa famille, qui vivent sur le plateau de Millevaches. Causé de ce qu’est une photographie documentaire. Il me fait faire un pas vers davantage de clarté à cet égard. Je lui ai fait présent d’un exemplaire de mes Épiphanies du quotidien 19. Dans le chapitre qatari du livre, nous avisons deux images. D’abord celle d’un matelas abandonné au milieu du sable et des gravats dans le quartier de Barwa City à Doha, à la limite entre ville et désert, que j’ai prise pour sa seule analogie avec la couverture de L’Usure du Monde 20, et cadrée pour que cette analogie soit manifeste. Ensuite, la photographie d’un jeune homme allongé sur la paillasse inférieure d’un lit superposé dans une chambre d’un camp de travailleur, que j’ai prise, celle-là, pour tenter d’éclairer ce que vivre dans un camp de travailleurs impose de contraintes aux corps et aux âmes. La première est poétique et polysémique. Elle ne raconte rien de précis, rien de décidé sur le quotidien des travailleurs migrants. Elle est même propice au malentendu. On pourrait penser qu’elle dénonce l’obligation pour ces hommes de dormir dehors en plein désert sur des matelas infects, ce qui n’est majoritairement pas le cas. Si les matelas qu’on leur affecte sont souvent repoussants, seuls les travailleurs tombés dans l’illégalité suite à la rupture unilatérale de leur contrat et à leur incapacité de se payer un billet d’avion retour peuvent en être réduits à dormir dehors. Mais ce n’était pas mon propos. Cette image, je ne l’ai pensé que comme référence à une ancienne image. L’autre photographie en revanche déborde de détails qui, tous, installent un peu plus le quotidien des travailleurs dans le morne effroi des camps.
En prenant cinq ans plus tard conscience de la différence de régime entre ces deux images d’un même chapitre de mon livre, je me demande ceci : j’ai toujours dit pratiquer une écriture photographique à la lisière entre documentaire et poésie, mais cette lisière existe-t-elle ? La poésie est vitale. Elle nous sauve. Elle comble nos insuffisances. Mais une photographie poétique, ouverte à l’interprétation, transcendante, lorsqu’on se risque à la faire accéder au statut de document, n’est-elle pas fondamentalement trop malléable pour ne pas être reléguée à ce que Jean-Robert appelle une photographie « molle » ? Une photographie ne doit pas nécessairement être documentaire, mais si elle veut l’être, ne doit-elle pas combattre le risque de cette mollesse ? Difficile pour moi d’être catégorique. J’ai l’impression que mes Épiphanies ne veulent pas de ce combat, en tout cas pas individuellement. Je pense toutefois que cet ensemble de photographies structuré avec soin relève encore partiellement du régime documentaire car c’est bien leur lien avec le Népal qui les subsume. Quant à mon travail avec les Népalais du Qatar, le doute n’est pas permis. Il requiert d’être armé contre les équivoques, car il prend position contre le gouvernement du corps du dominé par le dominant. Pour autant, une photographie documentaire n’a pas vocation à délivrer un sens prêt à l’emploi. Au contraire, elle aurait plutôt pour tâche d’établir la complexité d’une situation en donnant à la lectrice et au lecteur les outils pour se faire leur propre idée sur cette situation. Encore faut-il leur donner les bons outils. Si ce dont vous avez besoin est un tournevis et qu’on vous présente un ciseau à bois, on vous bloque. La question de la forme est ici déterminante : si on vous présente le tournevis dont vous avez besoin mais déguisé en ciseau à bois, non seulement on vous bloque, mais en outre on vous trompe.
Armer une photographie contre l’équivoque ne signifie pas pour autant renoncer à la forme – à la clarté de la forme, à la beauté, à la lisibilité, à la nuance de la forme… Tant de photographies documentaires n’atteignent pas leur but pour la raison que le photographe oublie qu’il s’inscrit dans une histoire de formes. Armer une photographie, c’est simplement renoncer à la séduction de la forme. Cela dit, c’est pareil si l’on fait le choix de la poésie : c’est aussi au risque de la séduction et du cliché : si tout peut vouloir tout dire tout le temps et à n’importe qui, la poésie devient prétexte à la paresse. Tout un vocabulaire a cours désormais dans une certaine veine de séries photographiques égocentrées (bouts de corps plus ou moins nus, chiens errants, arbres, fenêtres, animaux morts, fleurs, silhouettes, oiseaux en nuée dans le ciel…) où le projet poétique finit par se figer dans sa propre répétition, seuls variant les degrés de flou et de contraste ou l’équilibre entre monochrome et couleur…
Qu’en est-il de mes Territoires du cinématographe ? J’ai décortiqué au début de ce journal le terme de « document » pour le tenir à distance. Car il me semble qu’on a souhaité m’offrir ici, précisément, de ne pas être tenu de produire des documents, c’est-à-dire des photographies dont le travail est au premier chef d’attester de ce qu’elles ont enregistré. Ce qu’on m’a offert, c’est la liberté de produire au contraire des ouvertures vers l’imaginaire, un peu comme les « trous de ver » des astrophysiciens qui relient des régions éloignées de l’espace-temps. Je ne me suis pas privé d’exercer cette possibilité. J’ai pourtant réalisé aussi, notamment dans les festivals et les rencontres scolaires, des photographies entretenant un rapport aux faits plus serré, plus contraint, dotées d’un degré de signification rendant leur contexte immédiatement reconnaissable. Ce qui en fait sans doute pour les salles de cinémas, Les Écrans ou la Maison de l’image, de précieuses traces de leurs activités. Mais je m’y sens moins chez moi. Je continue de me demander s’il aurait été possible de faire les deux en même temps : que les photographies de Margot Deschamps dans les collèges eussent la force esthétique du portrait de Patrycja Płanik, ou l’aura de celle du faisceau du projecteur de Lussas.
Tout cela m’a fait me demander ce que j’aime encore dans une photographie et si elle est encore mon langage. À force d’étudier l’histoire de ce médium, ne me suis-je pas laissé piéger à aimer les photographies qu’il est raisonnable d’aimer quand on est photographe ? Et à force d’en regarder, n’ai-je pas cédé à la tentation de me considérer comme définitivement submergé par leur flux, et d’opposer à cette submersion le confort d’un relatif silence ?
Les photographies qui me remuent l’âme sont de trois sortes. Les premières, ce sont des photographies de visages, j’en ai déjà parlé 21. Peu importe l’âge ou le genre. Je croise, sinon tous les jours du moins plusieurs fois par semaine, des visages qui me disent – ou plutôt dans lesquels je lis, car c’est probablement faux : « je sais quelque chose que vous ne savez pas ». Dit autrement : « si vous aviez accès à ce qui a lieu derrière mon visage, vous seriez sauvé ». Pour peu que ce visage soit photographié, l’hypothèse de cet accès devient éternelle. Visage, sauveur avant toute chose.
Les autres, ce sont précisément des images d’Himalaya, le plus souvent des années 1970, un peu avant ou après. Non celles d’auteurs animés d’une ambition esthétique, ni de reporters motivés par l’information, ni même de touristes soulignant ce qu’ils ont vu d’exceptionnel. Ce sont des photographies prises par des êtres humains, et ne disant rien d’autre que : j’ai vécu d’être là, auprès de cette personne, dans ce paysage, et ce vécu a remis en question ce que je pensais être, et de cette remise en question j’ai gardé trace. Ce sont des photographies d’une époque intermédiaire du voyage en Himalaya : plus celui des hippies, et pas encore celui de la consommation massifiée de l’ailleurs. C’est le voyage de centaines d’inconnus, délicatement banal, dont on commence à trouver quelques traces numérisées en ligne. Ce voyage même qu’Hugh Swift a pratiqué et raconté pendant des décennies 22 : un voyage lent, modeste, ouvert, généreux, opiniâtre et discret. Face à ces photographies, je ressens le même vertige qu’aux premières lectures de L’Usage du Monde : le besoin me submerge d’y entrer et d’exister au-dedans d’elles, au temps et au lieu qu’elles disent. Et les problèmes commencent, car temps et lieux ne sont plus…
Les dernières, ce sont de rares images de poésie pure et flottante.
Tout le reste est raisonnement.
Quant à savoir si la photographie est encore mon langage… Certes il y a les photographies créées au fil de cette résidence. Mais cette patiente entreprise d’exploration cinématographique arrive à son terme dans un paysage déserté par le public. Alors, photographier pour quoi faire ? Se souvenir ? Est-ce suffisant ? Ou plus largement, critiquer la course du monde ? Soit, mais par où commencer ? Et que dire que d’autres n’aient déjà mieux dit ? De l’idiote suffisance des mâles (Virginia Woolf, Françoise Héritier, Geneviève Fraisse…) à notre assuétude aveugle à la technique (Ivan Illich, Jacques Ellul) ou à l’ordre (Catherine Malabou), en passant par la violence de notre héritage colonial (Pascal Blanchard, Daniel Foliard, Roxanne Dunbar-Ortiz…), le champ est vaste… Dans cette liste d’ailleurs, pas un photographe. Ne devrais-je pas alors me demander si je crois encore en la photographie comme outil de questionnement du monde ? Mais est-il encore seulement temps de questionner le monde, tant les réponses sont connues et l’urgence imprescriptible ? Face à l’ampleur des périls, le geste de questionner n’est-il pas désormais dépassé par sa frivolité ? Ne faut-il pas lui suppléer soit l’action, soit une forme de silence ou de retrait ? (Pas assez parlé de Mark Hollis dans ces pages. Pas tant de sa musique, il vaut mieux l’écouter. Mais pour réfléchir à nos armes face à notre propre inclination pour la parole.) Repensé à l’injonction de Kafka 23 qui avait déclenché les réflexions liminaires de ce journal : « Dans ton combat entre toi et le monde, seconde le monde », c’est-à-dire, comme l’analysait Enzo Cormann : dans ton duel avec le monde, laisse-toi envahir par le monde pour mieux le nommer, par un geste qui soit « moins de l’ordre de la représentation (je vous inocule une vision du monde alternative aux représentations dominantes), que de l’opération contaminante (j’injecte du mouvement et des possibles dans des représentations figées) ». Et l’auteur de citer Maurice Blanchot : « De toute manière, tu es perdu. – Je dois donc cesser ? – Non, si tu cesses, tu es perdu » 24.
Au spectacle, nous savons aujourd’hui qu’il n’y a pas de dehors.
– Jean-Louis COMOLLI 25
Buis-les-Baronnies, jeudi 14 octobre 2021
Le Lux, scène nationale de Valence, organise donc en octobre et novembre des animations scolaires sur le cinéma dans différentes écoles de la Drôme. La semaine dernière il y avait plusieurs séances à Nyons, que je n’ai pu suivre. Cette semaine c’est à Buis-les-Baronnies et à Saint-Paul-trois-Châteaux. Je suis à Buis cet après-midi, à l’école élémentaire, classe de Laure Moretta, CE2-CM1. Ghislaine Lassiaz, médiatrice pour le Lux, anime la rencontre. Clément Courte, projectionniste au cinéma Le Reg’art, y assiste. Le thème de l’animation est « monstres et mondes merveilleux ». Pour fans de Tim Burton ! Présentation historique, extraits, discussions avec les élèves… Au début de la rencontre un enfant ne répond que par des dessins sur son ardoise en plastique, sans un mot. J’ai cru un moment qu’il était muet, mais il est juste en demande de calme. C’était émouvant. Le tableau de la classe est vert, comme quand j’étais petit. Aussi les extraits de films présentés par Ghislaine sont-ils teintés en bichromie pour La Belle et la bête 26, et en quadrichromie avec vert augmenté pour Édouard aux mains d’argent 27. L’effet est étrange, mais charmant. Et les fenêtres n’ont pas de volet…
À dix-huit heures Ghislaine présente le film de Jean Cocteau au Reg’art. J’arrive tôt, juste après la classe. Clément me fait découvrir son lieu. Je fais quelques photographies de la cabine de projection, du hall et de la salle. À l’extérieur c’est inutile pour l’instant : le parking est si plein que ma photographie ressemblerait à une publicité pour automobiles. Après quoi j’attends l’heure de la séance au café d’en face, où la Chimay est à trois euros cinquante, à peu près ce qu’elle coûtait en 1998 à Bruxelles. Café à remonter le temps. La projection de Cocteau ne fait pas recette. Guère plus d’une douzaine de personnes se dispersent dans la salle. Trois adultes vers les premiers rangs, deux au milieu, et tout au fond une dame avec ses enfants et leurs copains. Des écoliers de la classe de tout à l’heure, ce sont les seuls à être venus. Pourtant la séance leur est offerte. Ici comme ailleurs, les spectateurs n’ont pas repris la direction des cinémas. Je me console en voyant enfin ce film. Et dans le noir, je prends quelques photographies du public au trépied. Une discussion s’engage ensuite entre les adultes des premiers rangs et Ghislaine. Mais le public est si épars que mes photographies s’annoncent tristes. Pensant qu’elles le seraient moins si les enfants de l’arrière-salle se rapprochaient pour grossir les premiers rangs, je demande à Ghislaine de le leur suggérer. Malheureusement ils en profitent pour s’échapper avec la dame qui les accompagnait. Les deux adultes du milieu de salle saisissent l’occasion pour disparaître pareillement, en sorte qu’elle reste seule avec les personnes des premiers rangs. Il ne sera pas dit que je n’aurai pas tenté d’infléchir l’indicialité de l’image pour lui faire dire davantage que ce qu’elle disait ! Ghislaine connaît ce film et son histoire dans chacun de ses détails. À un moment pourtant je dois cesser de me cultiver et sortir, car si je veux prendre une photographie extérieure de la salle qui ne ressemble pas à une illustration pour un dossier d’urbanisme, c’est maintenant. Clément m’exfiltre, me suit, regarde et commente mes cadrages sur l’écran de l’appareil photographique, et d’une certaine manière valide mes choix. Il semble reconnaître son cinéma, je veux dire, ce qui le rend particulier à ses yeux. Je crois bien que j’ai trouvé une photographie. Rentré à Nyons dans le noir, en pensant aux sangliers à chaque tournant.
Saint-Paul-Trois-Châteaux, vendredi 15 octobre 2021
École élémentaire Pialon. Retrouvé Ghislaine devant l’école. Hervé Dagnac nous accueille. L’enthousiasme des enseignants est le même, mais les écoles ne se ressemblent pas. Ici le tableau est blanc, les volets de fenêtres électriques, le bâtiment moderne et spacieux… Il y a moins de soixante kilomètres et plus de vingt ans d’écart entre cette salle de classe et celle de Laure Moretta hier à Buis. Les couleurs d’Édouard aux mains d’argent sont plus réalistes. Je découvre aussi Les Aventures du prince Ahmed de Lotte Reiniger 28, qui aurait très bien pu être projeté sur fond vert d’ailleurs, mais qui est surtout merveilleux de finesse et de puissance. À la présentation assiste Marion Prévôt, médiatrice au cinéma le 7e art ici en ville. Elle est venue annoncer aux écoliers une projection gratuite qui aura lieu bientôt, et insiste pour qu’ils demandent à leurs parents de bloquer la date. Marion me parle de Christophe, son directeur, qu’il faudrait que je rencontre, et me souhaite anticipativement la bienvenue dans leur cinéma.
Festival du film de Saint-Paul-trois-châteaux, mercredi 20, jeudi 21 et vendredi 22 octobre 2021
Arrivé ici sans trop savoir où je mettais les pieds. Après plusieurs tentatives depuis fin mai pour présenter à l’équipe du festival ma résidence et mon souhait que celle-ci et celui-là puissent se croiser, Mickaël et moi avons enfin réussi à déclencher une réaction la semaine dernière. Jean-Baptiste Germain m’a appelé. Producteur (Bootstrap à Saint-Ouen) et réalisateur de métier, il est aussi le fraîchement promu directeur artistique de ce respectable festival à la recherche d’un nouveau souffle. « Que puis-je faire pour vous ? », me demande-t-il au téléphone. Je raconte le travail photographique en cours depuis deux ans, dans lequel des images de son festival trouveraient naturellement leur place et, partant, m’enquiert de la possibilité d’y accéder. Semblant intéressé, Jean-Baptiste promet de me réserver un passe. « En échange de quoi », si je pouvais lui fournir quotidiennement quelques images à diffuser sur ses réseaux sociaux…
Le cœur du festival bat à l’Espace de la Gare, juste à côté de l’école où j’ai photographié l’intervention scolaire de Ghislaine la semaine passée. Il battait naguère autour du cinéma le 7e art, un peu plus loin sur l’avenue, mais aujourd’hui c’est ici. J’arrive vers dix-huit heures. C’est la soirée d’ouverture. Il y a là une quinzaine de personnes. C’est encore tôt. Je suis rapidement pris en charge, l’expression est appropriée, par Corinne Destombes, qu’on me présente comme présidente du festival, ce qu’elle tente d’atténuer. Je me renseigne en rentrant à la maison. Fondatrice et directrice de 1999 à 2006 du bureau du cinéma Drôme-Ardèche, entrée comme directrice de production au studio d’animation Folimage à Valence en 2005, Corinne Destombes y occupe aujourd’hui le poste de directrice du développement. Et récemment en effet, elle est a en outre pris la succession de Noëlle Vachon à la présidence de ce festival lorsqu’après des années de service celle-ci a souhaité passer la main. Je n’ai pas le temps de terminer mon bref exposé de l’objet de ma résidence que Corinne revient avec un passe qui me permettra d’accéder à toutes les séances que je veux. En passant elle me présente Marie Defour, chargée de l’exploitation et de la diffusion cinématographique à la direction de la culture et du patrimoine à la Région, avec qui nous parlons de la future exposition itinérante de ce travail. Il y a là aussi Christophe Dumont-Novoletto, le directeur et projectionniste du cinéma le 7e art, celui-là même que son assistante me conseillait de rencontrer hier. Il me souhaite la bienvenue avec une générosité et un enthousiasme, j’allais écrire, je ne sais pourquoi, d’avant l’ère numérique, puis cette comparaison m’a semblé ridicule – les réseaux n’ont tout de même pas changé la manière de nous saluer – mais je la garde, car elle correspond bien à l’énergie de l’homme. Mes Territoires lui parlent. C’est comme s’il voyait à l’avance les photographies que je pourrais prendre dans son cinéma. Rendez-vous pris pour demain. Pour l’heure, avec Frédérique Lemenand, directrice du cinéma de Saint-Vallier, il nous emmène au Musée de la truffe où est donnée l’inauguration du festival. J’y rencontre enfin Jean-Baptiste Germain et croise quelques visages connus. La cérémonie commence par le renouvellement du partenariat historique entre le festival et la société Orano Tricastin, anciennement Areva, qui exploite la centrale nucléaire toute proche. Séance de signature un peu gênée. Nul ne semble avoir envie de s’éterniser devant ce kakémono à l’effigie de la multinationale. On a plutôt envie de passer à la suite, à savoir, manger de la truffe. Avant quoi Jean-Baptiste présente les remerciements d’usage, moi-même au passage comme son photographe attitré, et le jury du festival : Valérie Kaprisky, Lorraine Levy et Régis Wargnier (je savais bien qu’il y avait une raison pour avoir repensé à son Seigneur du château 29 il y a peu… Mais je n’ai rien pu lui dire).
Les patrons du musée-restaurant semblent heureux d’accueillir cet événement. Pas chichiteux. Je mange mon omelette parfumée en causant avec Marie Defour de son travail à la région, consistant à identifier et répondre aux besoins de plus de vingt festivals de cinéma. En face de nous, les journalistes de la Tribune et du Dauphiné. À ma droite, un cadre du Crédit Mutuel, également soutien du festival. Banque, nucléaire, presse régionale, pouvoirs publics et les femmes et les hommes qui agissent en leurs noms : c’est aussi tout cela, l’ancrage territorial du cinématographe. Cette aventure n’est pas qu’affaire de propositions artistiques et de publics, ni de convergence ou non entre ces deux seuls facteurs. Un moment de flottement dans le repas : des convives s’affairent sur leur téléphone car la ville voisine de Bollène a été bouclée par les gendarmes traquant un meurtrier en fuite, armé de la hache dont il vient de décapiter son grand-père. D’aucuns se demandent comment ils vont rentrer chez eux. Mais l’heure tourne. La truffe et les crus locaux ont presque fait oublier aux commensaux qu’il y avait un film à regarder. Retour vers l’Espace de la Gare. J’ai le temps de prendre trois photographies du public dans la salle avant la projection, puis sentant que je ne ferai rien de mieux ce soir, je rentre à Nyons.
*
Le matin sur mon téléphone arrive un message signé Mélanie, dont j’apprendrai ultérieurement qu’elle est l’assistante de Jean-Baptiste. Elle me demande les photographies de la veille, avec prière de les expédier en copie à plusieurs adresses électroniques. Je me suis donc bien fait embaucher comme photographe. Las. Si gérer ce genre de malentendu fait sans doute partie de mon travail, y être acculé est toujours le signe que je n’ai pas été capable de les éviter. Par excès de faiblesse ou d’assurance ? Je n’en saurai rien. Comme toutes celles et ceux qui m’ont ouvert leurs portes depuis deux ans Jean-Baptiste et son équipe recevront une dizaine d’images en basse définition pour diffusion libre, et plus sur demande…
De retour à Saint-Paul l’après-midi, sans détour au 7e art. Hâte de voir à quoi ressemble cette salle et de prendre le temps de causer avec Christophe. Accueil spontanément chaleureux. Il me fait visiter son lieu. Son petit bureau dans un module Algeco, ses salles, l’escalier qui mène à la cabine, nous monterons tout à l’heure. D’abord il va fumer une cigarette dehors. La façade est habillée d’une longue fresque de références cinématographiques. J’ai oublié de demander les noms des peintres à Christophe. Puissent-elles ou ils me pardonner. Le détail que je n’ai eu aucun mal à retenir en revanche, ce qui me fait culpabiliser doublement, ce sont les poussins de Claude Ponti qui apportent à la fresque leur diablerie faussement discrète. Poussins ajoutés par le dessinateur lui-même un beau jour de la Fête du livre de jeunesse de la ville. Libraire à Bruxelles à vingt ans et père à vingt-neuf, j’ai été un lecteur assidu des fantaisies de Claude Ponti – comme de ses drames mélancoliques, deux romans sombres et psychanalytiques parus jadis à L’Olivier 30. Comme quoi, on a beau se penser ouvert et curieux, on se raccroche toujours à ce qu’on connaît. Dans la cabine de projection Christophe commence à placer sur l’enrouleur les bobines de l’ultime copie trente-cinq millimètres de Milena de Vera Belmont 31, avec Valérie Kaprisky, expédié par courrier spécial depuis la Cinémathèque en prévision de la projection de demain soir, en présence de la comédienne. Il monte le film dans le noir, éclairant ses manipulations au téléphone pour ne pas déranger une séance qui tourne en salle. Il aurait pu le faire plus tard à la lumière mais l’occasion est trop belle, puisque je suis là, qu’existent des photographies de lui exécutant ce geste presque déjà disparu. N’ayant jamais vu faire je photographie tant que je peux. Par un malheureux hasard d’organisation le petit événement que constitue le sursaut temporel de cette projection analogique – pas un des exploitants que j’ai rencontrés depuis deux ans n’a fait tourner un film en trente-cinq depuis le début des années 2010 – tombe en même temps que La Nuit du court, moment phare du festival. Christophe craint que sa projection argentique n’attire guère de monde. Ici non plus « les spectateurs ne sont pas revenus ». (Je vais désormais mettre cette phrase entre guillemets comme on le fait d’une citation, car depuis quelques temps je l’entends dans toutes les bouches de celles et ceux qui font vivre le cinéma dans cette région). La séance en cours se termine. Moins de dix personnes sortent de la salle, y compris Valérie Kaprisky, Lorraine Levy et Régis Wargnier, car c’était un film en compétition. Christophe me prie de bien vouloir prendre une image de lui avec eux dans son cinéma. Exercice étrange que celui de photographier des humains ayant développé face à l’appareil photographique un langage corporel à activation instantané, partiellement inconscient, moyennant lequel tout accès à leurs émotions est barricadé. Je pense avec un mélange d’angoisse et de respect à Serge Picard et Jérome Bonnet, excellents portraitistes avec qui je partageais parfois une semaine à Arles du temps où j’y animais des stages, et dont déchiffrer ce langage et briser ces codes est le métier. Espérons que mon image des trois vedettes sera suffisamment acceptable pour fournir à Christophe un souvenir digne. Le soir je rentre à Nyons en faisant étape à Valaurie. Se tient à la Maison de la tour un des événements hors-les-murs du festival : l’exposition des photographies et objets rassemblés par Tristan Zilberman, le tireur de la Fabrique de l’image à Meysse, et Magali Fay, sur le mouvement des Gilets jaunes. Leur une scénographie occupe l’espace multiple de la vénérable maison avec une générosité et un souci du détail parvenant à célébrer l’esprit de cette contestation et à l’élever au-dessus des faits divers qui l’ont marquée. Il y a beaucoup de monde à ce vernissage, bien plus qu’aux séances de cinéma.
*
Le vendredi en début d’après-midi je reviens une fois encore à Saint-Paul tenter de reconnaître des photographies dans ce festival étrange. Dans le hall de l’Espace de la Gare, aux tables installées pour permettre au public de discuter autour d’un verre, de public, point. Je retourne au 7e art voir Christophe. De séance en séance, sa salle reste quasi vide. Comme si les spectateurs de cinéma ne voulaient plus des expériences collectives. Comme si la salle n’avait eu jusqu’ici qu’une fonction visuelle et non sociale et que, le passage à la projection numérique ayant réglé la cherté et la rareté de la reproductibilité technique des films, il n’y avait plus eu qu’à transplanter ce numérique chez soi. Heureusement que pour faire la fête arrive bientôt le Saint-Paul Soul Funk Festival, dont Christophe est partie prenante, et qui rassemble depuis quinze ans les meilleures musiques du genre autour d’un noyau de passionnés 32. On cause un peu d’Ann Peebles et d’Aretha. Mais tout de même, cette perspective ne compense pas le naufrage en cours. Revu Le Regard d’Ulysse 33 récemment. Chez moi, évidemment (dans l’édition Artifcial Eye, le distributeur anglais de DVD grâce auquel, à six ou sept livres sterling le disque, de Robert Bresson à Andreï Tarkovski, j’ai comblé au début des années 2000 les lacunes les plus urgentes de ma culture cinématographique). Toujours cette impression que la « grande affaire » de Theo Angel Angelópoulos, pour parler comme Serge Daney, c’est l’inconsolable misère de l’Européen : celle d’être devenu sédentaire, et surtout sédentaire ici, dans ce bout de monde borné par l’océan, obstacle peu franchissable, alors qu’il n’est qu’un bipède marcheur. De cette sédentarité il a longtemps tiré son arrogance, avant de mesurer quoiqu’un peu tard l’étendue de sa solitude de sédentaire. C’est tout le problème de Rimbaud : « M’étant retrouvé deux sous de raison – ça passe vite ! – je vois que mes malaises viennent de ne m’être pas figuré assez tôt que nous sommes à l’Occident ». C’est-à-dire : immobile malgré lui, stagnant dans les « marais occidentaux » 34. À quatorze heures Christophe lance Retour à Reims 35. On cause encore un peu puis, ayant photographié tout ce que mes yeux parvenaient à voir ici pour l’instant, je prends le film en route. Pour une raison incompréhensible – est-ce de ne plus supporter être pris dans une foule ? ou d’avoir lu Gustave Le Bon trop tôt ou trop mal ? –, la ferveur populaire et la solennité du discours adressé au peuple me fait instantanément pleurer. Aucune échappatoire. J’ai pleuré sans discontinuer pendant toute la fin du film, puis je suis rentré me sécher à Nyons.
Nyons, 30 octobre 2021
Relu en entier ce soir, sans raison claire, le texte de Brumes à venir 36, pour la première fois depuis sa parution en 2012. J’avais oublié combien ce livre est peu abordable. Souvent, et d’autant plus ces jours-ci où j’anime nombre d’ateliers liés à la photographie, je demande aux photographes qui me sollicitent de réfléchir à la question de savoir « pour dire quoi et à qui » ils veulent montrer ce qu’ils font. Avec cette idée que pouvoir y répondre même imparfaitement constituerait un passage obligatoire. N’avoir pas dû y répondre ici, et avoir pu « dire » sans savoir ni « quoi » ni « à qui », et quand bien même avec maladresse, est un des luxes que m’a ouvert la chance d’avoir des éditeurs. Sans doute savaient-ils tous deux la béquille qu’était ce livre et la nécessité de poser son contenu hors de moi. Mais ils savaient aussi son échec probable. Avoir agi au nom de la première malgré le second m’a permis de passer à la suite.
Aubenas, jeudi et vendredi 4 et 5 novembre 2021
Nous avons deux jours pour accrocher l’exposition de fin de résidence à la médiathèque Jean Ferrat d’Aubenas et dans la ville, avec Tristan Zilberman, Magali Courroy de la Maison de l’image, Eric Leboiteux et l’un de ses collègues de la médiathèque. Des semaines de travail à en préparer la scénographie – le mur intégralement recouvert de l’intégralité du journal de résidence, les immenses tirages habillant les baies vitrées de l’entrée, les plus petits sur le mur et dans les alcôves à l’étage, la cage de l’ascenseur… D’enfin voir ces idées prendre forme, j’ai tendance à tout trouver beau ! L’exposition d’avril dernier à Thueyts mise à part, cela fait longtemps que je n’ai pas vu mes images sur des murs ou des vitres. À la maison les rares images accrochées ne sont, sauf une, pas de moi (Denis Brihat, mon ami Bruno, Ganesh Man Chitrakar, Michel Denancé…). Dès qu’il s’agit de montrer mes photographies, je ne parviens pas à les imaginer dans une présentation classique. Je vois de suite des situations éphémères, dans la rue, soumises aux caprices du climat, sur du papier à dos bleu collé à la colle à tapisser ou sur de l’adhésif et, si c’est dans des lieux publics mais abrités comme ici, tirant parti des surfaces, intégrant les images à l’espace, les laissant se faire maltraiter par les aspérités. Désacraliser le fait de montrer la photographie. La rapprocher des gens qui de coutume n’en regardent pas.
Accueilli par Véronique Borge et sa famille pour la nuit. Suite de l’accrochage ce matin. Les six panneaux du Bournot d’abord, avec l’aide de deux employés des services techniques de la ville que cette affaire amuse beaucoup. Ce sont des images de spectateurs regardant des films en extérieur, à Chabrols, Villeneuve-de-Berg, Lussas, Antraigues-sur-Volane, Saint-Péray et Burzet. L’assureur et ses collègues, dont la boutique fait face à notre chantier, ont délaissé leurs ordinateurs pour observer le montage. Le patron sort et, sur le ton de la confidence, un peu inquiet tout de même de faire fausse route, me dit penser que derrière ces images se cache un concept : ce serait que tous ces gens le regardent lui, derrière la vitre de son bureau d’assurance. Ce n’est pas moi qui vais brider son imagination en arbitrant cette hypothèse à sa place ! Réjoui par son idée, il propose de nous photographier tous en pleine installation. Nous continuons ensuite vers le Grand Café français. Puis vient le tour du rideau métallique du Palace, une bandelette par latte, l’arc de cercle au-dessus, les vitrines à gauche et à droite… À chaque surface disponible correspond un fragment d’une photographie prise à l’intérieur de la salle en 2019, découpée en fonction. L’emplacement des fragments coïncidant avec la photographie originale, malgré les portions manquantes, le regard la recompose, et l’ensemble donne l’illusion de pouvoir entrer au Palace et de s’y asseoir pour une séance, comme si la photographie avait fusionné avec le bâtiment. Toutes choses étant égales par ailleurs, la dernière fois que j’ai ressenti le genre d’émotion qui nous emporte Magali et moi face à cette installation, c’est en voyant cette scène aérienne d’un film de JR où le visage d’une personne se recompose à mesure que le wagon d’un train, sur le toit duquel a été collée l’image de ses yeux, arrive à hauteur de celles de son front et de sa mâchoire disposées de part et d’autre de la voie ferrée. Les passants s’arrêtent. Beaucoup posent des questions, espérant la réouverture du palace. Chaque fois il faut leur dire qu’il ne va pas rouvrir, et que nous nous contentons de le rhabiller un peu pour le rendre moins triste. Parfois je me dis que je tiendrais bien un cinéma pour y passer des films trouvés. Je me demande si des particuliers possèdent des collections de bobines seize ou trente-cinq millimètres de films anonymes, et se les passent entre proches ou copains, dans des ciné-clubs miniatures et secrets… Ça me rappelle la salle d’Emir Kusturica dans son phalanstère de Mokra Gora en Serbie, que nous avions visité pendant le voyage de L’Usure du Monde. Elle n’est pas dans le livre mais je dois avoir une diapositive de cette salle. Si je tenais un cinéma du reste, il me plairait aussi qu’il soit flanqué d’un bistrot où je puisse passer mes trente-trois tours.
Le rideau du Palace est susceptible d’être levé en cas de visite pour la vente du bâtiment. J’espère que les bandelettes ne vont pas se déchirer tout de suite. Pour clore cet accrochage nous avons gardé le collage le plus périlleux : la photographie du camion de la Maison de l’image, imprimée sur papier à dos bleu en huit morceaux, six mètres sur quatre en tout, à coller sur un grand mur d’une carrefour venteux, à l’angle de la rue Charles Demars et de la rue Victor Hugo. On manque de perdre un morceau dans les rafales, on se met de la colle partout, c’est dégoûtant, mais en fin de compte, très beau. Quand nous avons fini c’est presque l’heure du vernissage.
Une trentaine de personnes ont fait le déplacement, surtout du monde politique et institutionnel local. La ville est là, le département aussi, l’équipe de la médiathèque bien sûr, celle de la Maison de l’image, Mickaël Le Saux des Écrans venu avec sa fille… On me demande de prendre la parole. Je parle surtout de la gazette que nous avons fait imprimer avec Magali pour accompagner l’exposition. Outre les légendes des images, associées à de petits croquis réalisés par Marie figurant les lieux où elles sont installées, nous avons voulu donner au public que le mur du journal de résidence attire mais qui ne lira pas un demi-million de signes sur deux mètres et demi de haut et cinq de large, la possibilité d’en ramener chez soi des extraits pour les lire à leur aise.
Paris, mercredi 10 novembre
Trois jours à Paris Photo avec Le Bec en l’air. Aujourd’hui une dame arrive : « Bonjour, je suis Catherine Riboud. Nous avions fait un livre de Marc avec vous il y a longtemps… » 37. Elle aurait bien aimé saluer Fabienne, qui ne va pas tarder. En attendant, ému de comprendre qui se trouve en face de moi, je me permets de lui raconter ce que je racontais dans la livraison précédente de ce journal 38 : ma rencontre avec l’œuvre chinoise de feu son époux. Et surtout, le repère que marque désormais pour moi l’évidence de ses textes sur ce que photographier signifie. Au retour de Fabienne Catherine Riboud disparaît avec elle, et moi, je comprends qu’il s’est ouvert et refermé là, trop brièvement, sous cette moche tente en plastique blanc de cette foire énorme, une parenthèse de vie de la sorte qui vibrera longtemps…
Nyons, vendredi 12 novembre
Interviewé à distance sur cette exposition pour le journal du festival, par Léna Didier. D’une belle conversation d’une demi-heure, il ne reste que quinze cents signes…
Rencontres des cinémas d’Europe d’Aubenas, Vals-Les bains, mardi 16 et mercredi 17 novembre 2022
Parti en milieu d’après-midi de Nyons pour une soirée au Rencontres des cinémas d’Europe. Dans un premier temps, pas convaincu de la pertinence de ce voyage : mon exposition est en place, nul n’attend de moi de nouvelles photographies du festival, je ne verrai pas Philippe Martin qui y était du 11 au 14 novembre, ni Jean-François Bayart qui arrivera après mon départ, et je me remets à peine de Paris Photo, asséché par la ville et pressé par le travail en retard. Alors, y aller pour quoi faire ? Juste pour voir de belles choses et passer du bon temps ? Vingt-quatre nouvelles heures hors de la maison, pour le plaisir ? Difficile, le plaisir… Mais on m’invite chaleureusement. J’ai dit oui. Pour me donner bonne conscience tout de même j’ai pris rendez-vous demain à Vals-les-Bains pour photographier la salle… En attendant ce soir je retrouve le festival et l’ambiance d’il y a deux ans. Magali est au Navire, dans son élément, c’est-à-dire avec les spectateurs. Elle a des nouvelles de l’exposition qui semble attirer du monde à la Médiathèque. L’intérieur du Bournot n’a pas changé (l’autre jour je n’en avais revu que l’extérieur), mais l’espace est réparti différemment. Le bar-réfectoire est installé à la place de la librairie, la librairie à la place des bureaux du festival, et une salle de projection a été aménagée dans l’ancien bar. Revu Julien Poujade, Véronique Borge, Jérôme Gouin et beaucoup de visages connus, dont l’incroyable Geneviève, retraitée, bénévole de l’association, merveilleusement râleuse et efficace, Vanessa Chambard, photographe et bergère, Emmanuel Chevillat et Victorien Tardif de Neos films… Avec Emmanuel nous reprenons où nous l’avions laissée, chez lui un soir d’août après l’inauguration des États généraux de Lussas, une conversation sur la lenteur de la photographie argentique, qu’il entrevoit comme une issue salutaire au mouvement incessant des images des films qu’il produit…
Un repas est servi dans la cour. Il y a deux ans le ravitaillement des festivaliers était assuré par La Soucoupe roulante et sa cuisinière, œuvrant dans une jolie caravane bleue et orange que j’avais photographiée de nuit sous la lumière de l’éclairage public. Elle n’est pas là cette année. C’est un cuisinier et son équipe, installés sous une tente, qui proposent leur service de restauration. J’ai revu la caravane bleue l’autre jour sur le parvis de l’Espace de la Gare à Saint-Paul-trois-châteaux, cuisine ambulante du festival du film. Je m’étais fait la réflexion que c’était une chance pour sa propriétaire d’avoir pu maintenir son activité à travers cette période troublée. Mais à y regarder de près l’ancienne raison sociale de La Soucoupe roulante avait été grossièrement grimée sur le flanc de la caravane, remplacée par aucune autre, et la gargote n’était plus tenue par la même personne. En réfléchissant à la violence de la précarité de ces activités satellites et pourtant nécessaires au monde de la culture, j’ai pensé à Catherine Malabou, entendue l’autre jour à la radio parlant de Proudhon et d’anarchie, et à ce qu’elle appelle « l’ubérisation illimité de la vie » 39 : pour elle nous sommes constamment ramenés à un rôle social unique, celui de gestionnaires de nous-mêmes, sans que cette réalité soit théorisée, ce qui la rend insaisissable et nous empêche nous positionner face à elle…
Nuit en ville mais hors du monde. Le festival m’a gardé une chambre au Clos d’Abrigeon. Accueil tout en finesse et discrétion par Tristan Ribeyre. C’est lui qui a relevé de l’abandon ce lieu, propriété de ses ancêtres, pour le malheur des collégiens du quartier qui en avaient fait un refuge prisé, mais pour le bonheur de quelques visiteurs privilégiés. Je loge dans l’ancienne maison du gardien, à côté de la bâtisse familiale, au milieu d’un parc d’un hectare où prospèrent des arbres d’essences rares plantés par son grand-père et son arrière-grand-père. Tout est rénové avec infiniment de goût et de sagesse. Intellectuellement, bizarre écart tout de même : tout à l’heure Durutti et Kropotkine, et ce soir un lit de luxe dans une « propriété d’exception », comme on dit dans les magazines, pour la renaissance de laquelle un squat est tombé. Sans compter que j’ai dormi comme un bébé…
*
Le matin, bu le thé en compagnie de Janis Aussel, invitée du festival pour des ateliers jeune public, puis filé aux Quinconces de Vals-les-Bains. J’ai rendez-vous avec Angélique Vidal, la directrice. Comme je lui expose l’objet de ma résidence, vient à passer Gégory Meyssonnier, son projectionniste. Elle lui confie la tâche de me faire visiter le lieu. Tous deux s’excusent à l’avance de sa désuétude. Moi, je m’y sens bien. L’énergie me rappelle le Styx de la rue de l’Arbre bénit à Ixelles. Dans la cabine le projecteur trente-cinq millimètres est toujours en place. Il y a des cassettes audio empilées sur une étagère. Dans les salles, les couleurs sourdes des murs et des fauteuils sont magnifiques. On dirait du Saul Leiter. Je demanderais bien à Grégory de lancer Paris Texas 40 sur son projecteur. On peut toujours rêver qu’il en garde une copie cachée dans la cave. Il a bien une cassette de Blue Öyster Cult ! Quand j’ai photographié toutes ces couleurs et toute cette âme et suis revenu de mon voyage dans le temps, je fais part à Grégory et Angélique de mon émotion. Ils ont du mal à croire à ma sincérité. Ils pensent que je plaisante. Ils aimeraient tant rénover tout cela, arracher la moquette des murs, remplacer les fauteuils usés, refaire les peintures dans le couloir, et avoir un lieu de travail tant soit peu plus utilisable…
De retour à Aubenas, je déjeune avec Jérôme de la Maison de l’image, et Léo Marchand, co-réalisateur avec Anne-Laure Daffis d’un film mêlant différentes techniques d’animation à des prises de vues réelles, Les voisins de mes voisins sont mes voisins 41. J’aurais aimé monter aux Vans cet après-midi voir la salle de Cyril Villermaux. Je parviens à le joindre mais il n’y a pas de séance ce mercredi. Ce sera pour plus tard. Les Voisins a été plébiscité par le jury des lycéens du festival. La projection officielle commence à quatorze heures. Je reste. J’étais venu pour le plaisir : autant jouer le jeu jusqu’au bout. Assis au dernier rang, pris tout de même quelques photographies du public pendant le film.
Avant que je quitte Aubenas, Vanessa Chambard, la bergère photographe, me demande de regarder son travail. Une transposition féminine et pastorale de la Period of juveline prosperity de Mike Brodie 42. J’allais écrire « toute proportion gardée », mais même pas. Elle est exactement dans ses images, vit et travaille avec les femmes qu’elle photographie, avec un sens du cadre et une générosité presque naïve d’honnêteté – ce qui n’est pas une critique. C’est quasi aussi punk que Brodie. À d’infimes séductions près, qu’elle écrèmera elle-même avec le temps, son travail est fort. Et pourtant sa question est là : que faire de ces photographies ? À quoi servent-elles – peuvent-elles, doivent-elles servir ? Comment les faire exister ? Faut-il travailler à les faire accéder à la reconnaissance ? Mais à quel prix humain et moral ? Et par quels truchements ? Un livre ? Tel est en effet le chemin privilégié par nombre de photographes aujourd’hui. Mais pour imprimer un petit livre à mille exemplaires il faut désormais rassembler pas moins de huit mille euros. Où donc trouver de telles sommes ? En soumettant son dossier aux rares guichets identifiés, où se pressent déjà les vingt-cinq mille photographes de France ? Et si même le dossier aboutit et que le livre voit le jour, qui verra le livre, en dehors de quelques coreligionnaires ? Me vient alors un parallèle avec le cinéma. Depuis deux ans, j’ai rencontré bien des exploitants de salle exerçant leur activité sous le régime de la délégation de service public. J’en suis venu à me demander pourquoi les éditeurs de livres de photographie (et sans doute d’autres champs éditoriaux économiquement minoritaires comme la poésie ou le théâtre), qui passent leur vie à remplir des dossiers pour obtenir de l’argent public afin d’obtenir des subventions destinées à couvrir les frais d’impression de leurs livres, ne pourraient ou ne devraient pas relever d’un tel statut. Que font-ils d’autre qu’utiliser l’argent public au meilleur escient ? Mais passons. Ce travail, donc. Faut-il alors se résoudre à ne pas chercher à le montrer, c’est-à-dire à ne pas le vendre pour ne pas lui nuire, et au contraire apprendre à vivre avec ces images dans le silence de son cœur, en se contentant de savoir qu’elles auront permis à quelques personnes de se sentir reconnues pour ce qu’elles sont, ce qui est déjà important ? Je n’ai pas de réponses à ces questions. J’aimerais bien, pourtant. Et pas seulement parce qu’on m’en demande. Et le plus difficile, c’est de ne pas savoir si mon incapacité à répondre à de telles questions est dû à mon incompétence, ou à l’obsolescence de ces questions-mêmes, désormais sans lien avec l’ordre du monde.
Saint-Montan, Rosières, Les Vans, mardi 30 novembre 2021
Je ne sais plus quand je me suis avisé que de festival en projection j’avais photographié une majorité des salles de cinéma d’Ardèche, et qu’il m’est apparu injustifiable de ne pas les photographier toutes. À ce moment-là je m’étais dit qu’il ne m’en restait que trois ou quatre à visiter, et que ce serait faisable en un voyage. Il m’en restait plutôt six, et partant, six emplois du temps à faire coïncider avec le mien. Pour aujourd’hui, je n’ai obtenu que deux rendez-vous à Rosières et aux Vans.
Plus un troisième, pour un cas particulier : la Petite Ourse de Saint-Montan. En décembre 2019, avec Émilie Valantin et Jean Sclavis, j’y avais projeté les photographies qu’Anne-Lore et moi avions réalisées pour accompagner leur lecture-spectacle célébrant le quadricentenaire de la mort de l’agronome ardéchois Olivier de Serres. Un mois plus tôt, le 11 novembre peu avant midi, à la même heure qu’en 2015 à Katmandou, un tremblement de terre avait frappé Le Teil. Saint-Montan, à vingt kilomètres, n’avait pas été épargné. Partout encore dans le village, des séquelles avaient réveillé mes angoisses népalaises. La soirée m’avait changé les idées, le spectacle en me faisant traverser les siècles, et la Petite Ourse, quelques décennies. C’est une minuscule salle aménagée au dernier étage d’une maison dans une rue piétonne au centre du bourg, gérée par l’association éponyme. La pièce fait moins de trente mètres carrés à vue d’œil. Elle est coupée par un rideau. Du côté public du rideau, une immense collection de cassettes vidéo magnétiques couvrant un mur entier, un écran sur le mur perpendiculaire, un petit projecteur numérique à l’opposé, et au centre, une vingtaine de chaises disparates et quelques-uns des fauteuils de l’ancien cinéma du Teil. Pas le Regain actuel, mais celui qui existait près de l’église dès avant la Première Guerre mondiale sous le nom de Gloria, devint dans les années 1930 le Casino, puis le Rex jusqu’à sa fermeture en 1978 43. Du côté privé, un « fouillis de vieilles de vieilleries ». Le lieu est charmant, fragile et puissant à la fois. Au début de ma résidence, Philippe m’avait toutefois dissuadé de l’y inclure, précisément pour ce qu’elle a de particulier : elle n’est pas une salle de cinéma bénéficiant d’une autorisation d’exploiter, mais un lieu culturel associatif proposant des projections. Si j’avais fait semblant de comprendre l’argument à l’époque, j’avais gardé de ma visite l’envie de photographier l’Ourse quand même. Laurent Reignier, qui nous avait reçus avec Émilie et Jean autrefois, m’accueille à nouveau, avec d’autant plus de joie que, des travaux de réorganisation étant prévus dans la salle, ma visite est l’occasion de garder trace de son état actuel. Je n’ai que deux heures. Le double aurait été prudent. Dans chaque coin il y a des détails à regarder, des reliques, de vieux appareils, des affiches… Ce n’est peut-être pas une salle au sens du Centre national du cinéma, mais eu égard à l’objet de ma résidence, il me semble difficile de contester que la Petite Ourse participe de plein droit à « l’ancrage du cinéma » dans ce territoire.
Au Foyer de Rosières en fin d’après-midi. J’aime ce moment où je découvre la forme et la personnalité d’un nouveau bâtiment abritant un cinéma. C’est un privilège de cette résidence, et en particulier de cette typologie de salles certes un peu opiniâtre dans laquelle je me suis lancé : recevoir l’une après l’autre leurs si diverses façons d’occuper l’espace, portées pourtant par le même dessein de faire vivre le cinématographe – et finir par en être ému. Reste alors à charger ma photographie de cette émotion. Persuadé que chaque salle a pour moi un fragment de l’histoire qui me pousse et que ces voyages consistent à reconstituer, j’écoute. Elle m’indiquera tôt au tard ce qui m’a conduit jusqu’à elle. Je ne m’en vais jamais avant. Une version positive en somme de la croyance de Nicolas Bouvier en « des paysages qui vous en veulent » 44. De l’extérieur, ce Foyer ressemble à une usine du XIXe siècle. Toutefois, usine uniquement de profil. À l’entrée, façade vitrée moderne, rénovée récemment. Dedans, confort et normes standardisées. Si neuf que manque peut-être encore la patine de quelques générations de spectateurs. Mais ce manque est compensé par l’accueil de Christiane Valcke et de son jeune camarade. Ici, ce que la salle me voulait, c’était une photographie extérieure, sa toiture à redans partiels se détachant sur un ciel de crépuscule somptueux, et le mot « cinéma » en lettres capitales modernistes sous-tendues de néons éclairant sa façade latérale discutant avec les lueurs du couchant.
Il fait déjà noir quand j’arrive aux Vans. La façade du Vivans réfléchit vers la nuit la lumière que lui envoient les réverbères municipaux. Cyril Villermaux est en train de préparer la séance de dix-huit heures trente. Le Vivans est une salle municipale qu’il exploite seul en délégation de service public. Ce qui présente l’avantage de la liberté. Le comptoir de l’accueil, le coin lecture, la décoration, les affiches… il arrange l’espace comme bon lui semble. Le choix des films et les programmes imprimés, c’est lui aussi. Mais avec l’inconvénient de dépendre exclusivement des entrées pour dégager un salaire. Quatre entrées ce soir. Des fidèles qui le tutoient. C’est maigre. Le film démarre. On discute un moment de l’avenir. Une des spectatrices revient en rigolant : « Cyril, tu es sûr que tu as démarré le bon film ? » Elle le sermonne gentiment pendant qu’il corrige sa distraction. Encore un de ces cinémas où l’exploitant travaille patiemment à ce que chacun se sente chez soi. Il est tard quand j’arrive à Nyons.
Bourg-lès-Valence, Saint-Vallier, Guilherand-Granges, vendredi 3 décembre 2021
L’autre jour à Folimage, Corinne Destombes m’a proposé de visiter l’ancien magasin de poudre, tout au fond du parc de la Cartoucherie à Bourg-lès-Valence, où sont entreposés les décors des films d’animation réalisés par le studio depuis deux ou trois décennies. Je n’ai su si les photographies que je parviendrais éventuellement à extraire d’une telle caverne parleraient de « l’ancrage territorial du cinéma », mais cette résidence donne à Corinne tellement d’idées que j’aurais eu mauvais gré de lui opposer un attachement par trop rigide à mon programme officiel. Du reste, un entrepôt farci de traces de films est un sujet à mon cœur irrésistible. J’ai donc dit oui. C’est ce matin. Solenne Blanc, directrice de production à Folimage, qui m’avait déjà fait visiter le grenier du studio en centre-ville, m’attend près du château d’eau – qui est d’ailleurs le personnage d’un film de la maison –, m’ouvre le hangar, me laisse les clefs et la liberté de photographier ce que je veux, puis s’en va. La seule lumière provient de la porte coulissante en ferraille à l’entrée. Il y a là des cartons et des boîtes et des bobines et des objets de toutes sortes à perte de vue. Il n’y a pas d’électricité. Mes yeux s’habituent petit à petit. Je vois bientôt le fond, qui est vingt-cinq mètres plus loin. Je n’ose toucher à rien, n’ose rien déplacer. Par où commencer ? Mon cadre usuel vacille. Il y a trop à regarder. Mes premières photographies sont maladroites, coincées par mes lignes orthogonales et frontales. Les poses sont longues. Puis moins. Je joue de la porte d’entrée comme diaphragme. Lentement j’infléchis mes angles. Des images viennent. J’isole des détails. Dans ce magma de souvenirs étalés sur deux cents cinquante mètres carrés, j’en trouve de personnels… Étrange sentiment, celui d’être au milieu des objets mêmes qui ont été filmés pour nous faire rêver il y a des années : toutes les archives de Mia et le Migou 45, Patate et le jardin potager 46 ou 4, 5, 6 Mélie Pain d’épice 47, qu’on allait voir avec Olga à L’Arlequin… J’ai quand même bougé une brouette, qui était dans mon champ de vision…
Ayant refermé la caverne derrière moi je pose les clefs à l’accueil de la Cartoucherie et monte à Saint-Vallier, au nord de Valence, retrouver Frédérique Lemenand, directrice du cinéma Le Galaure. Nous nous étions rencontrés dans l’automobile de Christophe Novoletto à l’inauguration du festival de Saint-Paul-trois-Châteaux en octobre. Comme chaque fois, dès que j’entre, les images se prennent dans ma tête à mesure que je découvre le lieu. Le hall avec ses collections d’affiches, le guichet au centre, l’espace pour les enfants derrière… Frédérique m’ouvre la cabine de projection. Elle donne sur deux salles. Tous les équipements trente-cinq millimètres sont restés, notamment un dispositif de poulies, guides et roulettes qui permettait de faire circuler la pellicule d’un projecteur à l’autre et de projeter le même film dans les deux salles. J’y reste longtemps, photographiant toutes sortes de mécanismes à l’arrêt. Je rentre à la maison en repassant par l’Ardèche et Guilherand-Granges, où m’attendait Flavien Lebrat, projectionniste, et une bénévole du comité des fêtes, qui exploite le cinéma de l’espace municipal Agora. Grande salle mais programme réduit. Quelques séances par semaine : les mardis, jeudis et vendredis soirs et samedis après-midi, plus des projections aléatoires. Salle toute bleue. Je repars sans savoir ce que cette salle me voulait. Peut-être juste le bleu.
Le Cheylard, Lamastre, Bourg-lès-Valence, vendredi 17 décembre 2021
Dernière de trois journées automnales sur les routes alentour, à clôturer ma typologie des salles ardéchoises tout en augmentant mon inventaire drômois lorsque la géographie l’autorise ou le prescrit. Je commence par Le Cheylard, à deux bonnes heures de Nyons. J’ai rendez-vous à midi avec Robert Desmare, professeur des écoles, en l’occurrence de celle qui jouxte le cinéma Vox. Il n’est plus, me dit-il, responsable de l’association exploitant le cinéma depuis longtemps, mais il a de bonne grâce veillé à ce que son bureau valide ma visite et ma séance de prises de vues. Elle fut courte. Il a peu de temps pour déjeuner, et je lui en prends la moitié. De plus j’arrive dix minutes en retard, ayant mal calculé la durée de mon trajet depuis la maison. Trop court pour savoir si le lieu recèle des secrets ou des trésors historiques. La salle n’a pas le temps de me dire grand-chose. Dans la cabine de projection le matériel trente-cinq millimètres est encore en place. Je crois voir une photographie, je n’en sais rien, nous verrons bien. Mais c’est l’extérieur du bâtiment qui me touche. Pourtant, cette lumière rasante de midi sur une surface de ciment lisse ne viendra dialoguer avec aucune image réalisée précédemment.
À Lamastre Nadège m’accueille. Son ami Ali est là aussi. Nous ne nous étions plus vus, elle depuis les Rencontres de l’Afcae en septembre à Valence, et lui, depuis la projection du film sur Queen au château de Crussol à Saint-Péray, l’été 2020. Retrouvailles toujours aussi simples et généreuses. Moi, en confiance, et en joie. Les photographies se font toutes seules, guidées par les couleurs des murs, rouges, jaunes, verts et violets, par le rouge des fauteuils, on dirait un marché aux épices à Katmandou, par la géométrie de la salle ouverte en plusieurs endroits sur un corridor, par son sol à damier noir et blanc, et par l’éclairage dont Nadège me fait voir alternativement toutes les variations possibles. Je l’aide à épingler une affiche des Illusions perdues sur un grand cadre de feutre vert dans le hall. Elle est Ali ont acheté des frites en barquette pour déjeuner, façon chez Antoine, place Jourdan à Ixelles. Quand j’ai fini elle m’invite à les partager avec eux. J’aurai mangé des frites à Lamastre. En partant, à la radio, une femme raconte l’expérience d’avoir mangé le placenta de son dernier-né.
Retour à la Cartoucherie enfin, pour visiter l’école de la Poudrière. Corinne Destombes m’a organisé un rendez-vous avec Annick Teninge, la directrice. Comme je lui raconte d’où vient cette résidence et pourquoi j’en suis l’invité, c’est-à-dire à l’origine grâce à Philippe Martin, elle se souvient avoir été invitée par Philippe à Ahmedabad il y a longtemps, lorsqu’il y dirigeait l’Alliance française. Je ne tombe pas particulièrement bien à la Poudrière. Un long atelier dirigé par le réalisateur bulgare Theodore Ushev à l’attention des étudiants se termine ce jour-là, avec le montage sonore des films des étudiants ayant participé à cet atelier, en sorte que pas grand monde n’est disponible.
Valence, jeudi 6 janvier 2022
Aujourd’hui, au Lux de Valence, Anne-Lore, Mickaël et moi venons rencontrer Catherine Rossi-Batôt, directrice de la scène nationale. Nous expliquons ce que nous faisons depuis des mois – elle le sait déjà un peu – montrons quelques images Anne-Lore et moi. Nous sommes à quelques jours de l’inauguration du festival Viva cinéma, que le Lux consacre chaque année au cinéma restauré. Catherine nous invite dans un an à exposer notre travail dans le cadre de la prochaine édition de ce festival. Nous repartons heureux, et avec l’impression d’avoir ému une première spectatrice. On repasse à la Cartoucherie où se trouve le bureau des Écrans faire le point sur la fin de résidence.
Die, Dieulefit, jeudi 20 janvier 2022
À neuf heures et quart, au Pestel de Die. De l’extérieur, le bâtiment du cinéma ressemble à une villa des années 1930 sur la côte d’Azur. Il ne détonnerait d’ailleurs pas dans certains quartiers bâtis après-guerre à Nyons, qu’on surnomme « le petit Nice » non pour des raisons de convergence politique mais de contingences climatiques. Mais ici au pied du Vercors, ce style art déco assigne d’emblée au Pestel une place à part. Je le photographierai plus tard : j’ai quelques minutes pour me présenter et me préparer à l’arrivée d’une classe de primaire. Jean-Pierre Surle m’accueille, aussi enthousiaste qu’au téléphone l’autre jour. J’ai le temps d’installer l’appareil sur le trépied, de prendre la température de la lumière et de choisir une vitesse suffisamment lente pour que les enfants entrant dans le cinéma ne soient pas reconnaissables – mais lorsqu’ils arrivent j’en suis encore à chercher mon cadre. Cadre incertain, donc. Et photographies ratées. Dans la salle ça va mieux. Je reste un peu après le début du film, à l’arrière de la salle, d’où quelques images veulent bien se manifester. Les enfants n’entendent pas le bruit du déclencheur, déjà discret, éteint par la musique du Chêne 48 et par les images qui les happent dans ses branches.
Jean-Pierre est amateur de photographie. Il a longtemps travaillé au Leica M4. Nous parlons un peu de matériel, et beaucoup de rapport au monde malgré le matériel. Et tout en parlant je photographie le hall, le bar, la cabine, la fresque des toilettes, des détails… Puis il m’ouvre les portes de l’ancien balcon, isolé désormais du reste de la salle par une cloison et un faux-plafond de plaques de plâtre. Le balcon sert de débarras, accueillant entre autres le projecteur trente-cinq millimètres, que nul ne sait où mettre. Certains le gardent dans la cabine quand sa taille le permet, d’autres dans le hall, ou dans les couloirs, d’autres encore en vitrine, façon musée. Dehors je regrette à nouveau de n’avoir pas une focale plus large pour photographier la façade. Je dois jouer des coudes entre les platanes, les véhicules et les poteaux pour la faire tenir dans un cadre pas trop bancal.
Comme je m’apprête à poursuivre ma route vers Dieulefit, Jean-Pierre me confie la copie DCP (Digital Cinema Package, équivalent numérique de la copie trente-cinq d’autrefois) d’un film qui sera projeté là-bas d’ici quelques jours, pour la remettre à son collègue. J’ai oublié de lui demander ce que signifie le nom de son cinéma. En ancien français, « pestel » c’est le « pillon », le « mortier ». « Pesteller », en wallon, c’est « faire les cent pas », « trépigner ». Ma mère utilise souvent ce verbe. L’idée est proche : écraser le sol de ses pieds, comme avec un pillon. Le Pestel, alors, ce serait le lieu où l’on trépigne d’impatience de voir un film ?
Je redescends vers le sud par le col de la Chaudière, à plus de mille mètres d’altitude. Au Labor de Dieulefit Pierre Martin me reçoit. Je lui remets le DCP convoyé depuis Die, puis nous causons. Pierre a de l’humour. Quand je l’avais appelé pour prendre ce rendez-vous, je lui avais dit venir de Nyons. Il m’avait répondu : « Nyons, c’est vers où ?… », et toujours prêt pour le sérieux, j’avais marché. Aujourd’hui pareillement, il plaisante sur l’état de son cinéma et se prête à toutes sortes de mises en scènes d’objets anciens qu’il conserve, dont une plaquette imprimée des mots « Debout momentanément », et avec les portes extérieures de la salle dont il fait varier l’ouverture pour moduler la lumière dont je dispose. Mais lui aussi sait être sérieux lorsqu’il raconte le fonctionnement de l’association et quelques jalons de son histoire…
Valence, Mardi 1er février 2022
À neuf heures, Sonia Garci, de l’Agglomération de Valence, m’ouvre la porte du Mistral, un ancien cinéma situé à l’arrière du Lux, fermé depuis quarante-cinq ans. Ce sera ma seule concession à la mode de la photographie d’exploration urbaine pendant cette résidence. J’ai toujours trouvé que ces images avaient quelque chose de facile. Je dois pourtant reconnaître que dès l’entrée, le silence, la décrépitude, les fantômes, le vague danger issu des planchers en décomposition, donnent à ma visite une solennité un peu factice certes, mais irrésistible.
Le reste de la journée je déambule dans le Lux à l’invitation de Catherine Rossi-Batôt. C’est le dernier jour du festival Viva cinéma. J’aurais dû y être la semaine dernière pour son inauguration. Une semaine à l’isolement m’en a empêché. Dès lors l’animation est moins intense qu’espéré, mais il y a tout de même des photographies à tous les étages : atelier, séance scolaire, répétition pour un ciné-concert… Ce sont parfois des images plus intéressantes que leur sujet, mais le plus souvent, je le crains, de ces images un peu techniques ou factuelles sur lesquelles je me suis posé tant de questions depuis deux ans. Ghislaine Lassiaz me rassure. J’avais photographié ses ateliers scolaires à Buis-les-Baronnies en octobre. Elle anime ici aujourd’hui une journée de formation pour de jeunes Drômois en service civique. Elle a trouvé, me dit-elle au détour de la conversation, mes photographies buxoises excellentes et particulièrement utile pour elle. Bon. Peut-être aurais-je aimé le savoir plus tôt, Mais je continue donc, jusque vers seize heures.
Crest, jeudi 3 février 2022
Cette fois c’est fait, j’ai vu l’Éden. Du moins celui de Crest. C’est ouvert. J’entre. Je me signale. Personne. Je prends déjà quelques images. Puisque j’avais rendez-vous, je suppose que Jean-Pierre Point n’y verra pas d’inconvénient. Je monte dans la grande salle, où se prépare un spectacle qui sera joué ce soir. À la technique, il y a Pascal Nardin du Navire, qui aura décidément été une des balises de cette résidence… Le projecteur trente-cinq, ici, est dans la cage d’escalier. Trouvé finalement Jean-Pierre Point qui me fait gentiment visiter ses salles après m’avoir offert un café. Je l’ai senti plus optimiste que ses collègues sur l’avenir du cinéma. Les gens reviendront. Je repars avec un livre sur l’histoire des cinémas de la ville, auto-édité par un ancien exploitant, Denis Boissy.
Montélimar, jeudi 10 février 2022
Je devrai m’y reprendre à deux fois pour photographier les salles de la ville. Pour aujourd’hui, seules Marianne Fernandez des Templiers et Florence Suppo du Palace m’ont répondu. Deux cinémas très différents. L’un de taille modeste, dans les rues de la vieille ville. L’autre, un complexe de cinq salles, sur le boulevard du Pêcher, dans la prolongation des Allées provençales, face au troisième, la Nef, dont je suis sans nouvelle à ce jour.
Aux Templiers comme dans la plupart des salles depuis des mois, l’accueil est chaleureux. Marianne Fernandez me laisse aller et venir comme je veux. Arrivé un peu tard, et elle-même devant fermer vers midi, je manque un peu de temps. Je trouve pourtant quelques images, notamment dans la cabine.
Au Palace, je viens de photographier la façade et me dirige vers l’entrée quand une voix m’interpelle : « Bonjour monsieur Lecloux ». C’est Florence Suppo, la directrice, avec qui j’ai rendez-vous. Aussi la conversation commence-t-elle dès le boulevard. Elle se prolonge pendant près d’une heure, de salle en salle, mais puisque nous parlons, je ne photographie pas : histoire du lieu, dont elle a repris l’exploitation à la suite de ses parents, politique culturelle municipale, collaboration avec les autres cinémas et festivals de la ville, fréquentation actuelle, avenir de sa propre salle, du métier lui-même… La conversation est belle mais teintée de fatigue et d’inquiétude. J’ai l’impression que nous aurions pu parler longtemps encore, mais nous avons chacun des obligations : « Bon, je vais quand même faire quelques photographies… De combien de temps je dispose ? » – « Vous m’aviez dit au téléphone en avoir pour une demi-heure… » – « C’est vrai, mais on vient d’en passer une entière à discuter ! Je me dépêche ! »
Montélimar, mercredi 16 février 2022
Retour en ville ce matin pour photographier les 7 Nefs, à l’invitation de son directeur, Richard Valot. Aménagé dans une ancienne concession automobile en 1982, le cinéma s’appelle officiellement la Nef, mais puisque c’est une nef de sept salles, elle est davantage connue sous ce nom pluriel. Richard Valot m’ouvre la une et la deux. Ce que la salle me voulait, je le repère assez vite, c’est la moquette étoilée au sol. Il me faut un moment pour trouver le bon angle et la bonne exposition. Ces détails réglés, je crois bien que j’ai une photographie. Et une autre sans doute dans le hall.
Nyons, samedi 29 janvier 2022
Revu ces derniers temps Trust, Simple Men et The Unbelievable truth 49. J’avais gardé de la trilogie de Hal Hartley le souvenir d’une énergie, et de m’y être senti bien. Des images aussi, mais sans jamais pouvoir les rattacher à leur histoire respective. Avec le temps s’était cristallisée la conviction que dans ces trois films était resté enchâssé, protégé peut-être, quelque chose de mes vingt ans. Rouvrant à cinquante cette capsule, j’ai été ému par la puissance rythmique des dialogues et la radicalité des personnages, pour dire le moins. Depuis, journées flottantes. Me voilà revenu où j’en étais alors dans ma tête. La joie d’Adrienne Shelly en moins, assassinée en 2006.
Ce matin, reçu de Téhéran des photographies d’Olga, Marie et moi datant de 2004, sur la route de L’Usure du Monde. Des photographies que je ne connaissais pas, en compagnie de gens qui nous avaient accueillis, et devant l’automobile calligraphiée de la même strophe de Hafiz dont Nicolas Bouvier et Thierry Vernet avaient orné la Topolino en 1954 : « Même si l’abri de ta nuit est peu sûr et ton but encore lointain sache qu’il n’existe pas de chemin sans terme. Ne sois pas triste. »
En route, mercredi 23 février 2022
Je reprendrai la route encore, pour Portes-lès-Valence, Saint-Donat-sur l’Herbasse, Loriol, Pierrelatte peut-être et Romans-sur-Isère… Mais demain, nous changeons de monde.
1 Frédéric Lecloux, « Territoires du cinématographe I », blog Aux Bords du cadre [en ligne], 17 février 2020. Disponible sur https://www.fredericlecloux.com/territoires-du-cinematographe-i/. Consulté le 7 octobre 2021.
2 Jean-Robert Dantou, Mathias Nouel, Florence Weber, Thibaut Menoux (dir.), Pour une alliance entre photographie et sciences sociales, VU’ Éducation (autoédition), 2020.
3 Howard Becker, « Les photographies disent-elles la vérité ? », in Ethnologie française, n°1/2007, vol. 37, Paris, Presses Universitaires de France, pp. 33 à 42. Disponible en ligne sur https://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2007-1-page-33.htm. Consulté le 7 octobre 2021.
4 Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008, p. 121.
5 Hortson, « Anciens cinémas de Valence et Bourg les Valence. Drôme », blog Projectionniste.net [en ligne], 25 octobre 2019. Disponible sur https://www.projectionniste.net/forums/viewtopic.php?t=10426. Consulté le 10 mai 2022.
6 Frédéric Lecloux, « Une photographie », blog Aux Bords du cadre [en ligne], 4 janvier 2015. Disponible sur https://www.fredericlecloux.com/une-photographie/. Consulté le 10 mai 2022.
7 Bertien van Manen, Easter and Oak Trees, Londres, Mack, 2013.
8 Andreï Tarkovski (réal.) Le Miroir [film], Mosfilm (prod.), 106 min. 1975.
9 Rencontres Ad Hoc [en ligne]. Disponible sur https://www.lesrencontresadhoc.com/. Consulté le 7 octobre 2021.
10 Krzysztof Kieślowski (réal.), Le Décalogue [série de films], Telewizja Polska (prod.), 590 min., 1988.
11 Valérie Cuzol, Frédéric Lecloux (réal.), Quel Côté de l’absence ? [film photographique], Musée Nicéphore Niépce, Centre Max Weber (prod.), 35 min. 2018.
12 Martin Bourboulon (réal.), Eiffel [film], VVZ Production (prod.), 108 min. 2021.
13 Maurice Tillieux, Popaïne et vieux tableaux, Dupuis, 1959.
14 Frédéric Lecloux, « Voyage en dissémination », blog Aux Bords du cadre [en ligne], 9 septembre 2021. Disponible sur https://www.fredericlecloux.com/voyage-en-dissemination/. Consulté le 13 mai 2022.
15 René Daumal, Le Mont analogue [1952], Paris, Allia, 2020.
16 Aby Warburg, L’Atlas Mnémosyne, Paris, L’écarquillé, 2019.
17 Gerhard Richter, Atlas, Cologne, Walter König, 2006.
18 La série « Journal d’un autre » est accessible en ligne sur https://www.fredericlecloux.com/portfolio/journal-dun-autre/.
19 Frédéric Lecloux, Népal. Épiphanies du quotidien, Marseille, Le Bec en l’air, 2017.
20 Frédéric Lecloux, L’Usure du Monde, Marseille, Le Bec en l’air, 2008.
21 Frédéric Lecloux, « Territoires du cinématographe I », op. cit.
22 Hugh Swift, Himalaya. Guide de trekking, Nice, Apsara, 1992.
23 Texte original : « Im Kampf zwischen dir und der Welt, sekundiere der Welt ». Franz Kafka, Journal, 8 décembre 1917, in Œuvres complètes, vol. 3, trad. Jean-Pierre Danès, Claude David, Marthe Robert et Alexandre Vialatte, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 1984, p. 456.
24 Enzo Cormann, « Qu’écrire ? De la représentation à la contamination ». Contribution au colloque « Écrire avec son temps », ISAD/ENSATT, Tunis, 17 et 18 avril 2014. Disponible en ligne sur : https://www.cormann.net/images/telecharger/articles-non-dispo/quecrire.pdf. Consulté le 23 janvier 2022.
25 Jean-Louis Comolli, Corps et cadre, Lagrasse, Verdier, 2012, p. 400.
26 Jean Cocteau (réal.), La Belle et la bête [film], DisCina (prod.), 96 min., 1946.
27 Tim Burton, Édouard aux mains d’argent [film], 20th Century Fox (prod.), 105 min., 1990.
28 Lotte Reiniger, Die Abenteuer des Prinzen Achmed [film d’animation], 65 min., 1926.
29 Régis Wargnier (réal.), Je suis le Seigneur du château [film], L.C.J. Éditions et productions (prod.), 90 min., 1989.
30 Claude Ponti, Les Pieds bleus, Paris, L’Olivier, 1995.
Claude Ponti, Est-ce qu’hier n’est pas fini ?, Paris, L’Olivier, 1997.
31 Véra Belmont (réal.), Milena [film], France 3 Cinéma, Bavaria Film International (prod.), 139 min., 1991.
32 Saint-Paul Soul Funk, session d’automne, 29 et 30 octobre 2021. Voir le site Internet de l’événement : https://saintpaul-soulfunk.fr/. Consulté le 23 janvier 2022.
33 Theo Angelopoulos (réal.), Le Regard d’Ulysse [film], Paradis films (prod.), 176 min., 1995.
34 Arthur Rimbaud, « L’Impossible », in Poésies. Une Saison en enfer. Illuminations. Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1988, p. 147.
35 Jean-Gabriel Périot (réal.), Retour à Reims [film], Les Film de Pierre (prod.), 83 min., 2021.
36 Frédéric Lecloux, Brumes à venir, Marseille, Le Bec en l’air, 2012.
37 Marc Riboud, Algérie Indépendance, Marseille, Le Bec en l’air, 2009.
38 Frédéric Lecloux, « Territoires du cinématographe IX », blog Aux Bords du cadre [en ligne], 1er septembre 2021. Disponible sur https://www.fredericlecloux.com/territoires-du-cinematographe-ix/. Consulté le 23 janvier 2022.
39 Géraldine Mosna-Savoye (prod.), Aux ordres de l’anarchie (1/4) : Les philosophes sont-ils des anarchistes refoulés ?, Les Chemins de la philosophie [émission radiophonique], France Culture, 8 novembre 2021, 59 min. Disponible en ligne sur : https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/les-philosophes-sont-ils-des-anarchistes-refoules. Consulté le 23 janvier 2022.
40 Wim Wenders (réal.), Paris Texas [film], Argos films (prod.), 147 min., 1984.
41 Anne-Laure Daffis, Léo Marchand (réal.), Les voisins de mes voisins sont mes voisins [film d’animation], Lardux films (prod.), 90 min., 2021.
42 Mike Brodie, A Period of Juvenile Prosperity, Santa Fe, Twin Palms, 2012.
43 « Le Teil et ses cinémas », blog Rétro Ciné Drôme [en ligne], 16 mail 2021. Disponible sur https://retrocinedrome.blogspot.com/2021/05/le-teil-et-ses-cinemas-07.html. Consulté le 24 janvier 2022.
44 Nicolas Bouvier, L’Usage du Monde [1963], Paris, Julliard, 1964, p. 235.
45 Jacques-Rémy Girerd (réal.), Mia et le Migou [film], Folimage (prod.), 87 min., 2008.
46 Damien Louche-Pélissier et Benoît Chieux (réal.) Patate et le jardin potager [film], Folimage (prod.), 26 min., 2000.
47 4, 5, 6, Mélie Pain d’épice [courts métrages d’animation], Folimage (prod.), 51 min., 2009.
48 Laurent Charbonnier, Michel Seydoux (réal.), Le Chêne [film], Caméra One (prod.), 80 min., 2022.
49 Hal Hartley (réal.), The Unbelievable truth [film], Action features (prod.), 90 min. 1989.
Hal Hartley (réal.), Trust [film], Republic Pictures Corporation (prod.), 115 min. 1990.
Hal Hartley (réal.), Simple Men [film], Fine Line Features (prod.), 115 min. 1992.
Photographie : Cinéma Le Pestel, Die, 20 janvier 2022