Validation des acquis de l’expérience
Au printemps 2016, ayant sollicité l’obtention du diplôme de l’École Supérieure de la Photographie d’Arles par le processus de la Validation des acquis de l’expérience, je dus répondre par écrit à un certain nombre de questions, dont celle-ci : « Comment avez-vous acquis vos connaissances, compétences et aptitudes ? ». Le texte qui suit est la réponse que je fournis au jury.
Les connaissances techniques dont je dispose en photographie, je les dois à Andreas Ranet, un Autrichien rencontré dans les parages du mont Everest au début des années 90.
Le peintre ostendais Léon Spilliaert m’a appris à lire une ligne et à comprendre un cadre.
Le peintre anversois Constant Permeke m’a appris à lire l’ombre.
Le photographe Olivier Föllmi, à lire la lumière. Il est le premier qui m’ait répondu.
Denis Dailleux m’a d’abord confirmé qu’un photographe reconnu peut avoir la générosité d’écouter un photographe débutant. Il m’a plus tard appris ce qu’est un maître.
Jacques Brel m’a appris à partir, et que les choses doivent être faites.
L’écrivain et photographe américain Hugh Swift m’a appris à voyager.
L’écrivain suisse Nicolas Bouvier m’a appris à voyager lentement. Il m’a appris la grandeur de l’autre, la beauté de l’écoute et de la présence aux choses, la force de la fragilité, l’acceptation de l’échec, le goût du peu et la nécessité de l’amincissement du moi. Sans lui, je n’écrirais pas.
Lise Sarfati m’a montré où se trouvaient en moi les outils grâce auxquels je ferais bientôt de la photographie le langage principal de mon rapport au monde. Elle m’a en quelque sorte réappris à parler. Elle m’a inculqué l’obsession.
Christian Caujolle m’a appris à pousser ce langage jusqu’à l’exploration de l’intime, c’est-à-dire à creuser un rapport à soi non mortifère et ouvert sur l’altérité.
Philip Blenkinsop m’a appris la nécessité d’être radicalement fidèle à soi et impitoyablement critique envers soi. Il m’a appris la responsabilité qui nous incombe lorsque nous prenons la parole, l’obligation qui en découle de veiller à ce que cette parole soit honnête, et la nocivité de cette parole lorsqu’elle fait l’économie de l’empathie.
Fabienne Pavia, mon éditrice, m’a appris à ne pas dévier de ma lente route, à renoncer à emprunter la voie rapide même lorsqu’elle semble la plus praticable. Elle m’a donné confiance dans ma capacité à mettre des mots sur ce que je sens. Elle m’a appris à faire un éditing et à créer une double page. Elle m’a aussi appris que le texte et l’image ont cette capacité de faire naître de leur dialogue un sens plus grand que la sommes de leurs sens initiaux.
Pierre Duba, dessinateur, peintre et auteur de bande-dessinée hors du temps, m’a appris à douter, à me méfier de la tentation de se séduire soi-même, à fuir le bavardage et à travailler sans relâche à inventer quelque chose qui nous dépasse.
NayanTara Gurung Kakshapati, photographe népalaise, en inventant ce quelque chose qui la dépasse dans un pays sans état, sans argent et sans soutien, m’apprend tous les jours ce qu’est le don de soi et la vision d’un but, et que la photographie peut n’être pas qu’un outil de propagande personnelle.
Serge Daney m’a appris ce que signifie esthétiser, et qu’il est possible d’écrire sur l’image.
Certains films de Chantal Akerman, d’Andreï Tarkovski et de Bela Tarr m’ont rappelé la justesse de la lenteur, l’exigence de la forme, et la nécessité de la poésie.
Les Notes sur le cinématographe de Robert Bresson m’apprennent chaque jour ce qu’est une image et ce que sont des images, mises ensemble et mises en lien avec d’autres langages.
Raymond Depardon, en écrivant dans la préface à Voyages (Hazan, 1998) : « j’étais là, j’ai fait cette photo, c’est comme ça » et Luc Delahaye, en répondant à Quentin Bajac : « je me méfie un peu de cette idée d’“avoir un sujet” » (2006-2010, Steidl, 2011), tous deux, aussi différents soient-ils, m’ont appris à être photographe : à accepter la photographie comme état, plutôt que comme une succession de buts à atteindre ou de cases à cocher.
J’ai tiré des livres d’Henri Michaux le courage de renoncer à la réalité.
Les musiciens Don Van Vliet et Mark Hollis m’ont appris à me taire. Je tire une grande part de ma confiance dans le geste créatif de la tension entre la puissance de leur parole et la souveraineté de leur silence consécutif.
Je n’ai pas toutes ces compétences, bien évidemment, ni le talent de ces femmes et ces hommes. Je ne suis pas allé au bout de tous ces apprentissages, non plus. J’apprends chaque jour encore à lire un cadre et une lumière, et chaque jour je me laisse prendre au piège de ma propre séduction. Mais voilà, ces rencontres humaines et artistiques ont eu lieu et sont devenues des balises. Elles tracent une voie. C’est en leur compagnie que j’ai fait mes universités, comme dirait Nicolas Bouvier. À leur lumière désormais je m’éclaire pour être la personne qui créer les images que je crée. Elles me poussent à travailler avec exigence et opiniâtreté à acquérir ce qui est peut-être la seule véritable compétence : parvenir à articuler une parole honnête, et à ne l’articuler que si elle nous semble juste et nécessaire.
Et lorsque je ne sais plus bien ce qui est juste et nécessaire, je retourne à la conversation entre Anders Petersen et Christian Caujolle (André Frère éditions, 2013) – sorte de manuel, presque au sens pratique, pour la vie de photographe qu’on choisit – réapprendre que « la vie et les photographies sont un travail continu, une énergie qui se prolonge, qui roule… ».
Photographie : Ardèche, 2012, Série Le Bord de l’éclipse.